Les Archives nationales vont présenter du 8 mars au 2 septembre 2024 une exposition consacrée au discours de Simone Veil sur la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), prononcé voilà près de cinquante ans. La Fondation publie à cette occasion une version actualisée d’une note de 2014 de Bibia Pavard, la commissaire scientifique de cette exposition avec Charlène Fanchon, et dont le texte accompagne le livret remis aux visiteurs. Cette loi de 1975 est l’aboutissement d’un compromis et ne doit pas masquer l’intensité des luttes qui l’ont précédée.
Si l’avortement est déjà interdit par l’article 317 du code pénal, sa répression est renforcée par la loi du 31 juillet 1920 qui condamne tout à la fois « la provocation à l’avortement », la révélation de procédés contraceptifs et « la propagande anticonceptionnelle ». En 1923, le crime d’avortement est requalifié en délit pour éviter la clémence des jurys d’assises et laisser le travail de jugement aux magistrats. Dans le contexte de forte angoisse démographique faisant suite à la Première Guerre mondiale, l’avortement est considéré comme un péril national. Sous Vichy, l’avortement devient un crime d’État, passible de la peine de mort et deux personnes sont exécutées pour ce motif. À la Libération, la lutte contre l’avortement clandestin se poursuit, avec un pic de répression en 1946. Les femmes ayant avorté, comme toutes les personnes qui les y aident, risquent la prison et de fortes amendes. Dans les années 1970, environ 400 condamnations par an sont prononcées mais l’ampleur du phénomène est bien plus large, puisque certains estiment que plus de 500 000 avortements sont réalisés clandestinement chaque année.
Le caractère répressif de la loi de 1920 est dénoncé dès les années 1950 par les partisans d’un accès libre aux contraceptifs modernes (diaphragmes, spermicides, puis plus tard pilules et stérilets) afin, précisément, de prévenir les avortements clandestins et les dangers qu’ils représentent pour la santé des femmes. C’est le cas en particulier du Mouvement français pour le Planning familial, né en 1956 sous le nom de « Maternité heureuse » à l’initiative de la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé. Après dix ans de mobilisation, la loi du 28 décembre 1967, initiée par le député gaulliste Lucien Neuwirth, autorise la vente de contraceptifs mais reste restrictive sur plusieurs points. Les mineures doivent avoir une autorisation parentale pour obtenir la pilule ou le stérilet, les pharmaciens tiennent des carnets à souches pour les contraceptifs oraux, les moyens de contraception ne sont pas remboursés par la Sécurité sociale… Et cela n’est pas sans contradictions puisqu’au contraire de la métropole, la « propagande anticonceptionnelle » est encouragée dans les départements d’Outre-mer.
Derrière la loi, les luttes
Dans le contexte de l’après 1968, des voix s’élèvent pour une libéralisation de l’avortement. L’Association nationale pour l’étude de l’avortement (ANEA) ouvre un débat sur l’élargissement de l’avortement thérapeutique à d’autres motifs que le seul danger de mort de la femme enceinte, alors prévu par la loi, en incluant la santé de la mère, les cas de malformation foetale, de grossesses issues de violences, ou de situation sociale difficile. L’association rédige une proposition de loi endossée par un député gaulliste, le docteur Claude Peyret, ce qui engage un débat social sur le sujet. Parallèlement, le Mouvement de libération des femmes (MLF), qui émerge sur la scène publique à partir de 1970, porte la revendication de l’avortement libre et gratuit au nom de la libre disposition de leur corps par les femmes. Les militantes du MLF font connaître leur position dans le manifeste des 343 femmes ayant déclaré avoir avorté, publié par Le Nouvel Observateur le 5 avril 1971. Paraphé par des femmes célèbres comme par des militantes anonymes qui ont bravé les interdits légaux et moraux, il fait figure d’événement. L’année suivante, les « procès de Bobigny » deviennent les procès politiques de l’avortement.
Un collectif de défense mené par l’avocate féministe Gisèle Halimi, qui a signé le manifeste des 343 et créé l’association Choisir, défend une jeune femme de 16 ans jugée pour avortement à la suite d’un viol, ainsi que sa mère et les trois autres femmes de condition modeste l’ayant aidée. Le procès met en lumière les inégalités sociales face à l’avortement clandestin, « La Suisse pour les riches et la prison pour les pauvres », dit un slogan. En février 1973, 331 médecins s’accusent dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur : déclarant pratiquer illégalement des avortements, ils réclament le changement de la loi. Une nouvelle association créée en 1973, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) qui réunit hommes et femmes, des médecins d’extrême gauche, des syndicalistes et des féministes, aide les femmes à avorter en France ou à l’étranger en organisant des voyages en Angleterre et en Hollande, où l’avortement thérapeutique est autorisé. De plus, à partir de juin 1973, la direction du Mouvement français pour le Planning familial, qui était restée sur une position de libéralisation de l’avortement dans certains cas médicaux ou sociaux précis, décide de s’engager dans la lutte pour l’avortement libre et gratuit. De nombreux groupes locaux, créés partout en France, pratiquent en toute illégalité l’avortement par aspiration, aussi appelé « méthode Karman », qui consiste à aspirer le contenu de l’utérus avec une canule souple et une seringue en plastique. Simple, sûre, peu coûteuse et non traumatique, cette méthode réalisée dans les premières semaines de la grossesse apparaît comme une révolution médicale et politique de l’avortement.
Ces collectifs défient le pouvoir politique en bafouant ouvertement la loi de 1920, dans l’espoir de provoquer le changement. Ils mettent les autorités devant le fait accompli : la loi est caduque et elle n’est plus respectée. En mai 1973, la doctoresse Annie Ferrey-Martin est inculpée à Grenoble pour avoir pratiqué, au sein du groupe local de l’association Choisir, un avortement sur une mineure. Un élan de solidarité se crée autour d’elle et de nombreuses manifestations ont lieu pour affirmer la dimension collective et politique de son acte, comme le grand défilé du 12 mai 1973 à Grenoble qui réunit une dizaine de milliers de personnes.
Ces revendications s’opposent à un contre-mouvement qui émerge dès 1970 et refuse toute réforme de la loi au nom de la défense d’un droit sacré à la vie pour le fœtus. À la hiérarchie de l’Église catholique s’ajoute la nouvelle association Laissez-les vivre, des médecins et des juristes qui se déclarent « pour le respect de la vie ».
Au gré des échéances électorales, la libéralisation de l’avortement devient un problème politique qui est mis à l’agenda gouvernemental et parlementaire. Entre 1970 et 1973, cinq propositions de loi, émanant de la gauche comme de la droite, sont déposées à l’Assemblée. Ces propositions ne présentent aucun consensus sur la réforme à mener, sur les cas justifiant l’avortement, sur les modalités de la prise de décision, ni sur les délais limites d’avancement de la grossesse. Dans ce contexte, en 1973, Pierre Messmer, Premier ministre de Georges Pompidou, décide de modifier la loi pour élargir l’avortement thérapeutique. Mais la mise à l’agenda parlementaire entraîne des clivages partisans : le Parti communiste et le Parti socialiste s’opposent au projet gouvernemental jugé trop timoré. Une majeure partie des députés de droite s’oppose également, sur le principe, au projet gouvernemental, qui n’est finalement soutenu que par la droite libérale et qui est renvoyé en commission. Alors que ce projet devait être rediscuté au printemps 1974, Georges Pompidou décède en avril et l’élection présidentielle de mai 1974 voit l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier, en dépit de ses convictions personnelles, s’empare d’emblée de la question comme symbole de sa volonté de réforme. Cependant, la tâche n’est pas évidente puisque le Parlement qui a rejeté la réforme, lui, demeure identique. Tout le travail de Simone Veil, nommée ministre de la Santé, est alors de trouver la manière de faire consensus. Dans son discours qui introduit les débats à l’Assemblée nationale le 26 novembre 1974, elle justifie un nécessaire changement : « Pourquoi donc ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirai même qu’elle est déplorable et dramatique ».
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Le consensus se forge d’abord autour de la personnalité de Simone Veil qui incarne la rupture et peut donc prétendre surmonter les clivages qui avaient bloqué la réforme. Au moment de sa nomination à la tête du ministère de la Santé du gouvernement de Jacques Chirac, elle est haute fonctionnaire, novice en politique et quasi inconnue du grand public. Elle peut donc se prévaloir d’une certaine neutralité de technicienne qui dépasse les conflits politiciens. Elle est, en outre, la première femme ministre de plein exercice de la Ve République. Cela la place dans une position favorable pour aborder le dossier de la réforme de l’avortement : en tant que femme, elle semble mieux à même de comprendre les enjeux que représente l’avortement qui est, depuis les mobilisations féministes, considéré comme une lutte pour la libération des femmes. Enfin, Simone Veil a survécu aux camps d’extermination nazis : la presse le rappelle de façon euphémisée, cela permet surtout de souligner sa force de caractère.
Avant la discussion au Parlement, la ministre de la Santé occupe le devant de la scène médiatique. Sa photographie se répand dans la presse écrite, sa voix se diffuse sur les ondes et surtout elle devient une habituée de la télévision désormais présente dans une écrasante majorité des foyers. Cette phase associe la présentation de la ministre elle-même à celle du projet de loi. Même si elle s’en défend à plusieurs reprises, le projet devient « sa loi ». Simone Veil impose sa marque sur le contenu du texte et sur la manière de convaincre le plus grand nombre. Il n’y a pas une mais deux lois Veil. Avant d’engager la modification de la législation sur l’interruption de grossesse, Simone Veil défend un projet pour libéraliser la loi Neuwirth de 1967 et « banaliser » la contraception en mettant en place son remboursement par la Sécurité sociale, en la rendant accessible à titre gratuit pour les mineures « désirant garder le secret », dans les centres de Protection maternelle et infantile, comme dans les centres d’éducation et de planification familiale. Le débat sur la contraception est un baptême du feu pour la ministre. Avant celui sur l’avortement, il lui permet d’évaluer les forces en présence, de tester la position des députés et sénateurs de la majorité de droite, mais aussi d’envoyer un signal fort à ceux de l’opposition de gauche qui sont acquis à cette réforme. Elle parvient à rallier une majorité en avançant des arguments techniques plus qu’éthiques et en soulignant la nécessité d’adapter la loi aux évolutions scientifiques et aux évolutions des mœurs. La gauche la soutient dans cette réforme très libérale. La loi n°74-1026, « portant diverses dispositions relatives à la régulation des naissances », est finalement promulguée le 4 décembre 1974. Elle instaure le principe de la contraception libre et gratuite réclamée par les mobilisations féministes depuis le début des années 1970. Cette première loi Veil est souvent oubliée par les livres d’histoire, effacée par l’ombre de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Elle marque pourtant un tournant majeur dans l’accès à la contraception moderne en France et fait de la régulation des naissances une mission de service public que doit assurer l’État.
Le débat sur l’interruption volontaire de grossesse s’annonce plus difficile. Simone Veil sait qu’elle bénéficie d’une marge de manœuvre « étroite mais cadrée1Simone Veil, dans son autobiographie, Une Vie, Stock, 2007, donne a posteriori ce point de vue. », selon sa propre expression dans ses mémoires, pour obtenir un soutien à la fois de la gauche et d’une partie de la droite. Le texte est préparé en étroite relation avec l’Élysée, entre juillet et septembre 1974. L’opinion est testée par un sondage commandé à l’Ifop et les positions politiques sont évaluées par l’audition des parlementaires de la majorité ainsi que de quelques personnalités en faveur de la libéralisation comme Gisèle Halimi, qui a rédigé une proposition déposée par le groupe socialiste à l’Assemblée. Ensuite, le cabinet de Simone Veil rédige un texte de conciliation. La loi a pour objectif, comme l’affirme Simone Veil dans son discours du 26 novembre 1974, de « faire cesser l’injustice » et les drames des 300 000 femmes qui avortent chaque année clandestinement. Le texte repose sur le principe d’une libéralisation fondamentale de la législation sur l’avortement : toute femme dans les dix premières semaines de sa grossesse et qui se trouve en « situation de détresse » peut faire la demande d’un avortement auprès d’un médecin. Il ne s’agit donc pas, comme le demandent les féministes, d’une liberté sans condition mais la femme reste la seule juge de son état : elle n’est pas contrainte de passer devant une commission d’experts qui évaluerait sa condition, comme dans les cas d’une demande d’avortement thérapeutique. De plus, son conjoint éventuel ne pèse pas sur la décision. En revanche, le cœur libéral du texte est contrebalancé par une série de restrictions. Il s’agit ainsi d’encadrer strictement la procédure d’accès à l’avortement et de tout faire pour ne pas l’encourager. La loi prévoit toute une série de mesures dissuasives : demande par écrit, information sur les risques médicaux, information sur les procédures d’adoption d’un enfant à naître, temps obligatoire de réflexion, etc. Si le premier texte prévoyait un remboursement de l’IVG, la seconde version revient sur cette mesure afin de signifier que le gouvernement entend favoriser la contraception plutôt que l’avortement. Les professionnels de santé opposés à la pratique de l’IVG sont protégés par une réaffirmation de la clause de conscience. Enfin, le projet propose de mettre la loi à l’essai pour cinq ans afin de tester ses effets démographiques. La loi est reçue avec hostilité de la part des groupes mobilisés contre toute réforme (Laissez-les vivre ; l’Église catholique ; l’Ordre des médecins) et avec circonspection de la part des groupes mobilisés pour l’avortement libre et gratuit qui voient dans la loi une avancée limitée.
Le 26 novembre 1974, Simone Veil monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour prononcer un discours resté célèbre. Son texte, très travaillé, porte la marque de l’intense travail qu’elle a fourni pour parvenir à un accord. Chaque mot est pesé pour ménager les forces en présence. Ses arguments mettent en avant un certain pragmatisme : la loi n’est plus respectée et l’avortement clandestin est dangereux pour les femmes, la réforme est donc nécessaire pour résoudre une situation de crise et un problème de santé publique. Elle souligne aussi l’injustice, « la solitude et l’angoisse d’un acte perpétré dans les pires conditions » qui touche des milliers de femmes chaque année « dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et les drames ». Elle insiste aussi sur le fait que l’avortement doit rester une situation d’exception et, de manière significative, préfère le verbe « tolérer » qu’« autoriser » dans le manuscrit de son discours. La loi, selon elle, doit servir à un meilleur contrôle de la situation par l’État.
Au Parlement, les débats sont passionnés. Les opposants à la réforme, situés à la droite de l’échiquier politique, prônent le respect des valeurs familiales et de la morale chrétienne, ainsi que la nécessité de préserver l’équilibre démographique national. Ils multiplient les amendements pour limiter la portée du texte. Mais la réforme est soutenue par des parlementaires de la majorité au nom du pragmatisme (la loi n’est plus appliquée) et de l’attention portée à la détresse des femmes. À gauche, communistes, socialistes et radicaux de gauche soutiennent le projet gouvernemental au nom de la liberté des femmes et des couples, en proposant cependant un certain nombre d’amendements, notamment le remboursement par la Sécurité sociale – particulièrement défendu par les députés et sénateurs communistes – ou la modification de la procédure à suivre qui apparaît comme « vexatoire » pour les socialistes. Même si aucun de leurs amendements n’est retenu, ils votent la loi qui n’est adoptée que grâce à l’apport de leurs voix. La postérité a retenu la violence de certains parlementaires représentant la partie la plus radicalisée de la droite conservatrice qui n’hésitent pas à comparer avortement légal et politique nazie d’extermination des Juifs. Mais, durant les débats, nombre d’hommes et de femmes politiques soutiennent Simone Veil et louent son courage et sa force. La presse aussi souligne sa pugnacité. Ce concert d’éloges peut laisser penser qu’elle a agi seule. Son rôle est évidemment majeur mais c’est oublier que le gouvernement et le président de la République l’ont soutenue. Cela occulte également l’action réformatrice débutée dès 1973. Mais, surtout, le rôle du mouvement féministe, qui s’est mobilisé depuis 1970 pour revendiquer la libéralisation de l’avortement et qui a contribué à donner une légitimité particulière aux femmes sur cette question, est passé sous silence. Le combat d’une femme masque la lutte des femmes.
Un palimpseste
Au final, le texte promulgué le 17 janvier 1975 est une loi de compromis. Elle est loin d’affirmer un « droit à l’avortement ». Son article premier, provenant d’un amendement, rappelle que « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité ». De manière plus globale, le recours à l’IVG est présenté comme une possibilité concédée. Les mouvements qui s’étaient mobilisés pour l’avortement libre et gratuit critiquent une loi qui produit des inégalités de classe, par l’absence de prise en charge par la Sécurité sociale, ainsi que des procédures compliquées qui réduisent concrètement la possibilité d’y avoir recours. Ainsi, les mineures doivent avoir une autorisation et les étrangères ne peuvent pas avorter en France. Certains groupes continuent de se mobiliser pour l’application du texte, comme l’exprime avec humour une chanson féministe de 1975 sur un air connu : « Elle court, elle court la loi Veil / La loi Veil pour nous les femmes / Elle est du bidon, la loi Veil / Elle n’est même pas appliquée / Elle est passée par ici / Elle repassera p’têt’pas / Mais nous on est là / Pour imposer nos droits »2« La chanson des femmes », Bibliothèque Marguerite Durand, cité dans Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Les lois Veil. Un siècle d’histoire, Paris, La Découverte, à paraître en 2024..
D’autres collectifs de femmes, souhaitant poursuivre la lutte pour le contrôle de leur propre corps, continuent de pratiquer des avortements en dehors de tout cadre médical. Le 10 mars 1977, six femmes du MLAC d’Aix-en-Provence sont jugées par le tribunal correctionnel de la ville pour tentative, ou complicité de tentative, d’avortement et pratique illégale de la médecine, donnant lieu à un important soutien militant. La très intense mobilisation féministe culmine lors d’une grande manifestation non mixte le 6 octobre 1979 à Paris qui rassemble environ 50 000 personnes. La loi repasse bien à l’automne 1979, mais sans aucune modification. Un double constat peut alors être dressé : la loi devient pérenne et l’identification entre la défense du droit à l’IVG et le féminisme est renforcée. Les clivages partisans sur la question sont aussi consolidés : la gauche soutient désormais clairement la liberté des femmes à disposer de leur corps tandis qu’une grande partie de la droite considère l’IVG comme un pis-aller.
Finalement, ce sont les vies ultérieures du texte qui en font un socle légal solide. La loi actuelle est un palimpseste politique qui résulte de ses multiples approfondissements. En 1982, Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme de François Mitterrand, défend le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale. En 1993, la loi de Véronique Neiertz instaure un délit d’entrave à l’IVG pour empêcher les actions des commandos anti-IVG qui tentent de perturber l’application de la loi en intervenant sur les lieux où se pratiquent les avortements. Ce délit est étendu au domaine numérique en 2017. En 2001, la loi Aubry rallonge le délai à douze semaines et supprime la nécessaire autorisation pour les mineures. En 2002, un décret autorise les pharmaciens à délivrer la pilule du lendemain gratuitement aux mineures. En 2014, un amendement dans la loi sur l’égalité femmes-hommes présentée par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, supprime la notion de « détresse » de la loi sur l’IVG et autorise donc les femmes, sans qu’elles aient à justifier d’une raison particulière, à interrompre leur grossesse lorsqu’elles le veulent. Désormais une IVG peut être pratiquée par un médecin ou une sage-femme (depuis 2016), jusqu’à la fin de la quatorzième semaine de grossesse (depuis 2022), quelle que soit la méthode utilisée (depuis 2023). Aujourd’hui, la résurgence des mobilisations anti-avortement en France, en Europe ou dans le monde montre la fragilité de ce droit. Aux États-Unis, en 2022, la Cour suprême est revenue sur l’arrêt historique Roe vs Wade de 1973, qui garantissait un droit fédéral à l’interruption volontaire de grossesse, montrant la possibilité d’un recul sur ce qui semblait être un acquis. En France, après le dépôt plusieurs propositions de loi et un travail de lobbying de militantes féministes dans et en dehors des institutions, le président de la République Emmanuel Macron s’engage le 8 mars 2023 à inscrire l’IVG dans la Constitution. Le 4 mars 2024, c’est chose faite, après plusieurs allers-retours à l’Assemblée nationale et au Sénat, les parlementaires en congrès à Versailles adoptent le changement de l’article 34 de la loi fondamentale qui affirme que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». La France devient ainsi le premier pays à constitutionnaliser l’avortement tant et si bien que les personnalités de tous bords politiques, impliquées dans ce changement, ont le sentiment de participer à un moment historique. De fait, ce vote clôt une phase de légalisation de l’avortement commencée avec la loi Veil de 1975 : l’IVG apparaît aujourd’hui totalement normalisé tandis que le droit à disposer de son corps est reconnu comme une liberté fondamentale pour les femmes. Reste la question de l’accès au droit qui, elle, est loin d’être résolue.
- 1Simone Veil, dans son autobiographie, Une Vie, Stock, 2007, donne a posteriori ce point de vue.
- 2« La chanson des femmes », Bibliothèque Marguerite Durand, cité dans Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Les lois Veil. Un siècle d’histoire, Paris, La Découverte, à paraître en 2024.