La préférence française pour les inégalités. Repenser l’éducation prioritaire comme projet de société

L’éducation prioritaire, lancée par Alain Savary en 1981, matérialise une promesse forte de l’idéal républicain français : permettre à chacun de réussir selon ses capacités et non ses origines sociales. En l’état, cette promesse n’est pas tenue par l’école française et ce alors même que l’école est, dans certains territoires, le dernier service public sur lequel comptent les habitants. À partir d’un état des lieux précis des dispositifs relevant de l’éducation prioritaire, Timothée Berenguier, étudiant à l’IEP de Lille, propose des pistes pour donner pleinement à l’école sa vocation d’intégrateur social.

Préconisations

Optimiser la géographie de l’éducation prioritaire
1. Organiser des assises locales de la géographie prioritaire pour synchroniser l’éducation prioritaire et la politique de la ville
2. Permettre une transition hors de l’éducation prioritaire pour certains établissements
3. Actualiser la carte de l’éducation prioritaire et la coordonner avec la géographie de la politique de la ville

Donner de nouvelles ressources organisationnelles aux acteurs à chaque niveau
4. Expérimenter la création d’un comité interministériel de l’éducation prioritaire piloté par l’Éducation nationale
5. Créer un poste de délégué académique à la mixité socio-scolaire
6. Attribuer des moyens de secrétariat aux directeurs d’établissement du premier degré

Table des matières

Synthèse

Introduction

Observations générales sur la situation de l’éducation prioritaire
L’éducation prioritaire, espace de concentration des inégalités socio-scolaires 
Un effort financier existant, mais insuffisant
Des disparités prégnantes dans la mise en place des politiques d’éducation prioritaire

La défaillance des pouvoirs publics à assurer l’efficacité de l’éducation prioritaire
L’inefficacité du ciblage de l’éducation prioritaire 
Le manque de régulation et de pilotage des dispositifs d’éducation prioritaire
Une absence d’évaluation et de vision d’ensemble

Perspectives sur la synchronisation de l’éducation prioritaire
La synchronisation des différents dispositifs d’éducation prioritaire
La synchronisation de l’éducation prioritaire avec la politique de la ville

Propositions
Optimiser la géographie de l’éducation prioritaire
Donner de nouvelles ressources organisationnelles aux acteurs à chaque niveau

Conclusion – De l’éducation prioritaire comme projet de société

Annexes

Synthèse

L’éducation prioritaire est une politique compensatoire de l’État reposant sur le principe de discrimination positive. Basée sur l’attribution aux établissements labellisés éducation prioritaire de moyens d’encadrement supplémentaires, elle a pour objectif de réduire es écarts de résultats scolaires entre établissements publics. Les établissements d’éducation prioritaire, labellisés en fonction de leur composition sociale, représentent un espace particulier de concentration des inégalités socio-scolaires : élèves allophones, familles ayant un rapport conflictuel avec l’école, élèves en situation de handicap. Les moyens supplémentaires accordés à l’éducation prioritaire – 2,3 milliards d’euros en 2021 selon la Cour des comptes1Agnès Carel et Roger Chudeau, Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission d’information chargée de dresser un panorama et unbilan de l’éducation prioritaire, Commission des affaires culturelles et de l’éducation, Assemblée nationale, 2023. – apparaissent substantiels, mais ils sont largement insuffisants face à l’ampleur de la mission. En éducation prioritaire, l’école est à la fois la seule passerelle légitime de réussite sociale et le dernier service public auquel la population a accès. Elle est le catalyseur d’espoirs immenses et de tensions lourdes, et porte donc une grande responsabilité. Seulement, en l’état, elle n’est pas financée à hauteur de ses missions et ses acteurs n’ont pas les moyens suffisants pour agir. Il est proposé de donner aux directeurs d’établissement du premier degré en éducation prioritaire la possibilité de consacrer leur temps au travail de coordination pédagogique et à l’amélioration des conditions d’apprentissage des élèves. Cela sera possible via l’attribution à ces directeurs de moyens de secrétariat allant d’un quart temps à un trois quarts temps en fonction de la taille de l’établissement. 

L’éducation prioritaire recoupe une grande variété de contextes géographiques et sociaux. Dans le département du Nord, l’éducation prioritaire concerne aussi bien le territoire très urbanisé et culturellement riche de Roubaix que l’isolement profond de Denain dans l’Avesnois. À cette diversité territoriale s’ajoute une grande inégalité entre les différents établissements d’un même territoire. L’efficacité de la politique publique d’éducation prioritaire dépend largement de la volonté et de la capacité des acteurs de l’éducation prioritaire : enseignants, directeurs, inspecteurs de l’Éducation nationale. Au sein du cadre normatif et institutionnel, chacun met en place ses propres stratégies pour permettre de donner aux élèves les conditions les plus propices à l’apprentissage, ce qui signifie que chacun utilise ses propres ressources informationnelles et relationnelles pour mener à bien des projets ou créer des partenariats.La diversité territoriale de l’éducation prioritaire engendre des différences dans l’évolution des contextes des établissements d’éducation prioritaire.Au sein de quelques rares réseaux, des processus de renouvellement urbain ont permis de relever la composition sociale des établissements d’éducation prioritaire, ainsi que d’améliorer les résultats scolaires.Dans le cas de ces quelques réseaux ou établissements, il est proposé d’acter la réussite du dispositif d’éducation prioritaire et d’organiser progressivement la dé-labellisation de l’établissement ou du réseau. Cette dé-labellisation se fera progressivement, par la réduction sur trois ans des primes réseaux d’éducation prioritaire (REP) ainsi que des autres moyens accordés au titre de l’éducation prioritaire. Il est en revanche proposé de maintenir les crédits consacrés au dédoublement des classes de grande section, CP et CE1 dans le premier degré. Le dispositif des contrats locaux d’accompagnement (CLA) pourra, le cas échéant, compenser dans les premières années de dé-labellisation la perte de moyens pour ces établissements par l’attribution de crédits complémentaires pour accompagner la transition.

À l’échelle nationale, l’éducation prioritaire a connu une défaillance certaine des pouvoirs publics. La carte des établissements labellisés éducation prioritaire manque de précision et surtout n’a pas été renouvelée depuis la rentrée 2015. Les indices de position sociale (IPS) permettent depuis quelques années de constater l’inefficience du ciblage de l’éducation prioritaire : certaines écoles dites « orphelines » ont une composition sociale très faible et pourtant ne sont pas labellisées en éducation prioritaire, car leur collège de référence accueille une population plus mixte socialement. Les dispositifs d’éducation prioritaire manquent par ailleurs d’un pilotage et d’une impulsion stables dans la durée. Cette politique a été relancée puis mise en sommeil à plusieurs reprises depuis sa création en 1981, ce qui impacte négativement son efficacité. L’éducation prioritaire a besoin d’un pilotage interministériel s’inscrivant dans la durée au vu de la multiplicité et de la complexité des difficultés qu’elle prend en charge.L’instabilité du pilotage de l’éducation prioritaire s’assortit d’un manque d’évaluation de ces dispositifs. Certes, l’évaluation de l’éducation prioritaire est complexe en raison de certaines difficultés méthodologiques (biais de sélection, effets d’évitement), mais elle pâtit également d’un manque de volonté politique pour évaluer la politique publique d’éducation prioritaire. Les dispositifs d’éducation prioritaire entrent dans une dimension performative du discours politique : les décideurs publics choisissent d’annoncer des mesures pour l’éducation prioritaire sans les accompagner d’un véritable suivi et d’un processus d’évaluation qui est pourtant nécessaire à l’examen de leur efficacité. 

Le parti pris de ce rapport est de s’intéresser à la synchronisation des dispositifs d’éducation prioritaire, à la manière dont ils s’articulent entre eux et avec les dispositifs de la politique de la ville. L’éducation prioritaire concerne majoritairement des moyens donnés directement aux enseignants pour renforcer l’encadrement des élèves (primes, bonus indiciaires, etc.), mais comporte quelques dispositifs ayant une dimension périscolaire, comme le programme de réussite éducative (PRE). Ainsi il n’y a pas de superposition entre les dispositifs de l’éducation prioritaire. Mais il peut exister des superpositions entre les dispositifs d’éducation prioritaire et les dispositifs des droits communs ou avec les dispositifs de la politique de la ville. La complémentarité des dispositifs mis en place dépend des capacités des acteurs à créer un dialogue avec leurs pairs sur le terrain – directeurs académiques des services de l’Éducation nationale(DASEN) et préfets délégués pour l’égalité des chances (PDEC), inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN) et agents municipaux en charge de la politique de la ville, etc. – pour éviter que deux dispositifs ne fonctionnent comme des substituts.La politique de la ville comme l’éducation prioritaire doivent absolument éviter de se substituer aux droits communs, même en cas de défaillance, car leur raison d’être est justement de faciliter l’accès à ces dispositifs de droit commun, et non de créer un système parallèle. La force de frappe principale de l’État en la matière reste le droit commun, les dispositifs de la politique de la ville et de l’éducation prioritaire ont pour objectif de renforcer la disponibilité et l’efficacité des droits communs. 

La politique de la ville et l’éducation prioritaire poursuivent in fine des buts similaires : réduire les inégalités sociales et scolaires au sein de la population française par un soutien à la frange la plus défavorisée de cette population. Il est donc nécessaire que ces deux politiques s’entrecroisent et que leurs acteurs soient en contact fréquent. Par ailleurs, les territoires de la politique de la ville et de l’éducation prioritaire sont d’ores et déjà fortement corrélés dans certaines zones, comme dans le département du Nord, grâce àun travail conjoint des services déconcentrés de l’État et de l’Éducation nationale. Il est proposé de poursuivre ce travail de synchronisation de la géographie prioritaire par une révision de la carte de l’éducation prioritaire (la première depuis la rentrée 2015) en s’appuyant sur l’expérience des acteurs locaux. Il est envisagé un format d’assises départementales de la géographie prioritaire, qui auront pour mission de déterminer localement les territoires où la synchronisation géographique entre éducation prioritaire et politique de la ville n’est pas aboutie et serait judicieuse. 

Il est par ailleurs nécessaire de renforcer la coordination institutionnelle des acteurs, notamment au niveau départemental. Il est difficile de savoir si la superposition de dispositifs de la politique de la ville et de l’éducation prioritaire représente un avantage ou un inconvénient pour l’efficacité globale de l’action publique en la matière. Au niveau le plus local, le programme des cités éducatives se donne pour vocation d’organiser les alliances éducatives entre les différents acteurs de l’enfance au sein d’une ville ou d’un quartier. Il est constaté une volonté de la part de l’Éducation nationale de renforcer son implication dans les missions parascolaires et d’y faire primer le référentiel scolaire, y compris dans sa collaboration avec la politique de la ville. La volonté de renforcer l’articulation entre éducation prioritaire et politique de la ville s’accompagne d’une mise en avant du référentiel scolaire, de la réussite scolaire et de l’amélioration de l’offre pédagogique. Les cités éducatives démontrent une ambition de la part du gouvernement de favoriser la coordination des dispositifs entre la politique de la ville et de l’éducation prioritaire. Les services de l’Éducation nationale n’étant pas sous l’autorité du préfet, la collaboration Éducation nationale-État en matière de coordination entre l’éducation prioritaire et la politique de la ville ne dépend que de la bonne volonté des DASEN, recteurs, préfets et PDEC. Au plus haut niveau, la collaboration entre éducation prioritaire et politique de la ville doit également se renforcer. Il serait ainsi pertinent de faire de l’éducation prioritaire un sujet interministériel sous la direction de l’Éducation nationale. Il est proposé de créer le comité interministériel de l’éducation prioritaire (CIEP) pour pouvoir avoir un fonctionnement interministériel de l’éducation prioritaire impliquant des acteurs variés, tout en réservant l’impulsion et la supervision au ministère de l’Éducation nationale.

S’il existe un sujet sur lequel l’éducation prioritaire a besoin de la politique de la ville, et plus largement d’autres acteurs que l’Éducation nationale, c’est bien celui de la mixité sociale. La ségrégation socio-scolaire est un facteur déterminant de renforcement des inégalités sociales par l’école, d’autant plus que la mixité socio-scolaire produit de forts bénéfices scolaires pour les élèves en difficulté, et de très faibles dommages sur les performances des élèves les plus brillants. L’éducation prioritaire ne peut lutter seule face aux mécanismes d’évitement et face à la concurrence des établissements privés. Lutter pour la mixité scolaire, c’est avant tout, au vu de la sectorisation, lutter contre la ségrégation sociale. Pour favoriser la mixité sociale au sein des établissements scolaires, il est proposé d’expérimenter la création d’un poste de délégué académique à la mixité scolaire (DAMS),rattaché au recteur et chargé – avec ses services – de superviser les projets de renforcement de la mixité socio-scolaire au sein de l’académie. Il sera également chargé de mettre en lien les différents acteurs(conseil départemental, région, préfecture) et de rendre compte de l’avancement de cette mixité socio-scolaire au recteur. 

L’éducation prioritaire et la politique de la ville sont des dispositifs dont l’efficacité ou l’inefficacité définissent la capacité des prochaines générations à faire société et à vivre ensemble. C’est pourquoi il est primordial que les pouvoirs publics fassent de ces politiques une priorité absolue. Elles sont des vecteurs d’intégration à la société pour des populations se sentant abandonnées. Avoir une éducation prioritaire et une politique de la ville efficaces, c’est tout à la fois lutter pour la réussite scolaire, pour le vivre-ensemble et pour une société plus juste. L’éducation prioritaire porte un projet de société plus juste, au sein de laquelle l’école joue un rôle non pas de tri social, mais de formation de citoyens éclairés. 

 

  

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    Agnès Carel et Roger Chudeau, Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission d’information chargée de dresser un panorama et unbilan de l’éducation prioritaire, Commission des affaires culturelles et de l’éducation, Assemblée nationale, 2023.

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