À quelques semaines des élections législatives en Israël, Steve Jourdin propose une analyse du contexte politique – et judiciaire – du scrutin mais aussi des positionnements et stratégies des différentes forces politiques en présence, et notamment celles du Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, et du « centrisme à l’israélienne ».
« Les sondages sont comme des parfums, il est autorisé de les sentir, de les renifler, mais il est interdit de s’en enivrer. » Dans la bouche du défunt président Shimon Peres, ces mots ont valeur d’adage : l’ancien chef du Parti du travail (Haavoda) avait perdu suffisamment d’élections législatives dans sa vie – il n’en a gagné qu’une, en 1984, et de justesse – pour savoir qu’en Israël rien n’est joué avant la proclamation finale des résultats. Dans la politique depuis la fin des années 1980, et sur le point de dépasser David Ben Gourion en termes de longévité à la tête de l’État, Benyamin Netanyahou connaît la règle du jeu. À l’approche des élections du 9 avril, elle semble se vérifier à nouveau. Largement en tête des sondages depuis l’annonce, en décembre dernier, de l’organisation d’élections anticipées, le Premier ministre marche actuellement sur des œufs. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, le procureur général a annoncé son intention de mettre en examen un Premier ministre en exercice. La décision était prévisible, et avait d’ailleurs largement été anticipée par Benyamin Netanyahou et son équipe de campagne. Elle n’en reste pas moins une épreuve pour la démocratie israélienne, qui prouve cependant une nouvelle fois que le principe de séparation des pouvoirs n’est pas un vain concept.
Un référendum pro ou anti-Netanyahou
Benyamin Netanyahou a-t-il fait son temps ? S’il existe de multiples façons de rendre compte des enjeux du scrutin du 9 avril, telle est la question aujourd’hui posée aux Israéliens. Puisque le chef du Likoud n’a pas l’intention de démissionner malgré les accusations formulées à son encontre, et compte tenu du fait que la procédure judiciaire peut encore prendre de longs mois, le Premier ministre jouera, selon toute vraisemblance, son avenir politique et personnel lors des prochaines élections. En cas de réélection, il aura alors beau jeu d’affirmer que le « peuple » a fait son choix en âme et conscience et que, en dépit des affaires, la majorité des Israéliens sont avec lui. Légalement, tant que l’ensemble des voies de recours ne sont pas épuisées, rien n’oblige en effet un Premier ministre en exercice à se démettre pour cause de poursuites judiciaires.
Quelles sont ses chances de victoire ? À n’en pas douter, Benyamin Netanyahou reste intrinsèquement le meilleur et le plus expérimenté des candidats. Mais sa personnalité, plus encore que ses ambiguïtés sur le dossier israélo-palestinien ou son bilan économique, suscite un fort rejet dans une partie de l’opinion. La multiplication de ses sorties démagogiques, son style de vie parfois excentrique et l’aspect hautain qu’il peut renvoyer, ajoutés à l’usure d’une décennie de pouvoir sans interruption, lassent jusque dans son propre camp. Les institutions de sondage tentent désormais de déterminer quelles seront les conséquences de l’annonce du procureur général sur l’électorat de droite. Dans l’entourage du Premier ministre, on estime que cela pourrait coûter, à lui et à son parti, entre quatre et six sièges à la Knesset. Difficile de vérifier l’exactitude d’une telle allégation. D’autant que la campagne électorale débute réellement maintenant et promet d’être d’une grande brutalité.
Benyamin Netanyahou ne s’avoue en effet pas vaincu : dans un discours prononcé dans la foulée de l’annonce du procureur, le Premier ministre a dénoncé une « persécution politique », orchestrée par la gauche et destinée à faire tomber le gouvernement de droite au pouvoir. Les prochaines semaines de campagne devraient se poursuivre sur le même ton. Face à ce qu’il considère comme une « chasse aux sorcières », menée de concert par les médias, le système judiciaire et les « gauchistes », Benyamin Netanyahou va tenter de surfer sur la ligne complotiste et anti-système entretenue depuis quelques années, et à laquelle il a peut-être fini par croire lui-même. En cas de victoire aux élections législatives d’avril, le chef du Likoud espère ensuite convaincre ses futurs partenaires de coalition de voter une loi relative au statut pénal du Premier ministre. Inspirée du modèle français d’irresponsabilité du président de la République, celle-ci accorderait une immunité temporaire au chef du gouvernement israélien et désamorcerait toute procédure de comparution d’un Premier ministre en exercice devant les juridictions pénales. Un tel scénario est-il envisageable ? Encore faut-il que Benyamin Netanyahou parvienne à former une majorité parlementaire après les élections. Or, les derniers sondages placent sa formation en deuxième position, et certains d’entre eux anticipent même son incapacité à mettre sur pied une coalition. Ces dernières semaines, l’alliance électorale Bleu et Blanc, phénomène politique du moment, fait la course en tête.
Une alliance baroque à l’assaut du siège de Premier ministre
L’alliance Bleu et Blanc (Kahol Lavan) est née d’un mariage de raison. À sa tête, on trouve un ancien chef d’état-major, Benny Gantz, et un ancien journaliste, Yaïr Lapid. Le premier, récemment arrivé en politique, ne maîtrise pas les codes médiatiques ; le second, fils d’un célèbre responsable politique, pâtit de son trop mince CV militaire, dans une société où le grade obtenu dans l’armée reste un puissant discriminant social. Opposée à Benyamin Netanyahou – l’homme qui s’est construit, au fil des années, l’image de « Monsieur sécurité » et dont le sens politique demeure redoutable –, la liste Bleu et Blanc semble, sur le papier, séduisante et complémentaire. Union des contraires, association de circonstance, Bleu et Blanc est-il bien un faux nez de la gauche, comme l’affirme, avec la virulence caractéristique du candidat en campagne, Benyamin Netanyahou ?
Si l’on s’en tient aux promesses de ses champions, difficile de voir dans l’alliance Bleu et Blanc la moindre référence au logiciel idéologique de la gauche traditionnelle. Outre le fait qu’ils refusent catégoriquement d’assumer l’étiquette de candidats de « gauche » – devenue, par une étrange ruse de l’histoire, une marque d’opprobre dans un pays fondé et dirigé pendant plusieurs décennies par les socialistes –, Benny Gantz et Yaïr Lapid ne s’engagent pas à résoudre la « question palestinienne ». Ils excluent par là même l’idée d’un retrait des Territoires palestiniens. De manière générale, l’alliance Bleu et Blanc n’évoque la situation régionale qu’au prisme de la défense des frontières du pays (frontière sud avec la menace du Hamas ; frontière nord avec le défi de l’implantation iranienne en Syrie). Sur le plan économique, en dépit du soutien de personnalités clés du secteur, Bleu et Blanc ne fait pas non plus preuve de beaucoup d’audace. En dehors d’un libéralisme consensuel et quelque peu machinal, la formation peine à proposer des solutions pour une économie dont la bonne santé relative ne doit pas masquer les points faibles. Comment, dès lors, expliquer le succès que semblent promettre les sondages à une formation en apparence si banale ?
Un centrisme à l’israélienne
L’entrée météorite de Benny Gantz en politique et le succès médiatique de la formation Bleu et Blanc se sont construits selon les codes habituels du « centrisme » politique israélien. Depuis le milieu des années 1980, les partis dits centristes naissent à intervalles réguliers en réponse à une « urgence » politique. Entre les deux grands partis historiques que sont le Likoud et le Parti du travail (Haavoda), ils se font une place au soleil en défendant une ou plusieurs « causes » spécifiques, comme la lutte contre la corruption, la baisse de la pression fiscale ou l’égalité devant le service militaire. En règle générale, ces formations sont portées par des personnalités issues de la société civile désireuses de se hisser en politique sans passer par les traditionnelles luttes d’appareil. Si elles trouvent souvent grâce aux yeux de la population, c’est qu’elles représentent une grande bouffée d’oxygène dans l’univers parfois anxiogène de la politique israélienne. Depuis 1967 et la guerre des Six-Jours, le clivage politique israélien s’organise en effet autour de la plus ou moins grande ouverture à l’égard d’un compromis de paix avec les pays arabes. Les thèmes de politique étrangère et les questions sécuritaires occupent le devant de la scène, et les problématiques d’ordre interne (économie, éducation) sont la plupart du temps reléguées au second plan. Dans ce paysage très codifié, l’homme politique du centre tire son épingle du jeu en faisant campagne sur un ou deux thèmes liés au « quotidien » des Israéliens et mis à l’index par les partis historiques ; il bénéficie alors, de manière quasi mécanique, d’une « prime » d’authenticité.
Propulsés sur le devant de la scène de manière soudaine, les partis politiques du centre bénéficient néanmoins d’une durée de vie limitée : fondés sur l’humeur de la population, ils disparaissent la plupart du temps aussi vite qu’ils sont apparus. En Israël, on les appelle les « partis papillons », leur longévité dépasse rarement quelques saisons. Combien de temps Bleu et Blanc est appelé à vivre ? En cas de défaite aux élections législatives à venir, l’alliance pourrait ne pas excéder les quelques mois.
Historiquement, le développement des partis centristes correspond aussi à un « moment » sociologique. L’entrée définitive d’Israël dans l’économie mondialisée au milieu des années 1980 a confirmé les tendances esquissées durant la décennie précédente et acté la division de la société en deux blocs antagonistes. Le face-à-face entre une large majorité sécularisée et occidentalisée, vivier électoral des partis de gauche et du centre, et un assemblage disparate de groupes sociaux revanchards, comprenant les couches populaires séfarades, le milieu de l’ancienne ultra-orthodoxie antisioniste et les fidèles d’un nationalisme conquérant, s’est, sur fond de renforcement de la « nouvelle économie » et d’accélération de la fragmentation sociale, encore accentué durant la dernière décennie. Il n’est donc pas étonnant de constater, à l’approche des élections d’avril, la cristallisation de deux grands blocs électoraux de même importance, eux-mêmes scindés en de multiples groupes et sous-groupes parfois antagonistes, et dont les clivages principaux se concentrent non plus autour du conflit israélo-arabe mais autour d’enjeux relatifs au mode de vie (place de la religion dans la société, respect de la hiérarchie des normes, droits des LGBT, questions environnementales, etc.).
La volatilité actuelle du spectre politique israélien s’explique par son caractère transitoire. Suspendue à l’avenir politique et judiciaire de Benyamin Netanyahou, sa réorganisation a en réalité déjà débuté. L’émergence d’une nouvelle génération politique – celle qui a grandi après Oslo et vécu ses échecs –, évidente depuis quelques années, pourrait être l’occasion de voir réapparaître, dans les années à venir, des thèmes aujourd’hui délaissés. Il faut pour l’heure regretter que des sujets capitaux comme le conflit israélo-palestinien ou la place des Arabes et des ultra-orthodoxes dans la société israélienne soient une nouvelle fois les angles morts du débat public israélien.