La décommunisation en Ukraine après le Maïdan

Dans le cadre du partenariat entre la Fondation Jean-Jaurès et l’association L’Ukraine est notre voisin, une nouvelle note, signée Oxana Shevel, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Tufts, analyse le débat suscité par l’adoption de ce qui est appelé en Ukraine la « législation sur la décommunisation », et l’impact auprès de l’opinion publique ukrainienne de ces dispositions.

Si décriée, la législation ukrainienne sur la décommunisation adoptée en mai 2015 pourrait finalement se révéler moins conflictuelle qu’il n’apparaissait à l’origine. Les textes interdisent toute expression publique positive concernant le passé soviétique et prescrivent de rebaptiser des milliers de localités portant des noms hérités de la période soviétique. Les critiques ont fait valoir que ces lois rendraient impossible tout débat ouvert sur l’histoire complexe de l’Ukraine et risquaient d’aggraver les divisions au sein de la société. Or, jusqu’à présent, ce processus n’a pas suscité de protestations importantes, et les partis opposés à ces lois n’ont pas réussi à transformer leur position en une réelle mobilisation. En même temps, rien n’indique que la décommunisation jouisse d’un large soutien au sein de la société, où l’on raisonne davantage en termes économiques qu’en termes idéologiques. Au bout du compte, les efforts de décommunisation en Ukraine auront sans doute un effet modeste quoique significatif, puisqu’ils auront réussi à débarrasser le pays de son héritage symbolique soviétique.

Un nouvel ordre

Le 15 mai 2015, le président Porochenko a promulgué quatre nouvelles lois dont l’ensemble allait constituer ce que l’on appellerait « la législation sur la décommunisation ». Ce sont :

  • la loi n°2558 portant condamnation des régimes communiste et national-socialiste (nazi) et interdisant d’en propager les symboles,
  • la loi n°2538-1 sur le statut juridique des personnes ayant combattu pour l’indépendance de l’Ukraine au XXe siècle et sur la reconnaissance qui leur est due,
  • la loi n°2539 sur le souvenir de la victoire sur le nazisme à l’issue de la Seconde Guerre mondiale,
  • la loi n°2540 sur l’accès aux archives des organes de répression du régime totalitaire communiste entre 1917 et 1991.

Ces lois avaient été soumises en avril 2015 au Parlement, quelques jours seulement avant d’être adoptées en première et deuxième lecture (sans débat public ou parlementaire). Aussitôt après, la contestation et les critiques ont fusé de diverses parts, notamment du ministère des Affaires étrangères russe, de dirigeants du Parti communiste, d’anciens membres du Parti des régions et du Bloc d’opposition, de groupes ukrainiens ou internationaux de défense des droits, d’universitaires, de personnalités ukrainiennes et d’experts occidentaux.

Selon les critiques, ces lois allaient aggraver les divisions en Ukraine en séparant le sud et l’est du reste du pays, ce qui pourrait avoir des conséquences catastrophiques en un temps de conflit territorial avec la Russie et de crise économique. Effectivement, la plupart des sites à rebaptiser se trouvent dans les régions orientales et méridionales du pays. Selon l’Institut de la mémoire nationale ukrainien, au 21 novembre 2015 il restait 877 localités à renommer. En tête de liste, on trouvait les trois régions de l’est : Donetsk (10 villes, 27 bourgades, 62 villages), Dniepropetrovsk (3 villes, 10 bourgades, 71 villages) et Kharkiv (27 bourgades et 70 villages). Venaient ensuite les régions de l’est et du sud : la Crimée (1 ville, 11 bourgades, 54 villages), Odessa (2 villes, 4 bourgades, 49 villages) et Luhansk (6 villes, 25 bourgades, 23 villages).

Selon d’autres critiques, les lois allaient étouffer les études et débats historiques. Elles interdisaient d’exprimer publiquement des opinions « fausses » sur la période communiste, sur les dirigeants communistes ou certaines personnes et organisations qui « s’étaient battues pour l’indépendance de l’Ukraine », comme l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) ou l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). Pour d’autres encore, ces lois, qui requièrent d’enlever des milliers de monuments de l’époque soviétique et de rebaptiser des milliers de localités, allaient entraîner des dépenses considérables.

Les ennuis allaient-ils commencer ?

Maintenant que l’application des lois suit son cours, on peut voir si elles ont été à l’origine d’autant de conflits qu’on le disait. À ce jour, elles n’ont pas entraîné dans le pays une instabilité généralisée. Si la décommunisation fait dans la presse et au sein des assemblées locales l’objet de discussions animées et souvent passionnées, il n’y a pas eu de réactions importantes ni de manifestations sur la voie publique lorsque des monuments ont été démontés. Les principaux groupes qui, en Ukraine, se sont opposés aux lois – le Bloc d’opposition et le Parti communiste – n’ont jamais traduit leur rhétorique en actes, ni gagné quoi que ce soit à s’opposer à la législation1Selon un sondage d’opinion réalisé en juillet 2015 par l’Institut international de sociologie de Kiev, le Bloc d’opposition avait un taux d’avis favorables de 7,2%, soit moins que les 9,2% qu’il avait obtenus lors des élections d’octobre 2014, et le Parti communiste 1,9%, moins que les 3,9% d’octobre 2014..

En même temps, rien n’indique non plus que la décommunisation bénéficie d’un large soutien dans la société. Selon les sondages dont on dispose, la majorité de la population a, sur la décommunisation, un avis mitigé ou hostile. Un sondage a fait apparaître que seulement 10,5% des personnes interrogées y étaient favorables, contre 89% qui ne l’étaient pas (avec 34,5% résolument contre et 54,6% modérément contre). Des enquêtes locales menées à Kirovohrad et Poltava, deux villes du centre de l’Ukraine, montrent qu’un tiers seulement de la population est tout à fait favorable à la décommunisation.

Pourquoi est-on si blasé ?

Trois raisons expliquent pourquoi il y a eu si peu d’opposition aux lois bien qu’elles bénéficient d’un soutien si faible. La première réside dans les changements que l’Euromaïdan et le conflit avec la Russie qui s’en est suivi ont suscités dans l’opinion. Depuis 2013, les Ukrainiens sont devenus bien moins attachés à l’époque soviétique et plus favorables à l’indépendance nationale. Les instituts de sondage relèvent des signes montrant qu’en Ukraine une nation politique est véritablement en train de se former, à en juger par l’augmentation nette (de moins de 10% à 42%) du pourcentage des personnes interrogées qui voient dans les sentiments patriotiques un facteur d’union des citoyens ukrainiens. Le soutien à « une Ukraine indépendante » est au niveau le plus haut jamais atteint depuis 1991. Ces sentiments varient cependant selon les régions ; ils sont plus marqués à l’ouest et au centre, plus faibles au sud et à l’est, mais même là, des changements d’opinion significatifs ont eu lieu (par exemple, l’opposition à l’entrée dans l’OTAN a baissé dans le Donbass, passant de 90% en 2010 à 60% en 2015). Cette augmentation des sentiments patriotiques pro-ukrainiens a rendu la société dans son ensemble plus favorable à la rupture des liens avec l’époque soviétique.

Le deuxième facteur qui contribue à rendre le processus de décommunisation moins controversé est la nouvelle géographie politique issue de l’annexion de la Crimée par la Russie et de l’insurrection dans le Donbass. Nombre des bourgades, villages, rues et places à rebaptiser sont situés hors du territoire contrôlé par l’État, c’est-à-dire en Crimée et dans les zones aux mains des séparatistes des régions de Donetsk et Luhansk. Sur les 54 localités à rebaptiser dans la région de Luhansk, 19 seulement se trouvent sur le territoire contrôlé par l’Ukraine. En d’autres termes, là où l’opposition à la décommunisation aurait été la plus forte, le processus ne va pas avoir lieu car les autorités centrales sont dans l’incapacité d’y faire appliquer la loi.

Dans les régions d’Ukraine où la décommunisation aura lieu, le processus ne sera guère systématique puisque des mouvements spontanés de décommunisation s’étaient produits avant que les lois ne soient votées. En décembre 2013, pendant les manifestations de l’Euromaïdan à Kiev, une statue emblématique de Lénine dressée dans le centre de la ville avait été renversée par des nationalistes. Pendant les mois qui ont suivi, les renversements spontanés de statues de Lénine (mouvement appelé « Leninopad », soit « Lénine par terre ») se sont succédé dans une grande partie du centre et dans des zones du sud et de l’est du pays (en Ukraine de l’ouest, la plupart des statues de Lénine avaient déjà été enlevées dans les années 1990). Selon l’Institut de la mémoire nationale, 504 statues de Lénine ont été renversées en Ukraine après décembre 2013, dont 436 entre décembre 2013 et septembre 2014 – toutes avant l’adoption des lois sur la décommunisation. Ces opérations de décommunisation ont été menées par des militants et ne bénéficiaient pas nécessairement d’un vaste soutien dans l’opinion. Néanmoins, on peut penser que la faible opposition qu’elles ont suscitée a facilité l’adoption rapide des lois officielles sur la décommunisation.

Une autre raison pour laquelle la faiblesse du soutien accordé par l’opinion aux lois sur la décommunisation n’a pourtant pas incité les populations à protester (pas plus qu’à soutenir les hommes politiques opposés à cette entreprise) réside dans la nature non idéologique d’une grande partie de l’opposition à la décommunisation. Les sondages d’opinion, les micros-trottoirs, les comptes rendus des conseils municipaux montrent que les gens sont souvent contre la décommunisation non pour des raisons idéologiques (parce qu’ils auraient une image positive de l’époque soviétique), mais parce qu’il leur semble que ces opérations de changement de nom et de démolition coûteront cher et qu’ils ne croient pas que la décommunisation puisse avoir un effet sur leur situation socioéconomique. Pareille opposition non idéologique favorise, dans la population, une certaine passivité plutôt que des manifestations concrètes.

En fin de compte, la décommunisation n’est tout simplement pas un problème prioritaire pour les citoyens. Les débats publics sur la question ont été relativement peu suivis. À Kiev, par exemple, où quelque 120 rues doivent être rebaptisées en application de la loi, la municipalité a ouvert un portail en ligne où ses administrés peuvent proposer de nouveaux noms. Kharkiv et Dniepropetrovsk ont ouvert des portails similaires. En moyenne, quelques centaines de personnes seulement ont voté en ligne et beaucoup moins encore ont présenté des noms nouveaux.

Néanmoins, au moment où des centaines de bourgades et de villages sont tenus de proposer des noms de rues et de places, la population est amenée à prendre part à un processus civique, ce qui est positif. À Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine en importance, le processus de décommunisation témoigne de cette dynamique. Par leur participation aux débats locaux sur la décommunisation que prescrit la loi, les militants ont empêché les autorités d’altérer l’esprit des textes avec des projets prévoyant de conserver des noms de rues comme « Dzerjinski » ou « Frounzé » en en changeant simplement le signifié (par exemple, Vladislav Dzerjinski, médecin, au lieu de son frère Félix). On trouve un autre exemple de l’efficacité de la société civile dans le fait que des fonctionnaires qui devaient participer à des débats publics sur la décommunisation dans un quartier de Kharkiv ont fini par se prononcer pour des propositions avancées par des militants présents dans la salle plutôt que pour celles des autorités locales.

Conclusion

La législation ukrainienne de mai 2015 a été vivement contestée au motif qu’elle aurait risqué d’entraîner des dépenses supplémentaires, de réduire les possibilités de débat sur l’histoire de l’Ukraine, d’aggraver les divisions au sein de la société et de favoriser la violence. Cependant, elle n’a pas causé les conflits que l’on pouvait craindre étant donné qu’après le Maïdan les attitudes ont changé et que les régions les plus « pro-soviétiques » (la Crimée et le Donbass) étaient pour l’essentiel exclues de la campagne nationale. Et, bien que la législation n’ait pas accru les sentiments pro-ukrainiens ni réduit le soutien au séparatisme, comme l’espéraient ses partisans, elle n’en a pas moins permis aux citoyens et militants d’avoir leur mot à dire dans ce processus. De la sorte, il se pourrait bien que la décommunisation renforce la société civile en Ukraine tout en aidant le pays à se défaire de larges pans de son héritage monumental et toponymique soviétique.

NB : cet article est paru dans Ukraine in the Poroshenko Era: The Politics of Power, Reform, and War, Institute for European, Russian and Eurasian Studies, The George Washington University, septembre 2017.

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    Selon un sondage d’opinion réalisé en juillet 2015 par l’Institut international de sociologie de Kiev, le Bloc d’opposition avait un taux d’avis favorables de 7,2%, soit moins que les 9,2% qu’il avait obtenus lors des élections d’octobre 2014, et le Parti communiste 1,9%, moins que les 3,9% d’octobre 2014.

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