La culture, avenir du socialisme ?

La singularité du socialisme français fut de s’envisager comme une culture au sens large. Quel est le bilan ? Avant le colloque des 26 et 27 janvier organisé par la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Marion Fontaine livre des premiers éléments de reflexion dans une tribune publiée dans Libération.

Qui associe aujourd’hui les termes de culture et de socialisme se trouve face à un paradoxe. Cette association rappelle un lien privilégié, des images sépia, un peu présentes encore : le Front populaire, le flamboyant ministère de la Culture des années 1980, etc. Elle est simultanément synonyme de déception et de désillusion, même si l’une et l’autre ne sont pas toujours lucides. Le quinquennat qui s’achève n’a pas comblé tous les espoirs, il a agi pourtant dans ce domaine, du développement de l’éducation artistique à la stabilisation du régime des intermittents. L’action culturelle des socialistes dans les collectivités locales a eu ces dernières décennies une importance majeure. Les candidats à la primaire s’efforcent de mettre en avant leur ambition dans ce domaine : budget du ministère, politique de la langue, démocratisation des pratiques, etc.

Reste qu’aucun de ces rappels n’est audible. Pour expliquer cette perte de résonance, il est toujours possible d’accuser les politiques de trahison ou les citoyens d’incompréhension. Peut-être est-il plus pertinent de comprendre ce qui relève d’un double épuisement. Le premier concerne un certain type de relations entre culture et socialisme, tel qu’il s’était défini au cours des années 1970. Le Parti socialiste s’est alors efforcé, et a réussi, à supplanter les communistes sur le plan culturel, tout en esquissant un modèle appelé à durer : relations étroites avec les milieux artistiques, mise en avant de l’exception culturelle française, décentralisation des actions et maintien en même temps d’une politique nationale, insistance sur la pluralité des cultures et des formes d’arts, tout comme sur leur nécessaire démocratisation. Mais actuellement ce modèle s’essouffle, perd de sa consistance. Il y a à cela des raisons variées ; parmi elles l’aboutissement d’un autre processus, de plus long terme celui-là.

Ce qui a fait pendant longtemps l’originalité du socialisme est qu’il ne se définissait pas tant, ou pas seulement, dans un rapport spécifique à la culture, mais qu’il s’envisageait lui-même comme une culture, au sens large : une certaine vision de la littérature, de la musique, des arts décoratifs, ou encore du théâtre, un ensemble de valeurs, de comportements, de croyances, une organisation et une morale. Cette culture socialiste, ou ce socialisme entendu comme une culture, ne s’est pas conçu comme un isolat ; il a noué des relations avec la culture républicaine et nationale. Il a eu par ailleurs, très tôt, des relations ambiguës avec la culture de masse, cette culture du spectacle et du divertissement, dont il s’est demandé s’il fallait la rejeter, tant il la jugeait abêtissante, aliénante, dépolitisante, ou s’il fallait au contraire tenter de la faire tourner dans le « bon » sens, celui de l’émancipation.

Sur ce point il faut bien reconnaître que l’histoire, au moins pour l’instant, a tranché. La culture de masse, qui est aussi celle de l’individualisme triomphant, s’est imposée, tandis que la culture socialiste, dans sa spécificité et dans son ambition, s’est évaporée. Sans doute y a-t-il là l’une des explications au paradoxe que l’on relevait plus haut. Si les socialistes n’ont pas cessé en réalité de multiplier les initiatives culturelles, que ce soit à l’échelle nationale ou locale, celles-ci sont comme des morceaux épars, qui peinent à trouver une cohérence d’ensemble, parce qu’ils ne peuvent plus guère s’adosser à une culture à la fois plus originale et plus globale.

Face à cet état de fait, la gauche – qui n’est pas faite uniquement des socialistes – hésite entre deux voies. Elle peut avoir la tentation de se replier sur son lumineux héritage, de ressasser sa volonté « d’hégémonie culturelle » en singeant Gramsci, sans en avoir les moyens, et en courant le risque de se heurter à ses propres contradictions : n’est-elle pas aussi influencée par la culture de masse et celle de l’individu-roi ? Elle peut avoir la tentation inverse : abandonner tout héritage, comme autant de vieilles lunes, et ne plus voir dans la culture qu’un outil de développement économique et le lieu d’expression du « C’est mon choix », en misant pour le reste sur la magie spontanée des techniques numériques.

Il est probable qu’à court terme la gauche se contentera d’emprunter l’une et/ou l’autre voie. Il n’est pas sûr pourtant qu’il y ait là des solutions aux questions de l’heure. Il y a cette inquiétude qui accompagne l’individu, dans un nouveau contexte culturel : comment s’approprier des faits, des images en flux, comment maîtriser un temps accéléré, des connaissances démultipliées par les évolutions technologiques ? Et il y a le risque que, pour pallier cette inquiétude, les individus se réfugient dans des cultures morcelées et potentiellement affrontées : culture des métropoles et cultures des campagnes, cultures religieuses réinventées, cultures territorialisées/nationales et cultures mondialisées.

Ce sont des interrogations qui ne se résolvent pas à l’échelle d’une campagne présidentielle. Au moins pourrait-on espérer, sur le court terme, du socialisme, ou quel que soit le nom qu’il se donne, qu’il commence à y réfléchir. Au lieu de faire comme au XIXe siècle, de se réfugier dans la nostalgie ou de rêver à on ne sait quelle révolution modernisatrice, on attendrait, en étant plus exigeant, d’un socialisme réformateur qu’il tienne bon d’abord sur certains aspects, qu’il en réinvestisse d’autres, comme autant de virtualités de transformation dans le présent : le temps libre, les formes collectives liées aux nouveaux loisirs, les valeurs morales attachées à certains modes de vie ou types de consommation. On ne sait s’il est encore possible, et souhaitable, de réinventer un projet politique comme une culture. Il ne serait pas superflu au moins de réinvestir les questions culturelles, au sens large, pour voir comment elles pourraient servir à une émancipation indissolublement individuelle, et collective.

 

 

 

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