​​La France du Vélib’, à deux vitesses : de Marseille à Paris, comment roulent les vélos en libre-service ? 

Pour beaucoup de Français, le vélo fait partie intégrante du quotidien. La mise en place des vélos en libre-service (VLS) dans les grandes métropoles de l’Hexagone, depuis près de deux décennies, a largement contribué à l’expansion de ce mode de mobilité. Enzo Fasquelle, chargé de mission à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), et Bertille Mazari, consultante en démocratie participative, dressent, à l’occasion de la journée mondiale de la bicyclette, le 3 juin, un état des lieux des modalités d’usage. Mobilité, sobriété énergétique, inégale répartition et diversification de l’offre ou encore désenclavement des territoires, autant d’enjeux que les VLS posent dans les villes.

Certains les utilisent pour se rendre sur leur lieu de travail, d’autres pour rentrer de soirée. Qu’on les chevauche en tongs ou en talons, avec un casque ou des écouteurs, les vélos en libre-service (VLS) font partie, depuis près de deux décennies, du quotidien de nombreux Français.

Initiés à grande échelle par les Vélo’v de Lyon en 2005, les VLS se développent graduellement en France au mitan des années 2000.

Vélib’ à Paris et levélo à Marseille (2007), Velodi à Dijon ou Bicloo à Nantes (2008), Vélopop’ à Avignon ou Vélo Bleu à Nice (2009), V3 à Bordeaux, Velhop à Strasbourg (2010) : nombreuses sont les collectivités à rendre disponible ce service à leurs administrés dans des versions souvent assez comparables. La majorité d’entre eux étaient alors mis en place par l’entreprise française JCDecaux.

Alors que les débats sur les mobilités douces s’entrechoquent avec les référendums municipaux sur les trottinettes électriques, quel bilan tirer de près de vingt ans de vélos libre-service ? Quelle est la recette d’un « Vélib’ qui roule » ? Comment les différences de contextes affectent-elles les usages ? Quelles sont les nouvelles tendances du vélo libre-service ?

La recette d’un Vélib’ qui roule

En France, la mise en place des VLS débute en 1998 lorsqu’une décision européenne rend obligatoire la mise en concurrence des marchés de mobiliers urbains1Décision du Conseil de la concurrence européen du 7 juillet 1998 relative à des pratiques relevées dans le secteur du mobilier urbain.. Les systèmes de vélos en libre-service sont alors insérés dans les appels d’offres. Parmi les premiers essais, on retrouve Clear Channel à Rennes en 1998, ou JCDecaux à Vienne en 2003.

La recette est alors simple : les services de vélos sont gérés à travers une prestation ou une délégation de service par des afficheurs, en échange d’installation de nouveaux panneaux publicitaires. La conception, l’implantation et l’entretien des vélos et des bornes sont à la charge de l’entreprise sélectionnée dans le cadre d’un partenariat public-privé. La ville y gagne un produit d’appel de « liberté et de développement durable »2Mickaël Blanchet, « Les paradoxes du vélo en libre service« , Banc public, 18, 2015, p. 2. dans le cadre d’une politique d’attractivité. Quant à l’afficheur, il obtient de nouveaux espaces publicitaires sur les bornes et à proximité de celles-ci. Si l’on prend l’exemple du Vélib’ francilien, les coûts sont ainsi partagés entre les communes, la métropole et les usagers qui en supportent en 2019 seulement 24%.

Bien que ce modèle économique soit prédominant, d’autres modèles existent. Les villes d’Orléans en 2008, de Rennes en 2009, de Bordeaux en 2009 ou encore de Lille en 20113Maxime Huré, « Le rôle des acteurs privés dans la mobilité des villes méditerranéennes : les vélos en libre-service à Barcelone et à Marseille », Transports urbains, 2010/1, n° 117, p. 11-15. ont chacune eu recours à une délégation de service public conjuguée à la mise en place de subventions pour les VLS. Cela permet à la collectivité de conserver l’exploitation, mais aussi les revenus issus de l’affichage publicitaire. Le prestataire est ensuite subventionné par les collectivités qui redistribuent ainsi une partie des recettes. Au-delà d’un montage économique différent, ces modèles impliquent des entreprises, comme Keolis, dont le cœur de métier est l’opération de transports. Elles disposent ainsi d’une expertise différente de celle des afficheurs comme JCDecaux. Du fait de leur présence sur le marché de différents secteurs de la mobilité partagée (bus, tramway…), elles sont plus sensibles aux enjeux d’intermodalité. 

Tout le monde aime les Vélib’

Les avantages individuels et collectifs de ces vélos libre-service sont nombreux4Frédéric Héran, « Économie des déplacements non motorisés« , Économie et Humanisme, décembre 2001-janvier 2002.. Le vélo consomme peu d’énergie, est bénéfique pour la santé, moins bruyant que la voiture, il utilise également moins d’espace au sol (1,5 m2 pour un vélo, contre 17 m2 pour une place de parking).

Ses partisans5Frédéric Héran, « Économie des déplacements non motorisés« , art. cit.. mettent aussi en lumière deux cercles vertueux pour les urbains des grandes villes. Le premier est économique : les dépenses économisées par l’utilisation du vélo plutôt que par celle d’un véhicule motorisé permettraient de réduire les inégalités sociales, et renforceraient in fine le pouvoir d’achat de leurs utilisateurs. Ils démontrent ensuite que plus les cyclistes sont nombreux, plus le risque du déplacement à vélo est faible, le rapport de force avec les automobilistes s’inversant.

Aux avantages de l’utilisation du vélo en général s’ajoutent ceux des systèmes de libre-service. La possibilité de louer un vélo sur une courte période permet de lever trois freins quant à l’utilisation de ce dernier comme mode de transport quotidien, comme le rappelle Séraphin Élie, secrétaire général de la Fédération des usagers de bicyclette (FUB) : « l’enjeu du stationnement dans l’espace public, la crainte du vol, et la problématique de la maintenance ».

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 Le « système vélo » 

Selon Frédéric Héran, économiste et urbaniste spécialiste du vélo, il n’y a pas de lien de corrélation direct entre la mise en place de VLS et l’augmentation du nombre de cyclistes. En revanche, les VLS s’intègrent au sein de ce qu’il nomme le « système vélo » et qui comprend aussi bien les pistes cyclables et la signalétique que les campagnes de sensibilisation aux usages ou l’indemnité kilométrique6Somme versée par l’employeur pour chaque kilomètre parcouru à vélo, qui s’élève en France à 0,25 euro par kilomètre.. C’est cet ensemble, et non les VLS seuls, qui ont permis l’augmentation du nombre de cyclistes. L’association Vélo & Territoires recense ainsi une augmentation de 26% de l’utilisation des vélos en France entre 2017 et 2023. Ces statistiques masquent une grande disparité entre villes. Strasbourg ou Grenoble comprennent ainsi la plus grande proportion de déplacements à vélo pour se rendre au travail (autour de 17% des trajets) quand Saint-Étienne et Marseille n’en comptent qu’entre 1,5% et 1,6%. Bien que ces deux dernières villes soient particulièrement vallonnées, cet écart conséquent s’explique aussi par les infrastructures cyclables mises en place : Strasbourg et Grenoble arrivent en tête du baromètre des villes cyclables en 20217Baromètre des villes cyclables, 2021..

Les VLS ont participé à accélérer ce changement, comme le remarque Séraphin Élie (FUB) : « avec les vélos en libre-service s’opère un double changement : les vélos deviennent visibles, identifiables dans l’espace public, mais également un sujet de politiques publiques, de débats, de discussions budgétaires ». La pratique du vélo a par exemple augmenté8Impact économique et potentiel de développement des usages du vélo en France, ADEME, avril 2020. de 30% à Paris entre 2010 et 2018, ou encore de 10% par année en moyenne à Lyon entre 2010 et 2020.

La sociologie des usagers du VLS de Lyon, maillot jaune en la matière, permet de se rendre compte des profils et pratiques. Les abonnés du Vélo’v sont jeunes (66% ont entre 18 et 34 ans), actifs (93%, dont 34% d’étudiants et 19% de CSP+), plutôt masculins (55% d’usagers). Depuis l’implémentation du Vélo’v, 55% des abonnés disent utiliser moins souvent la voiture dans Lyon. Pour 74% d’entre eux, un trajet en VLS en remplace un qui aurait sollicité un autre moyen de transport. Les VLS permettent donc de désengorger les transports en commun, notamment autour des déplacements pendulaires9Il s’agit des déplacements faits par les personnes exerçant une activité professionnelle quotidiennement de leur lieu d’habitation à leur lieu de travail le matin et le soir.. Les VLS favorisent aussi l’intermodalité : il est ainsi fréquent qu’un Parisien ou un Lyonnais combine sur son trajet l’utilisation d’un vélo en libre-service, avec une ligne de métro ou de tramway. Transport individuel commun, les vélos en libre-service participent partout en France d’un nouveau cocktail de transports à la carte, à faible émission carbone.

Écologie en mouvement ou marketing urbain ?

S’ils sont souvent populaires, les vélos en libre-service font aussi l’objet de critiques. Certains les disqualifient même du simple fait de leur provenance, car nés de partenariats commerciaux entre collectivités et entreprises du mobilier urbain aujourd’hui décriées, surtout à gauche. À travers le marché « vélos contre panneaux », les collectivités auraient, selon ces détracteurs, participé de l’extension des espaces publicitaires au sein des villes, et au monopole d’une entreprise en particulier10Résistance à l’agression publicitaire, « Faire des Vélib’ un véritable service public« , Communiqué de presse, 16 juin 2008.. Des abribus aux sanisettes en passant par les bornes Vélib’, à Paris, il est vrai que JCDecaux était particulièrement visible dans le paysage urbain jusqu’à 2017 – date à partir de laquelle, à la suite de plusieurs rebondissements et pour des motifs principalement économiques11Lamia Barbot, « JCDecaux perd le renouvellement du marché Vélib’ à Paris », Les Échos, 3 mars 2017., Smovengo a remporté le marché des VLS parisiens.

Au-delà de l’aspect esthétique et des discussions sur la place de la publicité dans l’espace urbain, le choix de déléguer une mission de transport public à un opérateur aux intérêts économiques différents a également des conséquences pratiques. À Nantes, des observateurs du secteur ont remarqué que la localisation des bornes de vélo se superposait moins à la démographie qu’aux espaces les plus intéressants d’un point de vue marketing. Cela se traduisait alors par une surreprésentation des Bicloo nantais dans l’hypercentre et leur quasi-disparition dans les quartiers populaires12Mickaël Blanchet, « Les paradoxes du vélo en libre service« , Banc public, 18, 2015, p. 2.. Cette distribution inégalitaire de l’accès à la mobilité entre différents groupes sociaux est étudiée depuis longtemps, et il apparaît que les vélos en libre-service, présentés comme instrument du changement, viennent plutôt s’ancrer à ces inégalités préexistantes. À la localisation des bornes à qui on reproche parfois de répondre à des logiques politiques ou économiques plus que pratiques, se superpose en effet un second phénomène, plus difficile à repérer : le réapprovisionnement inégal des stations. Dans une cartographie des Vélib’ disponibles, Le Parisien remarquait ainsi qu’il était plus facile de trouver des vélos dans le centre historique (Marais) et dans certains arrondissements de l’ouest parisien, souvent plus aisés (7e, 15e) que dans le reste de la capitale. Dans une réponse adressée au journal, Smovengo faisait savoir que les récentes manifestations contre la réforme des retraites avaient entraîné de nombreuses dégradations et que le service en était par conséquent dégradé. Cette dégradation ne semble pas être vécue de la même façon en fonction des quartiers, si bien que Smovengo a été mis en demeure13« Où trouver un Vélib’ à Paris ? Notre classement exclusif quartier par quartier« , Le Parisien, 9 mai 2023..

L’avenir du VLS est-il électrique ?

La disponibilité, le réapprovisionnement et la répartition des vélos en libre-service sont les défis principaux rencontrés par utilisateurs comme opérateurs. Entre 2007 et 2022, les Marseillais ont ainsi pu contempler, entre humour et désespoir, ces œuvres d’art contemporaines qu’étaient devenues les bornes JCDecaux vides des jours durant, pour peu qu’elles se situent au sommet de pentes.

L’étude des ingénieurs et physiciens Jean-Baptiste Rouquier et Pierre Borgnat montre à travers une cartographie des trajets du Vélo’v lyonnais que ces derniers suivent les axes principaux de transport en commun, s’y superposant, confirmant la complémentarité des VLS avec les autres offres de transports publics. Ils remarquent eux aussi que les stations de VLS situées en haut des collines lyonnaises étaient davantage vides. Seul le réapprovisionnement par les agents du service de VLS permettait la disponibilité de Vélo’v à ces stations. 

Plus une ville est vallonnée, plus le travail de réapprovisionnement par l’opérateur est important. La transformation d’une partie de la flotte (Paris, Lyon) ou de sa totalité (Marseille) en vélo à assistance électrique (VAE) permet de corriger en partie cette répartition sous-optimale des vélos, mais aussi d’en encourager l’usage à un plus grand nombre. 

Cette offre combinée vélo mécanique/VAE soulève à nouveau la question du carbone, les « Vélib’ électriques », souvent associés à tort aux trottinettes ou aux vélos partagés, étant suspectés d’alourdir le bilan carbone des villes.

Pourtant, si un vélo mécanique personnel consomme 3 à 10 g de CO2 par kilomètre parcouru et par personne, on monte à 10 à 20 g pour un VAE, à 60 g pour une trottinette électrique partagée, contre 120 g pour un bus diesel et jusqu’à 200 g pour une voiture14Anne de Bortoli, « Trottinettes électriques : un bilan environnemental plutôt positif… mais un vrai besoin de régulation », The Conversation, 29 mars 2023.. Les vélos en libre-service mécaniques comme électriques demeurent plus consommateurs que leurs équivalents personnels car, au-delà du véhicule et de l’usage, la création des infrastructures et la gestion de la flotte est coûteuse en CO2. Pour réduire le coût environnemental d’un vélo à assistance électrique, la recette est simple : il faut l’utiliser le plus possible. En effet, ce n’est pas tant l’énergie nécessaire à le faire rouler qui est polluante que sa construction et le recyclage de sa batterie. Un Vélib’ électrique parisien qui roule en moyenne près de 40 kilomètres par jour a donc un impact relativement faible pour l’environnement.

Vélo cargo, électrique ou tricycle : à chacun son vélo libre-service

Par ailleurs, la diversification des offres de vélo en libre-service et le passage à l’électrique permettent d’en démultiplier les utilisateurs, et surtout les utilisatrices. L’écart de genre entre cyclistes est souvent expliqué par le fait que les femmes seraient à la fois plus chargées, et davantage sensibles aux enjeux de sécurité routière15Yves Raibaud, « Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ? », CNRS Journal, 25 mai 2020.. Elles seraient par conséquent plus attentives à l’adaptation des infrastructures à la pratique du vélo. Sachant qu’elles sont également, encore aujourd’hui, plus mobilisées par la gestion quotidienne du foyer16Sarah Flèche et Laura Sénécal, « La charge mentale, une double peine pour les femmes », CNRS Journal, 4 mars 2021. que les hommes, leurs déplacements demeurent davantage contraints. Il est évidemment plus difficile d’utiliser un vélo en libre-service quand vous devez récupérer un enfant à l’école avant de faire des courses alimentaires que quand vous devez seulement rentrer de votre travail en passant par la piscine.

La mise à disposition de vélo cargo électrique en libre-service17Hadrien Jame, « La Métropole de Lyon ajoute des vélos cargo au service Vélo’v », Lyon Capital, 15 mars 2023. — permettant de transporter des charges (et des enfants) — telle qu’elle est expérimentée à Lyon participe de la prise en compte de ces besoins spécifiques. Ce type de vélo pourrait également convaincre certains automobilistes occasionnels de renoncer à leur véhicule qu’ils utiliseraient trop peu fréquemment (déménagements ou transport de matériaux de bricolage par exemple) et dont les coûts engendrés sont élevés. La mise en circulation à Nice de tricycles en libre-service18Manon Fabron, « Nice innove avec des tricycles en libre-service« , Nice Premium, 24 novembre 2021. plutôt à destination des personnes âgées à l’équilibre plus précaire s’inscrit dans la même démarche. À Lyon encore, le prêt gratuit de vélo personnel « free Vélo’v » à destination des étudiants, de jeunes en recherche d’emploi ou en parcours d’insertion permet de rétablir une forme d’équité entre les publics, tout comme l’abonnement à moins de deux euros V-Solidaire à Paris. Si les abonnements annuels demeurent souvent accessibles (autour de 40 euros à Paris, ou 25 euros à Toulouse), ils doivent souvent être pris en parallèle d’un abonnement en transport en commun et finissent par occuper un budget important pour les usagers les plus modestes. La possibilité dans de nombreuses municipalités d’avoir la première demi-heure offerte a toutefois permis de démocratiser l’offre auprès de nouveaux publics.

Départ en sprint, arrivée en queue de peloton : histoire du levélo marseillais

Dès le début des VLS en France, Marseille entre dans la course en lançant son systèmelevélo en 2007. À l’époque, seul JCDecaux répond à l’appel d’offres.

Le modèle économique reprend alors la logique « vélos contre panneaux », testée dans d’autres municipalités, mais selon des conditions bien moins avantageuses que celles négociées entre JCDecaux et la ville de Lyon par exemple. En effet, l’absence de concurrence sur le marché marseillais19Maxime Huré, « Le rôle des acteurs privés dans la mobilité des villes méditerranéennes : les vélos en libre-service à Barcelone et à Marseille », Transports urbains, 2010/1, n° 117, p. 11-15., tout comme le calendrier restreint de la municipalité qui souhaite alors la mise en place du service avant les élections municipales, donne à JCDecaux une posture favorable lors des négociations. Un contrat de quinze ans va être signé avec la ville pour 1000 vélos et 130 bornes, contre 38 millions d’euros, auxquels s’ajoutent les recettes publicitaires des affichages du tramway. À titre de comparaison, JCDecaux s’était engagé auprès de la ville de Lyon pour une mise en service de 4000 vélos, entièrement financés par l’affichage publicitaire, ainsi qu’au versement d’une rétribution financière d’environ 18,3 millions d’euros sur dix ans. 

Les 1000 vélos et 130 stations commandés par la ville de Marseille ne représentent qu’une faible dotation par rapport à la superficie et l’étendue de la ville. Par conséquent, les stations ont fini par se retrouver en priorité dans l’hypercentre et au bord de mer, au détriment des zones populaires et/ou plus habitées. Toulouse, avec une superficie et une densité de population plus faibles que Marseille, dispose par comparaison d’une flotte deux fois supérieure. Les VLS marseillais s’inscrivent ainsi davantage dans un projet général d’aménagement urbain visant à promouvoir le développement du tourisme plutôt que dans la construction d’une politique cyclable municipale. 

L’absence de politique cyclable marseillaise se manifeste également par la pauvreté des infrastructures. Marseille a historiquement été une lanterne rouge en la matière : ce n’est que sous la contrainte législative que la municipalité prend en compte les vélos dans ses réaménagements de voiries à la fin des années 1990 (loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie en 1996). Ce n’est qu’en 1998, lors des aménagements effectués pour accueillir la Coupe du monde à domicile, que Marseille se dote de ses 3 premiers kilomètres20Maxime Huré, « Le rôle des acteurs privés dans la mobilité des villes méditerranéennes : les vélos en libre-service à Barcelone et à Marseille », Transports urbains, 2010/1, n° 117, p. 11-15. de pistes cyclables. Plus de vingt ans plus tard, la ville est toujours en queue de peloton. La cité phocéenne n’est dotée que de 80 kilomètres de pistes cyclables pour une superficie totale de 240 km2. À titre de comparaison, Nice dispose de 84 kilomètres21« La Métropole Nice-Côte d’Azur dévoile son plan vélo 2021, avec 30 km de nouvelles voies cyclables« , Ici, 29 avril 2021. pour une superficie quatre fois inférieure.

La taille réduite de sa flotte, le coût de la contractualisation et la pauvreté de ses infrastructures cyclistes placent en 2021 Marseille à la dernière place du classement des grandes villes cyclables réalisé chaque année par la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB)22Baromètre des villes cyclables, 2021..

En 2016 avec la création de la métropole d’Aix-Marseille, les compétences liées au « système vélo » se voient distribuées selon une nouvelle répartition. La compétence « VLS » passe de la ville de Marseille à la métropole, qui conserve les compétences liées à la gestion et l’aménagement des pistes cyclables à l’intérieur de la ville. La métropole se dote d’un plan vélo 2024 avec comme objectif de favoriser l’accès au vélo au plus grand nombre, notamment par la création d’une nouvelle offre de VLS à Marseille. Ainsi, lors de la remise en marché de l’offre marseillaise de VLS en 2021-2022, comme à Paris en 2017, JCDecaux est remplacé au profit d’un contrat de 50 millions d’euros avec Citybike Global. Ce dernier sous-traite une partie des compétences à l’entreprise Fifteen, tandis que les deux entreprises sont reliées au consortium parisien Smovengo23« L’arrivée des vélos électriques en libre-service marquée par un oaï de grande ampleur », Marsactu, 19 mars 2023..

Ce nouveau marché implique le remplacement de l’ancienne flotte par 1000 vélos à assistance électrique (VAE) et de 200 stations. Le choix du VAE se justifie par son adaptation à « […] une ville qui comporte de fortes différences de dénivelé24 « Levélo devient 100% électrique à Marseille », La Métropole Aix-Marseille-Provence, 15 décembre 2022. ».

Ce besoin ne semble pas totalement justifier le choix de non-hybridation de la flotte entre vélos mécaniques et VAE. À l’image de la ville de Paris, une hybridation de la flotte lors du changement de prestataire aurait permis une augmentation conséquente du nombre total de VLS disponibles. Ainsi, ce changement radical ne se fait pas sans quelques contestations. Une pétition25« Malgré sa promesse, Aix-Marseille augmente de 1 400% l’abonnement au futur système de vélo« , Marsactu, 25 octobre 2022. a circulé à l’encontre de ce nouveau service et de ses tarifs, près de 429 euros par an (+1400% pour le tarif annuel, dix fois plus cher qu’à Paris). Un second élément de contestation réside dans la disparité géographique de l’offre levélo. Les nouvelles bornes remplacent les anciennes sans couvrir davantage l’ensemble du territoire. L’isolement des quartiers déjà peu desservis en transport en commun se poursuit. 

En complément de l’offre de la métropole, la ville de Marseille a contractualisé26 « 2 000 vélos électriques déployés sur tout le territoire« , Marseille.fr, 10 janvier 2022. avec les services Dott (24,99 euros/mois) et Lime (39,99 euros/mois) la mise en service de 2 000 VAE dont 40% sont déployés dans les arrondissements 9 à 16 — peu dotés en VLS. Ainsi, les quartiers touristiques et de l’hypercentre disposent à la fois des VLS de la métropole et de vélos en flotte libre, tandis que les quartiers plus défavorisés ne bénéficient que d’une option privée et onéreuse.

Outre l’augmentation des inégalités d’accès, la disparité géographique d’accès au VAE ne semble pas cohérente avec les nouvelles pistes cyclables bientôt déployées par la métropole : le 11e arrondissement ne dispose pas de stations levélo, pour autant la nouvelle ligne cyclable 227 Voir Plan vélo 2019-2024. Donnons une nouvelle place au vélo, Métropole Aix Marseille Provence. prévue par la métropole va entièrement le traverser. La nouvelle stratégie métropolitaine du service levélo semble donc s’inscrire dans la continuité de celle établie par la ville de Marseille : une offre majoritairement à destination des touristes et des habitants de l’hypercentre et du bord de mer. À cela s’ajoute la question du devenir de la flotte JCDecaux : alors qu’aucune annonce n’est parue, qu’aucune nouvelle disposition ne semble avoir été signée, certains investisseurs rencontrés revendiquent officieusement avoir hérité d’une part de la flotte.

Vers un retour du public ?

Les premières expériences de vélos en libre-service sont le fruit d’acteurs associatifs (Amsterdam en 1967) puis municipaux (La Rochelle en 1976). La transition vers des systèmes de vélos en libre-service à grande échelle se situe à la fin des années 1990, et est majoritairement le résultat de partenariats public-privé avec des entreprises de mobilier urbain. En France, JCDecaux en particulier va remporter de très nombreux marchés, si bien que, au milieu des années 2010, vous pouviez ranger un Vélib’ parisien dans une borne lyonnaise28Voir « Vélib’ retrouvé dans une station Vélo’v’ à Lyon : le Studio Bagel de YouTube à l’origine du canular », Huffpost, 3 décembre 2012.. Si les modèles de vélos en libre-service des années 2000-2010 se développaient en coordination avec la puissance publique, ils devaient également correspondre aux logiques commerciales – souvent contraires – des afficheurs.

Ces dernières années, alors que plusieurs contrats arrivaient à échéance, de plus en plus de municipalités ont décidé de dissocier leur service de vélos en libre-service de leur politique publicitaire, mettant ainsi fin à ce lien atypique « vélos contre panneaux ». Les dernières agglomérations à s’être dotées de vélos en libre-service, comme Reims (2019), Agen (2020) ou Troyes (2021), ont elles aussi toutes fait le même choix de dissocier publicité et vélos libre-service et ont fait appel à des « pure players » du secteur.

Les VLS, autrefois accessoires ou attractions touristiques, sont désormais considérés comme un véritable service municipal s’intégrant à une politique environnementale volontariste. Les vélos en libre-service ne sont plus seulement un coup politique ou un argument d’attractivité, ils sont progressivement devenus un indispensable : un bilan roulant de l’action municipale.

Après des périodes de transition parfois difficiles29Jean-Michel Saussois, « Vélib’ Métropole : un accident organisationnel et managérial », The Conversation, 12 mars 2018., il est encore trop tôt pour dresser un véritable comparatif des VLS post-JCDecaux. Depuis leur développement en France au mitan des années 2000, les enjeux autour de la mobilité et de la sobriété énergétique sont devenus davantage centraux dans les débats publics. La diversification croissante de l’offre, le passage à l’électrique ont ainsi permis de multiplier les usages et les utilisateurs. Pourtant, certains aspects comme l’inégale répartition géographique des stations et des VLS demeurent prégnants. Les vélos en libre-service sont encore souvent pensés pour un usage touristique et/ou pour désengorger certaines lignes de transports publics. Ils pourraient pourtant, portés par des plans plus ambitieux et étendus, également participer du désenclavement de certains territoires.

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