La dissolution de l’Assemblée nationale a ouvert une période d’incertitude majeure pour la diplomatie française. Alors que les résultats du premier tour laissent présager une victoire du Rassemblement national aux élections législatives, Zéphyr Dessus, expert associé à la Fondation, explore les conséquences sur la politique étrangère française d’une éventuelle cohabitation entre Emmanuel Macron et Jordan Bardella.
« Nous sommes à La Haye et il y a la France. ». C’est par ces quelques mots que François Mitterrand, assis aux côtés de son Premier ministre Jacques Chirac, dissipe les inquiétudes quant à la capacité de la France à parler d’une seule voix lors de la première cohabitation. En cet été 1986, les deux hommes donnent alors l’image d’un tandem uni, tout sourire, capable de surmonter leurs désaccords au service de l’intérêt du pays.
En serait-il de même aujourd’hui, dans le contexte brûlant que traverse la vie politique française ? Imagine-t-on Emmanuel Macron et Jordan Bardella, côte à côte à New York ou Bruxelles, capables de tenir un discours cohérent sur l’Ukraine, l’Union européenne (UE), le Proche-Orient, ou encore la solidarité internationale ?
La dissolution de l’Assemblée nationale ouvre en effet, au-delà des immenses enjeux de politique intérieure, une phase d’incertitude majeure pour la diplomatie française.
Quand l’apanage devient partage
Lorsqu’il bénéficie d’une majorité à l’Assemblée nationale, le président de la République dispose de l’ensemble des pouvoirs diplomatiques. Mais en cas de cohabitation, deux légitimités constitutionnelles se font face1Selon la Constitution de 1958, le président est chef des armées, ratifie les traités et nomme les ambassadeurs. Le Premier ministre, quant à lui, conduit la politique de la nation..
Les ambassadeurs sont ainsi nommés par le chef de l’État, mais sur proposition du ministre des Affaires étrangères. Le président conduit les délégations françaises aux sommets internationaux, mais il y est accompagné de membres du gouvernement. Bien que le président siège au Conseil européen, ce sont les ministres qui négocient et adoptent la législation européenne.
Plus prosaïquement encore, une note adressée au président de la République – par exemple en vue d’un entretien diplomatique – émane dans la plupart des cas des services compétents du Quai d’Orsay, transite par le cabinet du ministre, avant d’être transmise à l’Élysée.
Dès lors que l’administration est dirigée par un adversaire, on peut donc imaginer toutes sortes d’entraves protocolaires, de querelles administratives et de manœuvres dilatoires pour affaiblir l’autre camp. On peut par ailleurs supposer qu’une partie du corps diplomatique – par nature défenseur d’une France ouverte sur l’étranger – s’oppose ouvertement ou de manière clandestine à un ministre des Affaires étrangères issu du Rassemblement national.
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Abonnez-vousLe Rassemblement national et le risque d’une France inaudible
S’il accède à Matignon, le parti de Jordan Bardella aura donc pour objectif premier de donner des gages de crédibilité et de continuité à sa propre administration, aux marchés financiers et aux partenaires internationaux. Une telle posture s’inscrirait dans la droite lignée de l’image qu’il a souhaité construire ces dernières années, celle d’un parti politique sérieux et apte à gouverner.
Mais même s’il parvient à assurer le bon fonctionnement de la machine diplomatique et la respectabilité de sa posture, on voit mal comment il pourrait s’accorder avec le parti présidentiel sur les dossiers internationaux les plus brûlants.
Sur l’Union européenne par exemple, deux visions radicalement opposées s’affrontent. Alors qu’Emmanuel Macron a fait du projet européen le cœur de son identité politique, Marine Le Pen en a fait l’ennemi numéro un. Dans cette union de la carpe et du lapin, le RN aura à cœur de détricoter l’héritage du président, que ce soit par exemple sur le Green Deal ou le pacte asile-immigration.
Concernant l’Ukraine, le Rassemblement national semble avoir mené à bien sa volte-face : il ne souhaite plus se retirer du commandement intégré de l’OTAN, se distancie de ses positions pro-Poutine et semble aligné, avec retenue, sur le soutien à la résistance ukrainienne. Des lignes de compromis pourraient donc s’envisager sur ce dossier, à condition de survivre à l’ADN isolationniste du parti de Marine Le Pen.
Sur d’autres enjeux, l’incertitude est totale. Quand sera-t-il de l’aide publique au développement, qu’Emmanuel Macron a fortement soutenue et que Marine Le Pen souhaite conditionner, voire démanteler ? Quelle vision écologique ? Quel vote de la France au Conseil de sécurité de l’ONU ? Quelle politique vis-à-vis de l’Afrique, du Proche-Orient, des États-Unis ou encore de la Chine ? Sur la base de quelles alliances ? Donald Trump, Viktor Orbán et Giorgia Meloni, ou Joe Biden, Olaf Scholz et Pedro Sánchez ?
Des alignements, au cas par cas, sur les enjeux de défense, de migration, ou encore du numérique pourraient s’entrevoir. Les relations bilatérales avec de nombreux États se poursuivront en business as usual. Mais les points de convergence ne s’étendent pas.
Réconcilier deux visions du monde, l’une pro-européenne et ouverte, l’autre souverainiste et isolationniste, mais aussi deux partis qui ont joué leur crédibilité sur leur capacité à neutraliser l’autre, semble aujourd’hui illusoire. Les ambassades étrangères ne seront d’ailleurs pas dupes, et l’on peut même imaginer que des puissances malintentionnées cherchent à exacerber ces divisions.
Vers une diplomatie au cas par cas ?
Il est à craindre que le président ait commis une erreur de calcul majeur dans sa décision de dissoudre. Lui qui envisageait probablement de conserver ses prérogatives diplomatiques, quitte à devoir renoncer à ses marges de manœuvre sur le plan national, aura peut-être tout perdu ce soir du 9 juin 2024.
Dans le meilleur des cas, celui d’une certaine fluidité dans les relations de travail et de compromis politiques, la France pourrait mener une diplomatie ad hoc, sur la base d’un consensus mou. En revanche, une dissension au sommet de l’État pourrait condamner l’Hexagone à une forme de paralysie diplomatique pour les années à venir.
Un tel dénouement serait regrettable, alors que de nombreux enjeux cruciaux se dessinent d’ici 2027 : l’élection présidentielle aux États-Unis, l’ouverture d’un nouveau mandat européen, la nomination d’un nouveau secrétaire général des Nations unies, pour n’en citer que quelques-uns au sein d’un paysage international profondément fragmenté.
Une chose semble bien certaine : en cas de défaite, quasi-certaine, du parti présidentiel le 7 juillet prochain, l’onde de choc de la dissolution se ressentira bien au-delà des frontières de l’Hexagone.
- 1Selon la Constitution de 1958, le président est chef des armées, ratifie les traités et nomme les ambassadeurs. Le Premier ministre, quant à lui, conduit la politique de la nation.