La nouvelle question sociale

Comment les Français envisagent-ils leur avenir ? Comment jugent-ils leur situation économique et sociale ? La justice sociale et la solidarité dans leur pays ? Dix ans après la publication du livre Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, la Fondation a réalisé, avec l’Institut Elabe, une grande enquête qui dresse le portrait d’une société inquiète et pessimiste sur ces questions. En voici les premiers enseignements.

La menace terroriste n’efface pas la question sociale

Invités à désigner les grands sujets qui leur apparaissent comme les plus importants pour la France aujourd’hui, 50% des Français interrogés citent le terrorisme suivi de peu par le niveau du chômage (pour 45% des Français). Viennent ensuite l’immigration (31%), les inégalités et les injustices sociales (29%) et l’avenir de la protection sociale (28%).{{45|%|des Français considèrent le chômage comme le sujet le plus important}}

Une forte exposition au chômage 

Cette permanence des préoccupations économiques et sociales s’explique notamment par plus de trente ans de chômage de masse en France, l’exposition au chômage concernant désormais de larges pans de la population en âge de voter : 49% des personnes interrogées déclarent avoir déjà connu une période de chômage supérieure à 2 mois dont 25% « plusieurs ». Si cette proportion s’avère nettement supérieure à la moyenne nationale dans les milieux populaires (67% chez les employés, 66% chez les ouvriers) et chez les jeunes actifs (61% chez les 25-34 ans) parmi lesquels nombreux sont ceux à être entrés sur le marché du travail après le déclenchement de la crise financière de l’automne 2008, elle atteint également un niveau non négligeable parmi les cadres et les professions intellectuelles supérieures (36%).{{61|%|des 25-34 ans ont connu une période de chômage de plus de 2 mois}}

L’expérience du chômage à titre personnel se double d’une proximité au chômage puisque 53% des sondés déclarent avoir actuellement dans leur entourage proche (conjoint, enfants, parents, amis) au moins une personne au chômage depuis plus de 2 mois dont 17% « plusieurs ». Sur cette dimension, les disparités s’avèrent d’ailleurs nettement moins marquées d’une catégorie de population à une autre. À titre d’exemple, si 62% des ouvriers ont dans leur entourage proche une ou plusieurs personnes au chômage, c’est aussi le cas de la moitié des cadres et des professions intellectuelles supérieures.

Des individus en situation de fragilité professionnelle

Signe d’une insécurité économique et social diffuse, on observe une proportion élevée d’individus manifestant une situation de fragilité professionnelle parmi les actifs ayant un emploi : 34% d’entre eux estiment en effet qu’ils pourraient perdre leur emploi (14%) ou des avantages liés à leur statut (20%) dans les mois à venir. À l’inverse, celles et ceux qui pensent pouvoir obtenir une augmentation de salaire (9%) ou une promotion professionnelle (7%) sont deux fois moins nombreux (16%).

Une situation économique et financière dégradée

68% estiment que depuis plusieurs années leur situation économique et financière s’est dégradée, « un peu » (41%) voire « nettement » (27%). Seuls 6% mentionnent une amélioration, 26% indiquant une stagnation.

D’ailleurs, seuls 23% des personnes interrogées déclarent boucler facilement leurs fins de mois et arriver à mettre de l’argent de côté. Une proportion qui oscille entre 15% chez les ouvriers et 38% parmi les cadres et les professions intellectuelles supérieures, les retraités se situant à un niveau intermédiaire (25%).{{15|%|des ouvriers seulement disent boucler facilement leurs fins de mois}}

Illustration d’une situation qui reste tendue pour de nombreux Français, 46% affirment avoir retardé « une fois » (20%) ou « plusieurs fois » (26%) des soins de santé pour raisons financières au cours des 12 derniers mois. 38% déclarent même avoir été jusqu’à renoncer à des soins de santé pour raisons financières. En tête des soins de santé retardés ou auxquels l’on a renoncé : les soins dentaires (70%) et les lunettes ou lentilles de contact (46%).

Un pessimisme fort pour l’avenir

Dans ce contexte, la projection dans l’avenir témoigne toujours d’une société emprunte d’un pessimisme très fort, que soit à l’échelle individuelle ou à l’échelle collective.

47% des sondés estiment que leur situation économique et financière ne va pas beaucoup changer dans les années à venir, ceux anticipant une dégradation (37%) étant deux fois plus nombreux que ceux pronostiquant une amélioration (19%).

63% pensent que les enfants qui naissent aujourd’hui en France vivront « moins bien » qu’eux aujourd’hui contre seulement 6% qui estiment qu’ils vivront « mieux ». 30% répondent enfin « ni mieux, ni moins bien ».

Un ascenseur social en panne

Pour 76% des répondants, l’ascenseur social, c’est-à-dire la possibilité d’accéder à un niveau de vie meilleur que celui de ses parents, ne fonctionne « pas vraiment » (51%) voire « pas du tout » (25%) en France. Et si les regards portés sur sa situation personnelle s’avèrent meilleurs, ils mettent en lumière en France coupée en deux : 45% estiment avoir accédé ou pouvoir accéder à un niveau de vie meilleur que celui de ses parents – une majorité répondant toutefois par la négative (54%).

Notons que le sentiment d’avoir ou de pouvoir accéder à un niveau de vie meilleur que celui de ses parents apparaît très inégalement distribué au sein de la population. À titre d’exemple, si 57% des personnes âgés de plus de 65 ans expriment une réponse positive, seuls 36% des personnes âgées de 35 à 49 ans partagent cette opinion.{{34|%|des employés et ouvriers pensent avoir un niveau de vie meilleur que leurs parents}}

De même, seuls 34 à 35% des employés et des ouvriers estiment avoir accédé ou pouvoir accéder à un niveau de vie meilleur que leurs parents, contre 57% des cadres et encore 48% des professions intermédiaires.

Un regard sombre sur la société française

D’ailleurs, le regard porté par les répondants sur la société français s’avère particulièrement assombri, le niveau des résultats enregistrés sur plusieurs thématiques attestant d’un constat qui s’affranchit largement des clivages socioprofessionnels ou politiques traditionnels :{{83|%|des Français considèrent qu’il faut plus de solidarité entre riches et pauvres}}
– 89% estiment que nous vivons dans une société dans laquelle il y a trop d’individualisme
– 83% considèrent que pour plus de justice sociale, il faut plus de solidarité entre les riches et les pauvres 
– 73% jugent que nous vivons dans une société dans laquelle il y a trop de discriminations.

Un fort attachement au modèle social

Dans ce contexte, l’attachement à notre modèle social demeure majoritaire, quoique fragilisé par les multiples critiques dont il fait l’objet de manière récurrente dans le débat public et les insuffisances ressenties par les Français.

60% des sondés considèrent ainsi que la protection sociale garantit un filet de sécurité indispensable même si elle coûte cher, 39% estimant au contraire qu’elle pèse trop lourd sur l’économie, même si elle garantit un filet de sécurité.

Pour autant, 61% estiment que les niveaux de protection sociale et de sécurité dans le travail découragent l’embauche et freinent la création d’emplois, signe d’une prise de conscience grandissante de la nécessité de repenser les modes de financement de notre modèle social.

Cet attachement au modèle social, dans un contexte de « raréfaction » des ressources, se traduit toutefois par l’émergence d’un protectionnisme social fort qui se révèle pleinement dans le rapport qu’entretiennent aujourd’hui les Français à l’immigration :
– 72% estiment que les immigrés viennent surtout en France pour profiter de notre système de protection sociale
– 56%
affirment qu’en matière d’emploi on devrait donner la priorité à un Français sur un immigré en situation régulière.

Des résultats à mettre en parallèle avec le fait que 69% des sondés considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France.

FOCUS SUR LES PRÉOCCUPATIONS DES FRANÇAIS

Charlie Hebdo, Hyper Casher, Bataclan, Promenade des Anglais, Saint-Etienne-du-Rouvray… la multiplication et la violence des attaques terroristes sur le territoire national depuis janvier 2015 influent nécessairement sur les perceptions et les préoccupations des Français, faisant du terrorisme le sujet le plus fréquemment désigné comme le plus important pour la France aujourd’hui : 50%, devant le niveau du chômage (45%), l’immigration (31%) ou encore les inégalités et les injustices sociales (29%).

 

La question sécuritaire et les autres thématiques qui lui sont fréquemment associées dans le débat public, comme l’immigration ou la place de l’islam en France, n’effacent pas pour autant les préoccupations économiques et sociales exprimées par les Français, au premier rang desquelles figurent le niveau du chômage mais aussi les préoccupations en matières d’inégalités ou d’injustices sociales, le manque d’activité économique ou encore l’avenir de la protection sociale. Plusieurs années de croissance faible et surtout plusieurs décennies marquées par un chômage de masse et les difficultés à entrer sur le marché de l’emploi pour les jeunes ou à s’y maintenir jusqu’à la retraite pour les plus âgés au sein de la population active structurent elles aussi fortement les attentes émanant du corps social à l’approche de la prochaine élection présidentielle.

Ce sont ainsi deux grands ensembles thématiques de poids équivalents qui dominent aujourd’hui la hiérarchie des préoccupations exprimées par nos concitoyens : l’économie et l’emploi d’une part (68% de citations) et la sécurité d’autre part (67%) apparaissent comme les deux piliers autours desquels se coalisent les principaux enjeux identifiés par les Français. Pour autant, ces deux piliers ne se confondent pas, et l’un ne saurait par conséquent remplacer l’autre, ou inversement. A titre d’exemple, si 72% des personnes interrogées désignent le terrorisme ou le chômage, seuls 23% des sondés citent à la fois le terrorisme et le chômage. Cette relative différenciation à l’échelle individuelle se vérifie d’ailleurs les ensembles thématiques « économie et emploi » d’une part, et « sécurité » d’autre part puisque si 92% des personnes interrogées citent l’une ou l’autre de ces thématiques, elles ne sont plus « que » 43% à citer l’une et l’autre.

Dans le détail, cette prédominance des enjeux économiques et sécuritaires à l’approche de l’élection présidentielle se vérifie toutes catégories de population sociodémographiques et professionnelles confondues, terrorisme et chômage arrivant systématiquement en tête des sujets désignés comme les plus importants pour la France aujourd’hui. 

Quelques éléments de nuance méritent toutefois d’être soulignés :

– Le poids des thématiques économiques décroît au fur et à mesure que l’on s’élève dans la pyramide des âges, contrairement aux thèmes sécuritaires qui gagnent en importance. 73% des jeunes âgés de 18 à 24 ans désignent ainsi au moins un enjeu économique contre 65% des personnes âgées de 65 ans et plus, soit 8 points d’écart. A contrario, 66% des premiers désignent au moins un enjeu sécuritaire contre 71% des seconds, soit 5 points d’écart.

– De même, si les enjeux sécuritaires arrivent nettement en tête des réponses parmi les retraités (72%), le rapport de force avec les thèmes économiques s’avère nettement plus contrasté au sein de la population active. L’économie et l’emploi arrivent ainsi en tête chez les ouvriers (69% contre 59% pour les questions de sécurité) ainsi que parmi les professions intermédiaires qui constituent le noyau dur des classes moyennes (72% contre 66%).

C’est toutefois selon l’inclinaison politique des répondants que les écarts observés s’avèrent les plus marqués, la hiérarchie des préoccupations exprimées fluctuant assez sensiblement selon l’autopositionnement politique des répondants sur un axe gauche / droite. Les résultats enregistrés témoignent d’ailleurs d’une certaine permanence des grands marqueurs thématiques propres à chaque famille politique.

– L’économie et l’emploi (77% de citations) arrivent ainsi nettement en tête des réponses parmi les sondés se positionnant à gauche, devant la question sociale (69%) qui obtient elle aussi un score sensiblement supérieur à sa moyenne nationale. De fait les enjeux sécuritaires recueillent un score certes élevé, mais se trouvent relégués en troisième position (64%).

– A l’inverse, les personnes se positionnant à droite mettent prioritairement l’accent sur les enjeux liés à la sécurité (74%) et se distinguent du reste de la population par une très forte sensibilité aux questions liées à l’immigration et à la place de l’islam (63%) qui devancent de plusieurs points l’économie et l’emploi (57%).

– Les personnes refusant de se positionner sur l’axe gauche / droite, lesquelles constituent le premier groupe « politique » de notre échantillon (37% des répondants), s’avèrent quant à elles plus sensibles aux enjeux économiques (70%) qu’à la sécurité (62%) qu’elles citent nettement moins fréquemment que les autres groupes.

 

Méthodologie : enquête Elabe pour la Fondation Jean-Jaurès réalisée par internet du 21 juin au 4 juillet 2016 auprès d’un échantillon de 2 001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas appliquée aux variables de sexe, de classe d’âge et de catégorie socioprofessionnelle de la personne interrogée après stratification par la région de résidence et la catégorie d’agglomération.

 

L’enquête dans les médias
« La question sociale est aussi importante que l’identité pour les Français », Les Echos, 28 septembre 2016
« Terrorisme, chômage, immigration… Quelles sont les préoccupations principales des Français ? », RTL, 28 septembre 2016

 

 

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