Devant le triomphe de l’individualisme, qu’est-ce qui fait société aujourd’hui ? Comment éviter « l’impasse du social-individualisme » ? Marcel Gauchet dépoussière les relations entre socialisme et individualisme – loin d’être opposés, comme on pourrait le croire – de leur naissance jusqu’à nos jours. Il met ainsi à jour les dilemmes dans lesquels est plongée la gauche et qu’il lui faut pourtant éclaircir.
Marcel Gauchet revient tout d’abord sur un paradoxe fondamental du socialisme, dans son sens large, aujourd’hui. L’individualisme est rarement perçu par le socialisme comme un problème de nos jours, alors qu’il paraît en opposition avec les principes du socialisme des origines. Cela s’explique par le fait que le socialisme a largement adopté l’individualisme en suivant le courant de la société sans réellement produire un effort de réflexion dessus. Ainsi, le « cataplasme » marxiste, en disparaissant, a révélé la vacuité doctrinale de la gauche dans son ensemble sur ce sujet.
Initialement, le mot socialisme a été forgé face au libéralisme et va bientôt le remplacer comme paradigme de la gauche lors de la révolution industrielle. Le socialisme se divise cependant sur cette question du rapport au libéralisme individualiste entre collectivisme à un extrême et anarchisme radical à l’autre. Marx propose un autre modèle : la proclamation (libérale) des droits individuels lors de la Révolution française nécessite une révolution sociale pour être complétée et pleinement effective. Le socialisme, dont fait ici partie le communisme, est donc intrinsèquement individualiste en tentant d’émanciper l’individu de ses contraintes. Le moyen pour atteindre cette émancipation est cependant là où le socialisme se divise. Si le communisme prône la suppression de la propriété, d’autres estiment que ce moyen prive justement l’individu des libertés qu’on cherche à lui donner et optent pour une approche consistant à préserver la propriété privée, garante des droits individuels, tout en assurant une redistribution. Ceci est l’origine des États sociaux qui se sont mis en place après 1945. Ainsi, le but premier de l’État social est de garantir la liberté de tous les individus de la société. De ce fait, l’ennemi de l’État social est la dépendance que cet État peut créer chez les individus envers lui. En effet, plus que les libérer, l’assistance les aliène et les asservit à un État dont ils deviennent pleinement dépendants.
Depuis les années 1970, le néolibéralisme se lie à une individualisation de la société. De fait, depuis quarante ans, la doctrine socialiste et son programme, comme l’appropriation collective des moyens de production, sont vaincus et ont presque disparu aujourd’hui face à l’idée que la production et les échanges relèvent du secteur privé. Si le communisme selon le modèle soviétique a été tué par cette évolution, la social-démocratie a fait mieux que survivre. Si un de ses dogmes a disparu, elle a pu se réfugier dans la défense des droits individuels pour perdurer. À l’inverse, si la droite l’a emporté idéologiquement, elle rencontre des difficultés car deux de ses composantes fondamentales, le libéralisme économique et le conservatisme, s’opposent sur le processus de mondialisation. La droite ne parvient également pas à s’imposer dans le domaine de la défense des libertés individuelles, domaine préempté par la gauche. L’État social, pourtant perçu comme une victoire du collectif, a surtout conduit après plusieurs décennies à l’individualisation de chacun, en brisant les solidarités qui préexistaient et s’imposaient aux individus. La gauche, cependant, ne contrôle en rien le processus car elle ne fait qu’accompagner le mouvement qui tend à faire de la société un simple instrument pour l’individu sans penser à un moyen d’assurer la préservation d’une société aujourd’hui perçue comme purement instrumentale.
L’individualisation de la société est donc le fruit d’un principe philosophique annoncé depuis plusieurs siècles : l’égalité en droit des individus, qui a été réalisée avec l’individualisation récente de la société. Ceci a aussi conduit au triomphe de la démocratie comme seul régime acceptable pour garantir la liberté de chaque individu. Cependant, cette démocratie aussi a été transformée. « L’idée sociale de la démocratie » a été remplacée par un principe juridique. La démocratie doit désormais simplement permettre la pleine jouissance des droits individuels, et éviter l’émergence de toute force sociale et collective. La sphère économique devient alors le lieu par excellence de la liberté individuelle, alors que la démocratie devient opposée au politique en assurant le respect des libertés des individus par dessus tout autre principe.
Nous avons donc désormais une société qui refuse de se penser comme telle, mais plutôt qui ne se voit comme une agrégation d’intérêts individuels. Comment réarticuler société et individus ? Telle est la question que Marcel Gauchet estime insuffisamment posée actuellement. Comment recréer une société juste ? Auparavant, cela se faisait par la réduction des libertés individuelles. Cela paraît inacceptable désormais. Il faut donc réfléchir à nouveau en profondeur sur ces questions pour acquérir de nouveau les moyens d’agir de manière efficace et maîtrisée dans la société qui connaît aujourd’hui des transformations qui n’ont eu aucun précédent historique.