Pour illustrer les processus identifiés dans une note d’Oxana Shevel, maître de conférences à l’université de Tufts, et qui évoque le changement de nom d’une ville et ses conséquences auprès de la population locale, la Fondation et L’Ukraine est notre voisin publient ce reportage du 21 mai 2016 de Youlia Ratsybarska, journaliste, écrit pour Radio Svoboda et Radio Free Europe.
En mai 2016, au moment de la Journée de Vychyvanka (chemise brodée traditionnelle de l’Ukraine), les habitants de Dniprodzerjinsk ont fêté le retour pour leur ville de son nom historique, Kamianske. Mais, un jour plus tard, apparaît sur Internet une pétition d’habitants mécontents qui demandent d’annuler ce changement de nom parce qu’ils ne veulent pas « que la ville porte le nom d’un village ». Une autre pétition, enregistrée sur le site officiel de la présidence – qui semble être une plaisanterie – propose de donner à la ville le nom de… Dresde. En même temps, à Kamianske nouvellement baptisée, les historiens évoquent quelques anciens noms de la cité cosaque qui ont précédé celui de la ville actuelle, et reconnaissent que le nom approuvé par le Parlement est le mieux fondé et le plus mélodieux.
Dniprodzerjinsk, la ville des métallurgistes et des chimistes, a porté ce nom pendant presqu’un tiers de son existence. La ville a reçu son nom soviétique en 1936, en mémoire de Félix Dzerjinski (1877-1926), « Félix de Fer », fondateur de la Tcheka, à la cruauté légendaire, mais aussi commissaire à l’industrialisation pendant la NEP qui avait ordonné la modernisation et le renouvellement en 1936 de l’usine métallurgique locale : il s’agissait à peu près de la seule entreprise locale.
Jusqu’à récemment, une des places centrales de la ville portait aussi le nom de « Félix de fer » avec la présence de sa statue au milieu de la place centrale.
Maintenant, une fois débarrassée de la statue de Dzerjinski, nom de ce compagnon implacable de Lénine, la ville de Kamianske commence à s’habituer à sa nouvelle appellation. Pour la directrice du musée d’histoire Natalia Boulanova, c’est le meilleur choix, même si ce n’est pas le seul nom historique de la ville : « la cité cosaque, qui précéda la ville, a porté les noms de Kamianske, Vychtcha, Kamianka ou Trytouzneva Kamianka. Mais en tant que scientifique, je crois que le meilleur nom, celui qui est le mieux fondé (et qui sonne le mieux) pour notre ville est Kamianske. Je suis heureuse que la ville ait changé de nom et actuellement je reçois des félicitations de mes collègues qui m’appellent des autres régions. C’était dur de vivre dans une ville qui portait le nom d’un des initiateurs de la « terreur rouge ». Certes, Dzerjinski fut aussi un bon administrateur, mais cette page de sa biographie ne donne pas assez de raisons pour que son nom soit conservé en tant que nom de la ville. Au fond, la justice historique a triomphé, puisque en 1917, c’est ce village de Kamianske qui avait reçu le statut de ville. Le village avait porté des noms différents avant cette date : Vychtcha Kamianka, Trytouzneva Kamianka, Kamianka Dniprova et enfin Kamianske — d’après le nom des pierres et des roches qui parsèment le bord du Dniepr et que les habitants utilisaient dans la construction. Plus tard un autre nom a été aussi discuté — Zolotyi Rih (la Corne d’Or), mais on a abandonné cette idée par respect pour la tradition locale ».
Les gens s’inquiètent : les habitants de Kamianske — qui signifie « ville de pierre » – ne seront-ils pas perçus comme « ceux qui ont un cœur de pierre » ?
« Kamianske est un mot du genre neutre, mais ce n’est pas forcément un nom de village, car le mot misto (ville) en langue ukrainienne est aussi du genre neutre, à la différence du mot russe gorod qui est au masculin et auquel correspondait l’ancien nom », répond Natalia Boulanova, « les habitants vont vite s’habituer au nouveau nom car il était utilisé de façon informelle avant ».
En même temps, selon Natalia Boulanova, le nom de la ville Kamianske qui provient du mot kamin’ (pierre) possède un symbolisme puissant et une sonorité très naturelle. Toutefois, la prononciation correcte, avec un accent sur la première ou sur la dernière syllabe, reste encore une question polémique, reconnaît la chercheuse : « Les gens s’inquiètent, certains m’ont appelée en demandant : ‘si nous sommes les habitants de Kamianske, ça veut dire que nous avons un cœur de pierre’. Mais, à mon avis, c’est un matériau naturel et c’est un nom ukrainien absolument normal, et même mélodieux. C’est un nom répandu, il y a beaucoup de noms analogues sur la carte de l’Ukraine. De toute façon, il faut faire revenir les toponymes historiques sur la carte de l’Ukraine ».
La ville garde la mémoire des cosaques : dans certains quartiers, au lieu des rues, il y a des « sotinia ».
Dans les associations d’orientation patriotique, on appelle à être fier du nouveau nom de la ville. La responsable de la cellule locale de l’Union nationale des Ukrainiennes, Yavoryna, Olena Zalevska, conseille aux habitants de visiter le musée local, la bibliothèque et les archives, afin de découvrir le passé cosaque de leur ville natale. Et aussi en parler avec tact à ceux qui ne sont pas au courant : « Avec toute la délicatesse requise, pour ceux qui sont en train de s’habituer à l’appellation historique de notre ville comme pour ceux qui veulent convaincre leurs proches de l’irréversibilité et la justesse de ce qui se passe, voici quelques arguments : le village de Kamianske a été fondé à la place des cités hivernales des Cosaques Zaporogues (de la région sud du Dniepr). Après la destruction de la Sitch (forteresse centrale des cosaques ukrainiens et, par extension, de leur communauté politique libre) par l’Impératrice Catherine II, le village a grandi. Notre ville en garde la mémoire toponymique : dans certains quartiers de la ville, à la place de noms de rues, on a gardé les sotnia (unité militaire et plus tard administrative des cosaques qui correspondait à une centaine d’hommes). Le village obtint le statut d’une ville au début de 1917 et pendant presque vingt ans elle porta fièrement son nom historique. La construction d’une usine métallurgique géante a servi d’impulsion pour la croissance et l’urbanisation du village. À cette époque, plusieurs ingénieurs, ouvriers et cadres sont venus à Kamianske. Il y avait beaucoup de Suédois, de Polonais et de Belges parmi ceux qui dirigeaient la construction. C’est l’administration de l’usine qui a envoyé à Moscou, encore impériale, la demande d’octroyer au village le statut d’une ville. Et par égard pour les racines historiques du village, on a proposé de lui donner le nom historique de Kamianske. Même ces étrangers avaient du respect pour les Ukrainiens qui ont vécu dans cet endroit pendant plusieurs décennies. On a supprimé le nom de notre ville en 1936. Quatorze personnes du comité régional de Dnipropetrovsk ont pris cette décision. Personne n’a posé aucune question à personne. Aucun habitant de la ville n’a été interrogé. De plus, parmi les membres de ce comité régional, il y avait quelques-uns de nos compatriotes mais on ne les avait pas invités à participer à cette réunion. Vous pouvez découvrir plus de détails sur cette histoire au musée local, aux archives et à la bibliothèque centrale. Respectons notre histoire et nos ancêtres ! Notre ville c’est bien Kamianske », déclare Olena Zalevska.
La ville de Dzerjinski ou la ville de Prométhée ?
Toutefois, une partie des élus du conseil municipal espèrent que la décision du Parlement de l’Ukraine sur le changement du nom de la ville pourra être annulée. Un élu du parti Bloc d’opposition (parti pro-russe et porteur de la nostalgie soviétique), Artour Krout’, a déclaré qu’il allait exiger avec ses collègues de faire voter cette question à un référendum local : « la réaction est négative car les habitants auraient dû prendre cette décision eux-mêmes. Mais c’étaient les députés du Parlement qui ont tout décidé au lieu de la commune avec laquelle ils n’ont aucun rapport. Nous avons fait un sondage dans les réseaux sociaux auprès des jeunes. Et selon ce sondage, entre 87% et 94% des personnes étaient contre ce changement de nom. La majorité des habitants de notre ville sont nés à Dniprodzerjinsk, c’est-à-dire à l’époque soviétique. Je crois qu’il aurait fallu organiser un référendum, interroger les habitants et qu’ils décident. Et ils ne voudront peut-être pas donner à la ville un nom historique mais, par exemple, adopter un nouveau nom ; par exemple la ville de Prométhée, car Prométhée est aussi un de nos symboles. Nous allons défendre le nom de Dniprodzerjinsk et chercher à organiser le référendum local, pour que tout se passe de façon légale et pas comme on a fait : à l’occasion de la fête de la Vychyvanka, on décide d’un coup et on change le nom de la ville ».
Dzerjinski est parti, et Brejnev, reste-il ?
Cependant, la décommunisation de Dniprodzerjinsk manque de cohérence – un pas en avant, un pas en arrière : si le Parlement a changé son nom en la délivrant du nom de Dzerjinski, les élus locaux ont pris la décision de ne pas appliquer la loi de décommunisation au buste de Léonid Brejnev (1906-1982), originaire de la ville. On a interdit sa démolition sous prétexte qu’il sera intégré à un musée en plein air.
Selon la décision du conseil municipal, le buste du « cher Léonid Ilitch » figurera dans un département du musée d’histoire de la ville appelé « les Mythes et les réalités de l’époque soviétique », aussi il ne doit pas être détruit. Les organisations pro-ukrainiennes de la ville ont exprimé leur indignation à cet arrêté du conseil municipal et ont rappelé à leurs compatriotes les moments clés de l’activité de ce responsable de « l’époque de Stagnation ».
« C’est Brejnev qui a installé un « rideau de fer » hermétique entre l’URSS et le monde démocratique, il a dépensé des fonds colossaux pour la course aux armements, il a terminé la russification des écoles et des établissements de l’enseignement supérieur ukrainiens. C’est à son époque qu’on a poursuivi de façon atroce les dissidents, les artistes et les écrivains, que des conflits armés ont été déclenchés en Tchécoslovaquie et en Afghanistan », rappellent des membres du parti nationaliste Svoboda.
Le 19 mai 2016, le Parlement de l’Ukraine, avec Dnipropetrovsk et Dniprodzerjinsk, a donné de nouveaux noms à plus de 300 villes et villages de l’Ukraine.