La bibliothèque CeDinCI de Buenos Aires : mémoire historique des gauches latino-américaines

L’universitaire argentin Horacio Tarcus présente le CeDinCi (Centre de documentation et de recherche sur la culture des gauches), dont il est le directeur, lieu de mémoire des gauches latino-américaines et au-delà, issu d’un travail considérable de collecte et de classification de milliers de documents.

Présentation

Horacio Tarcus est directeur et membre fondateur du CeDinCI, chercheur au CONICET (CNRS argentin), professeur à la faculté de sciences sociales de l’Université de Buenos Aires, professeur d’histoire à l’École des humanités de l’université General San Martín et auteur de plusieurs ouvrages sur le socialisme et Marx en Argentine.

Horacio Tarcus est un chercheur incontesté dans le domaine des gauches du Rio de la Plata (Argentine et Uruguay), sans exclusive idéologique. Mais c’est aussi un collectionneur, et un collecteur infatigable d’affiches, de disques, de documents, de revues et de tracts, illustrant et traitant des gauches d’Amérique du Sud, et bien au-delà. Intéressé par Jean Jaurès, il a pris contact avec la Fondation pour ouvrir le CeDinCI aux discours et écrits du référent historique du socialisme français. Ce qui nous a donné l’opportunité de connaître en « présentiel », comme on dit en ces temps d’épreuve virtuelle, Horacio et sa « caverne d’Ali Baba ». Caverne d’Ali Baba parce qu’il n’y a pas d’autre mot permettant de décrire l’amoncellement de papiers, en colonnes et en étagères, organisant un parcours sinueux d’une pièce à l’autre. Caverne d’Ali Baba parce qu’au-delà de sources précieuses et inestimables sur les socialistes argentins et uruguayens, il y a aussi tout le reste, un fonds d’une richesse exceptionnelle, d’origine latino-américaine, comme allemande, anglaise, espagnole, françaises, italienne. Au point de lui avoir demandé de nous en dire davantage, ce qu’il a bien volontiers accepté.

Jean Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès

 

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Le Centre de documentation et de recherche sur la culture des gauches (CeDinCI) est né en 1998 à Buenos Aires, Argentine, à l’initiative d’une poignée d’historiens préoccupés par la dispersion et la perte de sources relatives à l’histoire des secteurs subalternes (de la société). Cette réalité est la conséquence de l’instabilité institutionnelle de l’Argentine, avec ses coups d’État militaires et ses dictatures au cours du XXe siècle, comme de la crise du monde ouvrier et de l’univers des gauches de la fin du millénaire. Non seulement en temps de dictatures militaires des bibliothèques entières ont été détruites et perdues, mais qui plus est en 1953, à l’époque de la présidence constitutionnelle de Juan Domingo Perón, des bandes nationalistes ont incendié (avec l’assentiment du gouvernement) l’historique Maison du peuple, réduisant en cendres une bibliothèque, une hémérothèque, et des archives, réunies par les socialistes à partir de 1894. D’autre part, la fermeture d’une bonne part des anciennes bibliothèques populaires et des locaux anarchistes, socialistes et communistes, a également contribué à la perte d’un patrimoine que n’ont pas cherché à compenser la Bibliothèque nationale ou les bibliothèques universitaires par des politiques de récupération parallèles. L’Argentine ne pouvait compter sur des expériences du type de celle des monumentales bibliothèques universitaires des États-Unis, des grands centres européens de documentation sociale, comme l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, l’Institut ibéro-américain de Berlin, la Fondation Feltrinelli de Milan, la Fondation Friedrich-Ebert de Bonn, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre ou la Fondation Pablo Iglesias à Madrid.

Prenant ces institutions comme référence, les statuts d’une association sans but lucratif ont été déposés début 1998. Cette association s’est fixée l’objectif de réunir toute la documentation possible portant sur le patrimoine social, politique, et culturel des gauches et des mouvements sociaux latino-américains. Un appel public a été lancé en direction de toutes les personnes et institutions détentrices de fonds historiques disposées à faire des donations. En retour, des garanties de transparence leur étaient assurées dans tout le processus de donation, la mise en ordre et le catalogage fait par des professionnels formés en histoire, en gestion de bibliothèques et d’archives, et une rapide mise à disposition du fonds à la consultation publique. Cet appel à un pacte nouveau entre donateurs et donataires a reçu un écho immédiat, au point que les premiers dons ont été réceptionnés le jour même de l’ouverture du Centre.

L’acquis

Vingt-trois ans plus tard, du fait d’un flux de donations perpétué jusqu’à aujourd’hui (y compris en temps de pandémie), l’hémérothèque réunie par le CeDinCI compte 9793 collections de publications périodiques – journaux, revues culturelles, politiques, journalistiques, suppléments culturels de quotidiens, fascicules, bulletins syndicaux, publications étudiantes, appels du mouvement des droits humains, revues des mouvements de femmes, et visant à reconnaître la diversité sexuelle (mouvement LGTBQ).

Une bonne partie de ces collections est unique et d’accès difficile, des publications fondatrices du mouvement ouvrier argentin (La Protesta, La Vanguardia, etc.) à des revues et journaux actuels. On trouve là une collection complète de revues culturelles argentines, de Martín Fierro à Punto de Vista, en passant par des titres comme Nosotros, Sur et Pasado y Presente. Dans la collection des publications internationales, il y a des titres comme Critica Sociale (Milan), Le Devenir social (Paris), Revista Socialista (Madrid), Correspondencia Internacional (Moscou), Cahiers du Bolchevisme (Paris), La Critique sociale (Paris), Le Monde (Paris), Amauta (Lima), New Left Review (Londres), Ruedo Iberico (Paris), Les Temps modernes (Paris), Libre (Paris), Zona abierta (Madrid), Leviatán (Madrid), Argumentos (Bogota), Cuadernos políticos (Mexico).

La Bibliothèque dispose environ de 160 000 volumes, dont 15 000 relèvent d’anciennes feuilles anarchistes et socialistes. La section marxiste propose la collection la plus complète d’œuvres de Marx et Engels en diverses langues, de toute l’Amérique latine, comprenant la célèbre édition MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe) parue entre 1927 et 1935. Elle offre aussi en diverses langues les œuvres des marxistes russes (Lénine, Trotski, Boukharine, etc.), italiens (Turati, Labriola, Gramsci, Mondolfo, etc.), hongrois comme Lukács, polonais comme Rosa Luxemburg, allemands (Kautsky, Bernstein, Mehring, Korsch, etc.), français comme Jaurès, Lafargue ou Sartre, anglo-saxons comme Hobsbawn, E.-P. Thomson ou Perry Anderson, et latino-américains comme Aníbal Ponce, Julio A. Mella, Ernesto Guevara, Adolfo Sánchez Vázquez. La collection « Manifeste communiste » est avec celle de la Fondation Feltrinelli la plus complète du monde, avec plus de 400 éditions en plus de 30 langues. La section latino-américaine comporte des ouvrages généraux relatifs au continent dans sa totalité, et des collections organisées par pays. La Bibliothèque a accordé un intérêt particulier aux travaux relatifs au mouvement ouvrier espagnol et à la Guerre civile espagnole.

Le département Archives conserve 151 fonds particuliers. On peut citer ceux des socialistes argentins José Ingenieros, Nicolas Repetto, Juan Antonio Solari et Enrique Dickmann, riches en échanges épistolaires avec des personnalités politiques et intellectuelles du monde entier. Il compte également les fonds d’écrivains/éditeurs, comme ceux de Samuel Glusberg, Héctor P. Agosti, Cayetano Córdova Iturburu, Raúl Larra et Herminia Brumana. D’autres acquis comme ceux d’Emilio Troise, Samuel Shmerkin, Alcira de la Peña, Raúl Larra permettent de comprendre les différentes facettes et trajectoires du communisme argentin. Enfin, la section Archives accueille 41 collections thématiques, 2000 épinglettes politiques, 2200 affiches, 6000 photographies, 20 000 tracts et 300 disques anciens d’hymnes partisans et de chansons politiques.

Objectifs

Le CeDinCI a pour finalité principale la récupération, préservation, recherche, mise en valeur et divulgation publique l’ensemble des productions documentaires des gauches et des mouvements sociaux latino-américains. Son éventail documentaire va des publications spécialisées de culture savante jusqu’aux manifestations écrites et visuelles de la culture populaire, du type journaux syndicaux, bulletins d’étudiants, tracts, affiches, épinglettes, témoignages enregistrés, etc., ainsi que toute sorte de productions « éphémères », patrimoine très vulnérable, avec un grand risque de se perdre en raison de l’inexistence d’initiatives officielles ou privées visant à leur préservation.

Au-delà de ces objectifs, le CeDinCI encourage les organisations, institutions et personnes particulières, à surmonter les critères liés à la possession privée pour faciliter l’accès public à des archives personnelles et privées. Ses membres interviennent souvent et prennent diverses initiatives en vue de créer une conscience publique relative à l’importance de la préservation du patrimoine culturel. Ce travail, depuis vingt-trois ans, a contribué à accroître la diffusion et l’accès aux documents et matériels, offrant un service de référence personnalisé ouvert aux chercheurs, journalistes, étudiants, institutions publiques et privées, associations de la société civile, et plus généralement au public. Le CeDinCI a par ailleurs développé une politique soutenue de micro-filmage, numérisation et édition de catalogues spécialisés, sur les sources et les matériaux de recherche. Il a parallèlement développé des politiques de coopération avec des universités argentines ou d’ailleurs, afin de promouvoir la recherche sur son patrimoine. Il a encouragé les acteurs publics argentins et latino-américains à débattre de façon critique la culture des gauches et la mémoire historique des classes subalternes. En 2007, le CeDinCI a adhéré à l’International Association of Labour History (IALHI), et établi des réseaux d’échange et d’articulation avec de nombreuses institutions similaires.

Accessibilité et profil des usagers

Tous les fonds du CeDinCI sont répertoriés sur des systèmes intégrés en logiciel libre et code ouvert – KOHA et WP (pour la bibliothèque et l’hémérothèque), ICA-ATOM et OMEKA (pour les archives et les collections particulières) – tout cela pouvant être consulté librement sur Internet :

Il y aussi une mémoire visuelle, une banque d’images, photos, affiches en accès libre et gratuit : http://imagenes.cedinci.org

Le fonds documentaire est ouvert sans restriction à la consultation publique. Le Centre offre un service de consultations aux spécialistes comme au public en général, local comme international. Pour les consultations présentielles, le siège central à Buenos Aires dispose d’une salle de lecture. Sont également proposés conseil et assistance à la recherche. Ces consultations présentielles se répartissent de la façon suivante : chercheurs, doctorants, professeurs d’université argentins et étrangers : 55% ; étudiants en thèse : 30% ; autres (journalistes, cinéastes, fils de disparus, militants des droits humains, etc.) : 15%.

Au-delà du présentiel, le CeDinCI, bien avant la pandémie, offre un service de consultation à distance. Depuis 2000, des éditions en fac-similé des collections de revues les plus demandées sont à disposition, initialement en format CD-Rom, puis en DVD, et enfin en accès libre sur le site du CeDinCI. Notre Centre a rassemblé en 2016 ce travail sur un portail baptisé AméricaLee. Portal de revistas latinoamericanas. Il propose des éditions fac-similées de collections de revues en accès libre et gratuit. Ces collections ont été enrichies d’index exhaustifs et de commentaires préliminaires écrits par des chercheurs reconnus.

Actuellement, AméricaLee propose 250 collections complètes de revues de tout le continent, dont en particulier des titres comme Pasado y Presente, La Rosa Blindada, Cristianismo y Revolución, Literatura y Sociedad, Los Libros, Arturo, Imago Mundi, Che, Arte Concreto, La Correspondencia Sudamericana, Barataria (La Paz), Clave (México), Cuadernos colombianos (Bogota), El Zorro de abajo (Lima), Labor (Lima), Pensamiento Crítico (La Habana), Sech (Santiago de Chile), Indice (Santiago de Chile), etc. Mention spéciale à la collection du journal anarchiste La Protesta, pour sa longévité, cette voix libertaire étant née en 1897.

Deuxième option numérique en libre accès depuis septembre 2020, le Diccionario biografíco de las izquierdas latinoamericanas. Movimientos sociales y corrientes politicos (Dictionnaire biographique des gauches latino-américaines. Mouvements sociaux et courants politiques : http://diccionario.cedinci.org). Il s’agit d’une œuvre collaborative, ouverte et en construction, réunissant, articulant et divulgant des profils biographiques d’hommes et de femmes ayant eu des engagements militants au sein de l’arc étendu des activités politiques, sociales et culturelles des gauches latino-américaines. Ce projet, bien que s’inspirant du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, dirigé par Jean Maitron, a cherché à le redéfinir pour prendre en compte les espaces et les temporalités propres à l’Amérique latine. Il a cherché à dépasser la notion d’engagement militant pour aller au-delà des partis de gauche traditionnels et du mouvement ouvrier classique, afin d’y intégrer des mouvements importants pour le continent, agraires et paysans, les associations de femmes, d’étudiants, et écologistes, et aujourd’hui les militantismes contemporains de sexe et de genre. En moins de sept mois de vie, le site a reçu plus de 150 000 visites. Le développement de ce projet a été de façon inestimable appuyé par la revue Nueva Sociedad.

Recherche

Le CeDinCI a développé depuis le début de ses activités, la production de connaissances touchant divers terrains d’études des gauches, de l’histoire sociale, culturelle et intellectuelle. Il héberge des chercheurs, travaillant sur des projets parrainés par des organisations scientifiques argentines et étrangères (CONICET, MINCYT, DAAD, Programme SECYT-ECOS, parmi d’autres). Il accueille actuellement huit chercheurs membres du CONICET, et une dizaine de boursiers doctorants ou post-doctorants du CONICET, basés au CeDinCI. À noter que, depuis 2009, le CeDinCI est le siège d’un séminaire d’histoire intellectuelle (SHI), tenu chaque mois avec une vingtaine de chercheurs.

Parmi d’autres initiatives, le CeDinCI organise depuis 2000 des « Journées d’histoire des gauches », réunissant tous les deux ans des chercheurs des diverses régions du continent et du monde. Les dernières thématiques abordées ont été les suivantes : les exils latino-américains (2005), la presse politique (2007), la réception des idées (2009), la figure de José Ingenieros (2011), les usages de la correspondance (2013), les marxismes latino-américains (2015), le centenaire de la Révolution russe (2017), et l’historiographie des gauches (2019). Trois journées biannuelles sur les archives ont par ailleurs été organisées en 2015, 2017 et 2019.

Le CeDinCI organise un « Programme postdoctoral d’histoire politique et culturelle des gauches » en association avec l’Université nationale de San Martín, ainsi que d’autres projets comme le « Programme de recherche sur les publications périodiques latino-américaines du XXe siècle », le « Programme de recherche sur l’anarchisme » et « Sexe et révolution », et le « Programme des mémoires politiques féministes et sexo-génériques ». Il publie un annuaire de recherche, Políticas de la Memoría, dont à ce jour 20 livraisons ont été publiées. Enfin, à signaler, son programme éditorial avec la publication de catalogues, sources, travaux de recherche au cœur de la stratégie d’étude et de diffusion de ses fonds documentaires.

Reconnaissance

En 1999, le CeDinCI a été déclaré « lieu d’intérêt de la Ville autonome de Buenos Aires », et a inauguré quatre années plus tard son siège dans un immeuble cédé par le Coneil municipal de la ville. En 2015, l’Unesco a proclamé la Colección de Prensa Obrera del Cono Sur 1863-1973 du CeDinCI patrimoine documentaire de l’Amérique latine et de la Caraïbe. En septembre 2018, la fondation argentine Konex a attribué le « diplôme au mérite » au CeDinCI, « une des cinq meilleures institutions de la dernière décennie ».

Tout au long de ses vingt-trois ans d’existence, le CeDinCI a reçu de nombreuses personnalités culturelles reconnues : François Dosse, Nancy Fraser, Tulio Halperin Donghi, Ricardo Piglia, Frederic Jameson, Agnes Heller, Enzo Traverso, Michael Löwy, Bruno Bosteels, Kristine Vanden Berghe, Peter Altekrüger, Peter Birle, Bruno Groppo, Ricardo Melgar Bao, Juan Carlos Portantiero, Carlos Altamirano, Daniel Aarão Reis, Adolfo Gilly, Göran Therborn, Bashkar Sunkara, Roberto Schwartz, Javier Garciadiego, Claudia Batalha, Sergio Miceli, David Viñas, Juan José Sebreli, León Rozitchner, Osvaldo Bayer, Susan Weismann, Torcuato Di Tella, José Sazbón, Sandro Mezzadra, Silvia Schenkolewski-Kroll, Oscar Terán, Arcadio Díaz-Quiñones, Toni Domenech, Christine Hatzky, Patrick Iber, Maristella Svampa, Juan Pro, Barry Carr, Herbert Klein, Daniel Balderston, Sandra McGee Deutsch, Luis Alberto Romero, Pablo Yankelevich, Federico Finchelstein, Roberto Gargarella, Loris Zanatta, Marcello Musto, Michael Hainrich, Jean Jacques Kourliandsky, Gerardo Caetano, Olga Ulianova, Emir Sader, Bernard H. Bayerlein, Peter Winn, parmi beaucoup d’autres.

Enfin, grâce à l’appui de la Fondation Friedrich-Ebert, fin 2021, nous allons inaugurer un nouveau siège au centre de la ville de Buenos Aires.

Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky

 

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