La démocratie n’est jamais acquise

Après une campagne d’une violence sans précédent – violence des échanges, violence des situations –, la victoire fulgurante et inattendue d’Emmanuel Macron, si elle a permis de faire échouer l’hypothèse d’une victoire de l’extrême droite, n’a pas apaisé les craintes quant à l’état de notre démocratie. Analyse de Karine Tuil, écrivain, à l’occasion du colloque « 2017 : la révolution de velours ? » des 6 et 7 septembre, en partenariat avec Ipsos, le Cevipof et Le Monde.

À l’origine d’un engagement politique et intellectuel, il y a parfois une histoire familiale de la peur. Être enfant d’immigrés vous assure un poste de vigie démocratique, en particulier quand vos parents ont quitté un régime autoritaire où critiquer le pouvoir vous assurait une place à l’ombre. « Ne pas déranger » fut notre mot d’ordre ; mes parents osaient à peine élever la voix. Qu’on pût contredire, juger, invectiver le pouvoir sans risquer d’être emprisonné leur semblait relever d’une pure fantasmagorie. Ils ne manquaient pas une occasion de le rappeler : nés en France, nous avions de la chance ; la liberté n’était pas donnée, elle pouvait, à tout moment, vous être reprise. Ici, on avait le droit de voter, manifester, lire une presse indépendante, exprimer ses opinions politiques – derrière cette litanie des bienfaits français se déployait l’idée selon laquelle on ne connaissait la valeur de la démocratie que si l’on avait fait l’expérience de l’oppression, l’enseignement parental se concrétisant par des lectures à forte charge politique et sociale – confirmation par la littérature de ce qu’ils nous disaient de vive voix : la démocratie n’est jamais acquise. Longtemps, cette peur est restée discrète, fugace – elle allait et venait dans le cénacle intime sans s’établir durablement. Mais depuis quelques années, elle avait trouvé un terrain fertile en nous et s’était amplifiée jusqu’à atteindre son acmé au cours de la dernière élection présidentielle quand l’accession de l’extrême droite au pouvoir est devenue une perspective envisageable. Après une campagne d’une violence sans précédent – violence des échanges, violence des situations –, la victoire fulgurante et inattendue d’Emmanuel Macron, si elle a permis de faire échouer cette hypothèse, n’a pas apaisé les craintes. Cette campagne aura notamment été marquée par un très fort taux d’abstention, en particulier dans certains quartiers sensibles et défavorisés. Dans d’autres régions de France, les citoyens se sont déplacés, en nombre – ils étaient onze millions – pour voter Front national.

La vie politique a ceci de commun avec l’écriture romanesque qu’elle est un saut dans le vide, un apprentissage de la perte, une expérience sans cesse renouvelée du doute. Passée la période de soulagement voire, pour certains, d’euphorie, qui peut affirmer que la confiance a été restaurée ? La tentation ultra-sécuritaire et son corollaire, la restriction de nos libertés les plus élémentaires, au nom d’un état d’urgence qui tend à devenir la norme et dont on peut parfois mettre en doute l’efficacité, la concentration des pouvoirs entre les mains de quelques acteurs du monde économique, leurs liens, réels ou fantasmés avec les grands médias de ce pays et les ruptures d’égalité qui dessinent une nouvelle géographie française sont autant de signaux qui annoncent, sinon le déclin, au moins l’affaiblissement de notre démocratie.

Le monde politique a été défait, les partis traditionnels ont éclaté, le début de la présidence d’Emmanuel Macron a transformé profondément le paysage politique français. Pour refonder la confiance démocratique, il faudrait revaloriser le pluralisme, défendre la liberté de la presse, prôner la transparence, moraliser la vie publique. Qui voudrait d’une société élitiste, clanique, obsédée par sa sécurité, dominée par la culture de l’évaluation et le contrôle – un monde sous emprise ? En démocratie, la contradiction, l’exercice des droits les plus élémentaires tel que celui de manifester, ne devraient jamais constituer une menace. La peur, oui. Elle affaiblit, avilit, abaisse. Le débat – fût-il vif, agressif, vindicatif – reste seul garant de nos libertés. Mais l’indignation qu’on nous a servie pendant des années en plat principal est désormais un concept froid et artificiel. Elle n’est restée qu’un sentiment fugace et sans effets, une passion tiède. Elle ne suffit plus. Il serait temps, au moment où notre système démocratique tend à vaciller, de lui préférer l’action ; de permettre à chaque citoyen de proposer d’autres alternatives, d’autres voies qui, elles, ne sacrifieraient pas les intérêts publics, nos valeurs fondamentales, au nom des impératifs de classes ou d’intérêts privés. Il n’y a pas de démocratie sans contre-pouvoirs. Sans défense des libertés. Sans égalité et justice. Sans une presse totalement libre. Sans institutions responsables. Ce sont ces contre-pouvoirs qui devraient être pensés, organisés, protégés dans nos sociétés ; or, ils n’ont jamais été aussi fragilisés. C’est là que se déploient sans doute sournoisement les plus grandes menaces : la tentation monocratique et l’aggravation des clivages sociaux qui feront le jeu des extrêmes – la baisse des budgets alloués à la politique de la ville décidée fin juillet en est l’un des signes. Le danger alors, c’est qu’à cet affaiblissement de notre système de valeurs, de nos institutions – tout ce qui est censé préserver les citoyens et leur assurer une place sociale – ne réponde la violence – la vraie. Le pays – un temps apaisé – pourrait connaître cette déflagration que nous redoutions et dont l’élection d’Emmanuel Macron a sans doute repoussé le mécanisme. Si la démocratie est menacée, si un rapport conflictuel entre le pouvoir et les forces vives de ce pays s’instaure, un sursaut viendra. À quel prix ? Et sous quelle forme ? Dans les romans comme dans la vie, la violence engendre toujours la violence. Mais cette fois, ce ne sera pas une simple dystopie. Proust, qui analysait si bien la société, écrivait dans À la recherche du temps perdu, ces mots qui ont une résonance particulière au moment où les plus fragiles semblent destinés à la précarité: « (…) déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ». Il serait sans doute temps d’ouvrir les yeux.

 

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