« La mano en la mano » ? Les avatars de la relation bilatérale France-Mexique

Dans cette note de la série Mexique : d’une présidence à une autre, quel héritage d’AMLO pour Claudia Sheinbaum ?, Gaspard Estrada, conseiller à l’Unité du Sud Global de la London School of Economics, revient sur les relations entre la France et le Mexique, évoluant au gré des stratégies en matière de politique étrangère des différents locataires du Palais de l’Élysée sous la Ve République.

Les relations bilatérales entre la France et le Mexique ont été historiquement marquées par leur singularité. Le Mexique est l’un des grands pays émergents, membre du G20, et sa diplomatie est proche des positions françaises en matière de défense du multilatéralisme et du droit international. Pour Paris, Mexico constitue un allié de choix en Amérique latine, compte tenu de son poids démographique et de son voisinage avec les États-Unis. Néanmoins, la densité politique de cette relation est restée en dessous de son potentiel : s’il existe bien une forme d’intérêt politique réciproque au plus haut niveau, qui se traduit par le fait que, sous la Ve République, la plupart des présidents français et mexicains ont traversé l’Atlantique de part et d’autre, il est possible de constater le manque de projets stratégiques en mesure de structurer la relation. Ce sont ces rapports ambivalents entre distance et proximité politique qui seront analysés dans cette note, afin d’éclairer la dynamique de la relation bilatérale durant les mandats d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) et d’Emmanuel Macron.

Retour sur les relations bilatérales franco-mexicaines durant la seconde partie du XXe siècle

Sous la Ve République, la place de l’Amérique latine dans la politique étrangère française a été placée sous le signe de l’inconstance. Elle s’est manifestée principalement par des initiatives diplomatiques prises par des présidents ayant eu un lien politique ou affectif avec la région. Le général de Gaulle, qui, durant la Seconde Guerre mondiale, avait reçu le soutien financier des comités de la France libre installés en Amérique latine, a placé cette région dans sa réflexion stratégique en matière de politique étrangère, et notamment dans sa volonté d’ériger la France en tant que « troisième voie » face aux États-Unis et à l’URSS. Pour François Mitterrand, son compagnonnage avec des personnalités proches de l’Amérique latine, tels que Régis Debray, ainsi que ses voyages en Amérique latine en tant que premier secrétaire du Parti socialiste ont contribué à ce qu’il accorde de l’importance à cette région à son arrivée à l’Élysée. La volonté de se démarquer du pouvoir giscardien, notamment en matière de promotion de la démocratie et de défense des droits de l’homme, ainsi que la structuration d’un réseau informel de connaisseurs de l’Amérique latine dans plusieurs cabinets ministériels se sont traduites par une politique active en faveur de l’Amérique latine durant les premières années de son septennat.

Dans ces deux cas, le Mexique a joué le rôle de pays pivot dans la relation entre la France et l’Amérique latine : le fait que le général de Gaulle ait effectué, de manière séparée, sa première visite en Amérique latine au Mexique en mars 1964 (avant une tournée en Amérique du Sud la même année) est un indicateur de cette préférence. De même, c’est avec le Mexique que François Mitterrand a mené à bien ses principales initiatives diplomatiques dans la région, à l’image de la déclaration franco-mexicaine sur le Salvador en 1981. C’est aussi depuis le Mexique que le premier président socialiste de la Ve République a prononcé son discours phare sur les rapports Nord-Sud. Cette priorité donnée par la France au Mexique dans sa relation avec l’Amérique latine a évolué progressivement sous Jacques Chirac. En tant que chef de l’État issu de la famille gaulliste, Jacques Chirac a tenu à rééditer (dans un format moindre) la tournée latino-américaine du fondateur de la Ve République, comprenant un passage par le Mexique en 1998. Quelques années plus tard, en 2002, alors que les États-Unis cherchent à envahir l’Irak, Jacques Chirac se rapproche de son homologue mexicain Vicente Fox (par le biais de son ministre des Affaires étrangères, le politologue francophile Jorge Castañeda Gutman) afin que le Mexique, alors membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, soutienne la position française de refus de l’invasion nord-américaine. Bien que le refus de Washington de soumettre son desiderata aux instances onusiennes ne permettra pas de mettre en évidence ce rapprochement franco-mexicain, la proximité politique entre Paris et Mexico est bien réelle.

Ce lien se distendra durant le mandat de Nicolas Sarkozy. Une affaire concernant une jeune Française, Florence Cassez, arrêtée pour des motifs fallacieux à des fins de politique intérieure, va sérieusement écorner la relation bilatérale, au point ou l’Élysée annulera l’année du Mexique en France, prévue pour avoir lieu en 2011, actant le gel des relations politiques entre les capitales. Par ailleurs, l’attention de Nicolas Sarkozy se trouve au Brésil, qui se transforme en partenaire privilégié de la France dans la région, à la suite de la signature d’un partenariat stratégique entre les deux pays et la vente à Brasilia de cinq sous-marins, dont un à propulsion nucléaire, en 2008.

Le Mexique va revenir dans le radar de l’Élysée sous François Hollande. Ce dernier, désireux de mettre en avant l’alternance politique et de tourner la page du sarkozysme, va s’employer à tisser un lien avec son homologue mexicain Enrique Peña Nieto. La libération de Florence Cassez s’accompagnera, en 2013, de l’installation du Conseil stratégique franco-mexicain, une entité ad hoc censée donner corps à la nouvelle dimension – désormais stratégique – de la relation bilatérale. Les visites d’État, en 2014, du président François Hollande au Mexique et, en 2015, d’Enrique Peña Nieto en France sont le symbole de ces retrouvailles. À cette occasion, des dizaines d’accords sont signés en matière économique, de coopération éducative, culturelle et scientifique, ainsi que sur des questions sanitaires, énergétiques et sécuritaires. Même si une partie d’entre eux n’aura pas de suite, à l’image de la construction d’une Maison du Mexique à Paris, le Mexique redevient le partenaire de choix pour la France en Amérique latine, alors que le Brésil s’embourbe progressivement dans une crise politique, économique et sociale qui durera près d’une décennie.

Un bon indicateur du resserrement de la relation bilatérale se trouve dans les initiatives communes sur le plan multilatéral. Alors que la guerre en Syrie bat son plein, Paris et Mexico prennent l’initiative de promouvoir ensemble une réforme du fonctionnement du Conseil de sécurité de l’ONU, par le biais d’une initiative visant à encadrer le droit de veto en cas de « crime de masse » (génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre). Cette initiative prévoit une suspension volontaire et collective du recours au veto et a pour objectif d’être applicable aux membres permanents. Néanmoins, face à l’hostilité de plusieurs membres permanents, cette initiative est restée une hypothèse, alors même qu’elle a reçu le soutien de 106 États.

L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis va secouer le monde. L’incertitude liée aux velléités de réforme, voire d’abrogation par le président milliardaire de l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord (ALENA) fait vaciller l’économie mexicaine, et remet en question son modèle de croissance. Le Mexique devrait-il diversifier davantage ses relations économiques afin d’éviter d’être pris au piège de sa relation avec les États-Unis ? Vu de Paris, il s’agirait de soutenir l’actualisation du traité de libre-échange entre le Mexique et l’Union européenne, signé en 2000, afin de le rendre plus attractif pour les entreprises et de doper les échanges économiques bilatéraux. Néanmoins, le maintien du modèle de développement économique du Mexique existant depuis la signature de l’ALENA en 1992 a aussi des avantages pour la plupart des 550 entreprises françaises implantées dans ce pays. En effet, ces investissements sont particulièrement présents dans des secteurs fortement intégrés dans le marché nord-américain, tels que l’automobile, l’aéronautique, l’énergie ou les services : la remise en cause de ces chaînes de valeur aurait pour conséquence un éventuel retrait de ces importants stocks d’investissements. Ainsi, la visite officielle d’Enrique Peña Nieto à Paris à l’été 2017 ne débouche pas sur des annonces significatives sur le terrain économique. Néanmoins, la proximité politique entre les deux capitales est de nouveau mise en avant par ce déplacement, alors qu’Emmanuel Macron vient d’être investi en tant que président de la République.

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Une relation résiliente malgré les aléas de la politique

C’est dans ce contexte de rapprochement qu’a lieu l’arrivée au pouvoir d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO), en 2018. Durant sa campagne électorale, ce dernier n’avait pas fait mystère de son manque d’intérêt pour les questions internationales, en déclarant que la « meilleure politique étrangère était la politique intérieure ». Ainsi, le nouveau gouvernement mexicain ne semble pas faire de l’international un marqueur de sa politique. Toutefois, la nomination de Marcelo Ebrard en tant que ministre des Affaires étrangères fut perçue positivement par Paris, non seulement en fonction de ses racines familiales françaises et de son passage par l’École nationale d’administration (ENA), mais aussi du fait de son poids politique au sein du gouvernement d’AMLO. Alors que le nouveau pouvoir mexicain tend ses relations avec l’Espagne, que ce soit en fonction du passé colonial de ce pays ou bien du fait des relations de proximité des grandes entreprises espagnoles avec les membres des gouvernements du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et du Parti Action nationale (PAN), les relations avec Paris n’ont pas d’accroc particulier, à l’exception de deux sujets économiques et culturels. La nouvelle politique énergétique du gouvernement d’AMLO vise à rétablir le contrôle étatique de ce secteur, qui a été progressivement libéralisé depuis une vingtaine d’années, notamment dans les énergies renouvelables. Or, plusieurs entreprises françaises y ont investi. Ainsi, les échanges portant sur la mise à jour du traité de libre-échange entre le Mexique et l’Union européenne n’ont pas abouti, malgré la volonté des deux parties de renforcer les échanges commerciaux. Par ailleurs, le nouveau gouvernement mexicain cherche à récupérer des œuvres d’art pré-hispaniques, présentes dans des collections de plusieurs institutions culturelles européennes, ainsi que dans des collections de particuliers fortunés. Paris va donc soutenir ces initiatives.

Toutefois, l’absence d’AMLO dans les grands forums de la diplomatie présidentielle internationale où le Mexique joue un rôle, à l’image des assemblées générales des Nations unies, ainsi que des sommets du G20, va contribuer à réduire le dialogue politique de haut niveau entre les deux pays, alors que, de son côté, Emmanuel Macron n’a pas fait de l’Amérique latine une priorité de sa politique étrangère. Ainsi, sous AMLO et Macron, ce sont les ministres des Affaires étrangères qui incarneront cette relation bilatérale. Jean-Yves Le Drian, premier ministre des Affaires étrangères de la présidence Macron, s’est rendu au Mexique à quatre reprises – y compris durant la pandémie de Covid-19 –, tandis que son homologue mexicain est lui aussi venu en France, dans le cadre de visites bilatérales ou bien pour participer à des sommets internationaux.

Car au-delà des échanges et initiatives politiques, la relation bilatérale France-Mexique est particulièrement dense, que ce soit en matière économique, éducative, culturelle ou scientifique. Le Mexique abrite la plus importante communauté française d’Amérique latine et en 2021, le Quai d’Orsay ouvre à Monterrey son premier consulat général dans le monde depuis plus de douze ans. Depuis le début du mandat d’AMLO, le volume des échanges économiques n’a cessé d’augmenter et s’est diversifié, contribuant à attirer de nouvelles entreprises françaises au Mexique, malgré le fait que la modernisation du Traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mexique n’ait pas encore abouti. Par ailleurs, la France a augmenté le portefeuille des prêts accordés par l’Agence française de développement (AFD) aux collectivités locales, ainsi que par sa filiale dédiée au secteur privé, Proparco.

Sur le plan éducatif, la France dispose d’un réseau étoffé d’établissements d’enseignement, d’alliances françaises – dont celle de Mexico, la première au monde, fondée en 1884 –, d’agences consulaires et d’institutions dynamiques et reconnues comme l’Institut français d’Amérique latine (IFAL), ainsi que le Centre d’études mexicaines et centraméricaines (CEMCA). De son côté, le Mexique dispose d’une Maison du Mexique à la Cité universitaire internationale de Paris, ainsi que d’une maison universitaire franco-mexicaine (Muframex) à Toulouse, fruit d’un accord entre les ministères de l’Éducation des deux pays en 2004. La mobilité étudiante est également très active, avec près de 3500 étudiants mexicains venant faire leurs études en France chaque année. Enfin, sur le plan culturel, de grandes expositions sur le Mexique ont été organisées en France, à l’image des expositions « Les Olmèques et les cultures du golfe du Mexique » en 2021, et « Mexica » en 2023 au musée du quai Branly.

Sur le plan multilatéral, en 2019, le Mexique a rejoint l’initiative franco-allemande de l’Alliance pour le multilatéralisme. Aux Nations unies, les deux pays ont maintenu leur initiative visant à limiter l’usage du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité en cas de violences de masse, alors que le Mexique fut membre du Conseil de sécurité en 2021 et 2022. Si la France et le Mexique partagent le constat que l’élargissement du Conseil de sécurité est indispensable, la France soutient l’entrée du Brésil, alors que le Mexique fait partie du groupe MIKTA (Mexique, Indonésie, Corée, Turquie, Australie). Enfin, Paris et Mexico ont pris une initiative sur la question des droits des femmes, par le biais du Forum génération égalité. Organisé par l’ONU Femmes et co-présidé par les deux gouvernements en partenariat avec la société civile et les jeunes, le Forum a eu lieu à Mexico du 29 au 31 mars 2021 et à Paris du 30 juin au 2 juillet 2021. Il a généré des engagements financiers de long terme et de multiples engagements de nature politique et programmatique.

Conclusion

Le grand paradoxe des relations franco-mexicaines se trouve dans l’ambivalence des intérêts des deux pays, ce qui explique que le terme de partenariat stratégique ne soit pas compris de la même manière de part et d’autre de l’Atlantique. Ce hiatus s’explique en grande partie par la nature divergente de l’insertion internationale de ces pays, qui contribue à conditionner les orientations de leur politique étrangère. Il s’explique aussi par leur manque de constance au niveau politique, alors que les relations éducatives, culturelles et scientifiques ont pu se développer plus facilement car elles sont moins dépendantes des décisions gouvernementales. La croissance des échanges économiques bilatéraux ces dernières années, malgré la pandémie et le manque de dialogue politique au plus haut niveau entre Andrés Manuel Lopez Obrador et Emmanuel Macron, est un bon indicateur de cette réalité.

Pour la France, la relation avec le Mexique a été marquée par la volonté d’élargir l’horizon commercial de ses entreprises, ainsi que d’avoir un partenaire en Amérique latine pour traiter certaines questions régionales. Par ailleurs, le vote du Mexique en faveur du multilatéralisme à la française dans les organisations multilatérales a toujours été bien accueilli. À l’inverse, le Mexique a perçu la France comme un partenaire distant, parfois proactif, mais toujours marqué par la discontinuité. Espérons que l’arrivée d’un nouvel exécutif au Mexique, qui sera féminin pour la première fois, puisse contribuer à créer une nouvelle dynamique entre ces deux pays, et à structurer des coopérations à la hauteur de l’amitié franco-mexicaine.

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