Depuis sa création, il y a soixante ans, l’action du ministère de la Culture est structurée par le principe de « service public ». À l’heure où l’État est accusé de manquer à certains de ses devoirs de préservation de ses missions, quel avenir se joue pour le service public de la culture ? Dans cette première note d’une série consacrée aux 60 ans du ministère de la Culture, Léa Cesari, doctorante en histoire des politiques culturelles (Université de Bourgogne) revient sur l’évolution de la notion de service public de la culture pour en éclairer les enjeux actuels.
Une ambition
La notion de service public de la culture précède la constitution même du ministère des Affaires culturelles et naît dans un contexte historique inédit dont elle est indissociable. Si dès le début du XXe siècle la « mission d’intérêt général » dans le domaine culturel est conceptualisée, c’est après-guerre qu’une politique culturelle d’envergure va être pensée et appliquée. L’ambition est claire : ressouder la population française par la rencontre avec l’art. Une volonté de cohésion nationale prime dans la démarche de démocratisation et permet d’en justifier les moyens. Dès lors, la puissance publique s’appuie sur la détermination de quelques artistes et sur de nombreux militants associatifs pour engager une action commune. Pour rendre possible cet objectif de démocratisation, le processus de décentralisation voit le jour avec l’implantation d’équipements culturels, créant un maillage territorial exceptionnel. Ces évolutions découlent donc, avant tout, d’une ambition politique puissante et ne reposent pas sur un désir de la communauté artistique d’être placée sous l’autorité de l’État. En effet, il faut rappeler qu’à l’origine, l’intervention de l’État pour la culture était loin de remporter l’adhésion des artistes. Ce sont des arguments éthiques et sociaux qui ont permis de convaincre les artistes et les administrateurs les plus sceptiques.
Si la notion d’intérêt général est très vite induite par ces premiers jalons d’une politique culturelle d’État, Jean Vilar va consacrer l’utilisation de l’expression « service public » pour rendre compte du caractère impératif que revêt l’art – et, pour lui, le théâtre en particulier. Le service public s’apparente dès lors à une démarche d’élargissement des publics, en s’accompagnant d’un accueil attentif et d’une dimension éducative.
Rappelons que le concept de service public se base sur des principes fondamentaux, établis en 1930, inspirés des règles constitutionnelles. Il faut les interpréter selon leur application à la culture : l’égalité – ici c’est l’égalité géographique qui doit rendre possible l’égalité sociale ; la continuité, c’est-à-dire la pérennité des équipements et du dispositif dans le temps ; et enfin la mutabilité qui correspond aux adaptations liées aux évolutions.
À partir de 1959 lors de la constitution du ministère des Affaires culturelles, l’intervention publique pour la culture poursuit cette ambition sous l’action d’André Malraux qui estime que « l’État n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir ». La rencontre du « plus grand nombre » avec l’art constitue l’objectif premier et les artistes sont invités à rejoindre les politiques dans une dynamique de progrès quasi civilisationnel.
Cependant, une partie des artistes va peu à peu se détourner de ces objectifs. À la fin des années 1960, les premières études sur la fréquentation des publics apparaissent et les résultats indiquant l’absence de véritable élargissement des publics mettent à mal la défense des ambitions sociétales. Le constat du faible pourcentage de public issu des classes populaires, associé à une dynamique de ruptures esthétiques, aboutit à l’abandon de ces objectifs par les artistes. L’expression d’un « non-public » proclamé à Villeurbanne en 1968 par les directeurs de théâtres exprime cet aveu d’échec. Par ailleurs, la mise en veille progressive de cette ambition sociale au profit de l’autonomie du créateur, notamment lors du ministère de Jack Lang, va aussi participer au désengagement durable d’une partie des artistes. Parallèlement, l’élargissement de l’acception de la notion de culture, vue sous le prisme du multiculturalisme, voit le jour en suscitant de nombreuses controverses.
Des missions
Néanmoins, un rejet total et durable d’une recherche d’élargissement des publics par les artistes participerait au discrédit de leur légitimité car, à l’évidence, la logique artistique repose sur la présence du public. Il est en outre impossible pour l’État de défendre, politiquement comme financièrement, la création artistique en ignorant le principe même d’intérêt général qui est au cœur de la constitution du ministère et justifie ses moyens.
Publié en 1996, le rapport Rigaud indique que le service public de la culture doit retrouver son sens : « mission d’intérêt général impliquant des obligations qui sont l’exacte contrepartie des aides publiques ou du statut public de l’organisme chargé d’un service public ». À la rentrée 1997, Catherine Trautmann s’inspire de ce document pour publier la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant. Ce texte-cadre définit les responsabilités de l’État et de l’ensemble des établissements subventionnés et constitue un outil de transparence afin de répondre au problème récurrent de dérives et collusions. En établissant un certain nombre de règles sur lesquelles la ministre peut se référer lors des processus décisionnaires (comme les nominations des directeurs), elle souhaite aussi précisément s’éviter de possibles accusations de partialité.
Contrairement à l’effet escompté, les professionnels expriment de vives critiques. Avant même la publication de la Charte, ils se regroupent en collectif et s’insurgent contre ce document en déclarant : « l’art n’a pas à se justifier ». Certains artistes revendiquent clairement l’utilisation des moyens de la puissance publique, en la légitimant par l’acte créateur, tout en s’exonérant des obligations d’intérêt général. Précisons que cette position n’est pas unanime car de nombreux acteurs culturels souhaitent la prise en charge de ces missions : ce sont généralement les membres du réseau d’éducation populaire et leurs héritiers dont les carrières sont plus « à la marge » des grandes institutions nationales. Suite à la publication de la Charte, une multiplication des débats à propos du « service public » illustre une profonde ambivalence des artistes à l’égard du ministère de la Culture, oscillant entre rejet et « demande d’État ».
Mais ce document fondamental n’a pas seulement pour but de mettre le ministre à l’abri des critiques ; il permet surtout de préciser les objectifs de l’État et des établissements subventionnés : leurs obligations envers les publics, leur inscription dans un territoire ou encore leurs responsabilités en tant qu’employeurs. Il assoit donc un cadre d’exécution précis à la politique engagée. La recherche du public, nous dirions aujourd’hui « des publics » ou « des populations », n’est plus optionnelle. Elle constitue même une condition sine qua non d’éligibilité au système de subventions.
Aujourd’hui la Charte est toujours en vigueur et sa légitimité ne fait plus débat. Elle contribue même au sein de l’administration à une certaine reconnaissance, voire à une popularité tardive de Catherine Trautmann, son initiatrice. De plus, en 2017, la politique de « cahiers des missions et des charges » a été confortée et renouvelée aboutissant à la mise à jour des dites missions pour différents labels (CDN, CCN, SMAC, scènes nationales, etc.).
À ces missions, que l’on pourrait considérer comme des devoirs pour les établissements subventionnés, s’adjoignent un certain nombre de droits qui, pour leur part, concernent les citoyens dans leur ensemble.
Des droits
La politique culturelle s’accompagne, à sa conception et récemment encore, de textes de lois qui encrent la prise en charge de la culture par l’État. Le préambule de la Constitution de la IVe République du 17 octobre 1946 indique que « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte (…) à la culture », sans toutefois conférer à la culture de définition précise. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par les États membres de l’ONU précise que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts » et que « chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur », sans que les conditions d’application de ces droits soient non plus explicitées.
Plus d’un demi-siècle plus tard, en 2005, l’Unesco adopte la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles qui ouvre de nouvelles perspectives en introduisant la notion de diversité culturelle. En 2007, les droits culturels sont réaffirmés et redéfinis par un document majeur : la Déclaration de Fribourg. Elle intègre la notion de diversité culturelle en précisant que la culture « recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement ». L’inscription de ces droits constitue un bouleversement car la culture y est définie sous le prisme de l’épanouissement individuel et dans une perspective de coopération et de collaboration. En effet, le citoyen est situé au cœur de ce projet universaliste : il n’est plus seulement considéré comme récepteur ; il est acteur (de la culture en général et de sa culture, de son « identité culturelle » en particulier).
Si ces droits comportent bien la revendication de l’objectif originel de démocratisation porté par le ministère en garantissant l’accès à la culture pour tous (devenu un droit), ils sont liés à une vision plus contemporaine de la culture recouverte par l’expression « démocratie culturelle ». Ce concept est associé à la notion de diversité : diversité des personnes, des disciplines, des milieux. Il y a donc un élargissement de l’acception de culture avec l’affranchissement d’une vision sectorielle et verticale. Certaines critiques évoquent des menaces pour la liberté de création, voire pour le modèle français de politique culturelle. Le danger d’un nivellement par le bas est aussi souligné, avec le passage d’une légitimité artistique à une légitimité démocratique.
Cependant, les textes de loi postérieurs font référence à ces droits et marquent un tournant pour les politiques culturelles. La loi de décentralisation NOTRe portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, publiée en 2015, précise que la culture devient une compétence partagée et une « responsabilité exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels ». Puis la loi LCAP (relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine), promulguée en 2016, réaffirme que l’État met en œuvre une « politique de service public » avec les acteurs de la création artistique. Mais au-delà de cette réitération, cette loi amorce un virage important en incluant la notion de diversité culturelle issue de la Déclaration de Fribourg, avec notamment la reconnaissance de la pratique en amateur.
En définitive, l’inscription de ces dispositions légales contient des effets paradoxaux. Ces droits culturels ont l’avantage, mais également l’inconvénient, de proposer une alternative à la relation bilatérale État/artistes. D’une part, la démarche permet de dépasser le rapport complexe d’interdépendance entre les partenaires habituels, mais, d’autre part, elle comporte le risque d’exclure (du moins théoriquement) les institutions en accordant la primauté au citoyen.
En outre, les lois récentes finissent d’asseoir la mise en place d’une politique culturelle sur les territoires, en impliquant davantage les collectivités, et dans la durée en confortant la pérennisation du ministère. De plus, en conférant à la culture une portée vitale pour l’existence humaine, les droits culturels deviennent le meilleur argument pour poursuivre l’ambition de service public de la culture. Mais dans le même temps, la référence au concept de diversité tend à rendre obsolète l’administration culturelle en dépassant le cadre du champ d’intervention du ministère.
En tout état de cause, ces nouveaux droits culturels et les lois afférentes obligent à une évolution cette administration qui, comme l’ensemble des politiques publiques françaises, s’est avant tout construite sur l’idée d’une action « pour » et non pas « avec » les citoyens.