Donato Di Santo est sans doute l’un des Italiens connaissant le mieux l’Amérique latine, l’ayant parcouru avec constance et bienveillance pendant plus de trente ans, du fait de ses différentes fonctions. Il analyse, dans un entretien pour la fondation italienne ItalianiEuropei, les enjeux de la coopération entre l’Italie et le continent latino-américain, depuis les débuts dans les années 1960 à aujourd’hui.
D’abord responsable Amérique latine pour le PCI (Parti communiste italien), le PDS (Parti démocrate de la gauche) et DS (Démocrates de gauche), de 1989 à 2004, président de l’ONG de coopération internationale Movimondo de 2004 à 2006, puis sous-secrétaire d’État en charge de l’Amérique latine dans le gouvernement de Romano Prodi, de 2006 à 2008, Donato Di Santo a été secrétaire général des conférences Italie-Amérique latine de 2009 à 2016 et enfin secrétaire général de l’Istituto italo-latino americano (IILA) de 2017 à 2020. Après avoir quitté son poste au sein de l’IILA, il a livré ses réflexions le 14 juillet 2020 sur les rapports souvent méconnus en France qu’entretient et pourrait à l’avenir entretenir l’Italie avec les pays latino-américains dans un grand entretien à ItalianiEuropei, dont on trouvera ci-dessous une traduction partielle.
Première opportunité: la création de l’IILA
Dans les années 1960, la classe dirigeante italienne a compris l’importance de construire une relation spéciale avec la région latino-américaine et, en particulier chez les démocrates-chrétiens, diverses personnalités comme Aldo Moro, Giorgio La Pita et Amintore Fanfani se sont saisies de la question. Elles l’ont fait pour des raisons éminemment politiques et géopolitiques (liées à des réfexions sur les premières années d’après-guerre). Le déclic n’était pas dû à la présence de communautés conséquentes d’origine italienne dans ces pays – élément important mais non-déterminant –, mais venait de l’intention de construire une politique étrangère et une politique économique extérieure articulée avec cette région. Alain Rouquié ne l’avait pas encore baptisée « extrême-Occident » mais ces responsables politiques en avaient anticipé l’idée. L’Italie appartenait au groupe des pays fondateurs du projet européen, et sa classe dirigeante voulait qu’elle devienne un « pont » entre l’Amérique latine et l’Europe. Ils voulaient le faire dans le cadre de « l’affect » atlantiste de l’époque (néoatlantisme), en accord avec les États-Unis qui à ce moment-là, comme l’a écrit Roberto Gualtieri, « se caractérisaient par un ambitieux dessein réformiste visant à reformuler la stratégie du containment à une échelle globale, selon le principe de la « modernisation », ayant pour objet de contenir l’expansion communiste dans le Tiers-Monde, via la croissance économique, ayant favorisé la constitution d’un axe euro-atlantique rénové, en mesure de créer un centre et un moteur de la globalisation du capitalisme et du monde occidental ». Pour toutes ces raisons, les leaders démocrates-chrétiens ont eu des échanges avec l’administration étatsunienne, d’abord avec le président Kennedy, puis avec son successeur Lyndon Johnson, qui ont accepté, sans doute conscients que l’absence sur la scène politique internationale d’après-guerre des pays ibériques – « hibernant », l’un avec le dictateur Francisco Franco, l’autre avec le dictateur Antonio de Oliveira Salazar – ne durerait pas plus longtemps.
Pour la première fois, l’Amérique latine devient une priorité de la politique extérieure italienne. Dans l’Annuaire institutionnel 2017-2018 de l’IILA, se trouvent des textes inédits très intéressants sur cette période. Gianni La Bella écrit que « pendant la Ve législature, l’Amérique latine est entrée de façon organique dans les priorités de notre politique extérieure, surtout pendant les années où Fanfani a été reponsable de la Farnesina [le Quai d’Orsay italien], pendant le second et le troisième gouvernements présidés par Aldo Moro du 5 mars 1965 au 24 juin 1968 ». Raffaele Nocera ajoute : « Insérée dans une réflexion de mi-parcours en prise avec les mouvements de 1957, la naissance de l’IILA représente donc l’épilogue naturel de l’engagement déployé par la diplomatie italienne les neuf années précédentes et le début d’une nouvelle phase de collaboration italo-latinoaméricaine, fruit aussi des efforts accomplis par la Démocratie chrétienne, de façon autonome, et au travers de l’Internationale démocrate-chrétienne (l’UMDC, l’Union mondiale démocrate-chrétienne). Ce n’est pas un hasard si à la fin 1967, l’un des siens, Mariano Rumor, accède à la présidence de l’UMDC ».
À cette époque, également grâce à l’impulsion internationale de cette vision, de grandes entreprises et institutions financières italiennes ont stabilisé et renforcé leur présence dans la région, surtout en Amérique méridionale : de Pirelli à Fiat (qui a été représentée par Aurelio Peccei) de Tenaris/Techint à Olivetti, de la BNL [Banca nazionale del lavoro, groupe bancaire] à Sudameris. Ont suivi les organisations syndicales, les mouvements sociaux de solidarité internationale, et les ONG de coopération au développement. C’est pourquoi la création de l’Organisation italo-latinoaméricaine, appelée IILA, la « petite ONU », comme l’appelait avec le sens de l’efficacité Fanfani, a été le fruit du mûrissement de cette vision politique. Elle a concrétisé une stratégie de politique extérieure qui, pour la première fois, donnait la priorité à l’Amérique latine dans l’action extérieure italienne.
Mais il convient de prendre note d’une autre caractéristique remarquable de cette stratégie du gouvernement Moro/Fanfani : l’implication de l’opposition. Le PCI a discuté la création de l’IILA, et Renato Sandri, chargé par Palmiro Togliatti de suivre l’Amérique latine ces années-là, a défendu la position d’appuyer cette création dans un article publié par l’hebdomadaire théorique Rinascita, et dans un discours prononcé dans l’hémicycle de la Chambre des députés, le 21 septembre 1966, donnant les raisons favorables à l’adoption du Parti communiste. Pour résumer, l’Organisation internationale italo-latinoaméricaine est née d’une stratégie politique accordant une priorité extrieure italienne à l’Amérique latine via un engagement bi-partisan. Ce choix a transformé une décision de gouvernement en politique d’État, lui assurant une imperméabilité aux intempéries politiques successives, inhérentes à toute démocratie. Cela est si vrai que l’IILA, bien que souvent bousculée, a survécu à bien des bouleversements ayant marqué la vie de notre pays – et de ceux de la région latino-américaine – ces cinquante dernières années. En outre, ces dernières années, l’IILA a su se rénover prondément, après une période de forte crise, surmontée au fil du temps.
Enfin, le fait que le jour même de son institutionnalisation l’IILA a été la seule organisation intergouvernementale à l’échelle du monde, exception faite bien sûr de l’ONU, ayant accueilli comme membre de plein droit la République de Cuba, expulsée de l’OEA (Organisation des États américains) et de toutes les autres enceintes intergouvernementales internationales, donne le sens de la conscience politique des responsables qui, à partir de Fanfani, ont été capables d’interpréter une position atlantiste avec une approche autonome, pas toujours en conformité avec les préceptes de Washington.
La seconde occasion : l’institutionnalisation de la conférence Italie-Amérique latine et Caraïbes
Dans le discours d’installation de son deuxième gouvernement, Romano Prodi signalait que la relation avec l’Amérique latine serait une « priorité ». C’était la deuxième fois que cela arrivait depuis la période fructueuse des années 1960 et suivantes. Pour concrétiser cet objectif, conjointement avec le ministre des Affaires extérieures, Massimo d’Alema, il a été proposé d’« institutionnaliser » un instrument de dimension internationale dédié à la région, qui, s’appuyant sur l’IILA , remette notre pays en jeu. Il s’agissait de laisser un signe tangible de tout le travail que nous avions fait, pour donner avec précision une priorité aux relations avec les pays latino-américains, de telle sorte que même un prochain gouvernement (qui, comme nous le savions, serait difficilement de centre-gauche) continue à s’occuper institutionnellement de cette région au meilleur niveau possible. Nous avons repoussé les hypothèses trop « marquées » politiquement et les candidats pouvant être immédiatement écartés par les exécutifs successifs de centre-droit. Nous avons décidé de nous référer à quelque chose de déjà existant, et qui permette, compte tenu de l’identité plurielle de notre coalition, que chacun se sente représenté et le considère comme sien. En somme, plus qu’une initiative gouvernementale, il s’agirait d’une mesure étatique. Le modèle que nous avions sous les yeux était « le modèle IILA », la plus grande initiative stratégique de politique extérieure concernant l’Amérique latine jamais mise en œuvre par notre pays en période républicaine.
Nous avons trouvé que l’initiative qui se tenait depuis quelques années à Milan, la « Conférence sur l’Amérique latine », était la meilleure. L’événement qui jusque-là avait eu deux éditions – la première en 2003 et la deuxième en 2005 – avait été conçu et organisé par Gilberto Bonalumi, ex-sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures, passionné et grand connaisseur de l’Amérique latine, « héritier » de l’ancienne tradition démocrate-chrétienne, et encore en relation avec les représentants latino-américains de l’Internationale démocrate-chrétienne, et bien d’autres. Les promoteurs et financiers en étaient la région Lombardie, dirigée alors par Roberto Formigoni, la municipalité de Milan avec à sa tête sa mairesse Letizia Moratti, et la Chambre de commerce de Milan. Avec un certain effort, surmontant les obstacles posés par le président de la région, nous avons obtenu un accord transformant l’événement « lombard » pour en faire une grande conférence nationale et intergouvernementale ouverte à tous les gouvernements latino-américains et caribéens, et se tenant à Rome.
Nous l’avons appelée « IIIe Conférence », intégrant dans le décompte les deux premiers événements lombards, et ajoutant dans l’intitulé la mention Caraïbe, choix qui se révèlera clairvoyant pour différentes raisons – notamment pendant la campagne de collecte de voix en faveur de Milan pour l’Expo universelle 2019. À cette IIIe Conférence Italie-Amérique latine et Caraïbe ont participé la présidente du Chili Michelle Bachelet, le président du Conseil Romano Prodi, plusieurs ministres de notre gouvernement, les ministres des Affaires étrangères et les représentants de gouvernements de tous les pays d’Amérique latine, d’Espagne, du Portugal, d’Allemagne, de France, de Slovénie (qui présidait à ce moment-là l’Union européenne), de la Commission européenne, les responsables de toutes les organisations multilatérales latino-américaines, de nombreux chefs d’entreprise, représentants de banques de développement, syndicalistes, ONG, et universitaires. Pendant les travaux, Massimo D’Alema, avec l’accord du ministre de l’Économie [du gouvernement Prodi II], Tommaso Padoa Schioppa, et Enrique Garcia [président exécutif de la CAF], ont signé l’accord d’adhésion de l’Italie au capital de la CAF, la Banque de développement de l’Amérique latine, engagement tombé en désuétude du fait de l’aveuglement de Giulio Tremonti [ministre de l’Économie de plusieurs gouvernements Berlusconi] (qui a laissé le ministère de l’Économie et des Finances oublier les délais). L’administrateur délégué d’ENEL [Société nationale d’électricité], à l’époque Fulvio Conti, avait présenté la ligne d’action stratégique internationale de son entreprise, annonçant l’acquisition historique de l’espagnol ENDESA. La gestion ensuite de Francesco Starace renforcera et bonifiera extraordinairement la présence d’ENEL dans la région, avec une attention particulière aux sources d’énergie renouvelable. Le représentant de l’ANCE [principale association des entreprises du secteur de la construction], le regretté Giandomenico Ghella, avait signalé les objectifs infrastructurels porteurs de performances significatives de nombreuses entreprises dont Astaldi, Ghella, Salini-Impregilo (cette dernière laissera son nom en propre au nouveau Canal de Panama), etc. La IIIe Conférence aura été sans doute l’événement bi-régional qualitativement le plus important de l’Italie avec l’Amérique latine.
L’objectif avait été atteint, la Conférence avait été institutionnalisée. Cet instrument de politique extérieure sera confirmé et valorisé par tous les gouvernements suivants. De fait, la Conférence a bien eu lieu ponctuellement sous les gouvernements Berlusconi, Letta, Renzi, Gentiloni et Conte. Aujourd’hui, c’est un instrument indispensable et souple de collaboration et d’échange réciproque italo-euro-latino-américain, qui représente avec les réunions ibéro-américaines et les activités de la Fondation UE-LAC [Union européenne – Amérique latine et Caraïbes] un des principaux lieux de dialogue politique bi-régional.
La troisième occasion pour l’Italie en Amérique latine, aujourd’hui
Dans la phase politique actuelle, on peut créer les conditions pour réintroduire une priorité latino-américaine en politique extérieure. Pour l’Italie, puissance régionale moyenne, il serait important de saisir l’opportunité « d’achever le dessein européen » (Visco), et de le relier à la possibilité « d’y intégrer politiquement, économiquement et socialement » (Barcena) l’Amérique latine. Le contenu d’une opération de politique extérieure, qui serait la « troisième occasion » de l’Italie vis-à-vis du sous-continent latino-américain, consisterait en notre capacité à concrétiser, en s’appuyant sur de multiples sources, les paroles exigeantes du président du Conseil des ministres, Giuseppe Conte, dans son discours du 11 décembre 2019 à l’IILA, en présence des ambassadeurs des pays latino-américains.
À mon avis, ce serait l’occasion de profiter de la perspective du vingtième anniversaire de la Conférence Italie – Amérique latine et Caraïbes pour faire de sa dixième édition un événement très spécial, finalisant l’entrée de l’Italie dans l’actionnariat de la Banque de développement d’Amérique latine – CAF (projet d’intérêt mutuel ; pensons, pour citer un seul exemple, aux activités internationalisant les entreprises italiennes du secteur de la construction), et valorisant la coopération réciproque dans le secteur névralgique des petites et moyennes entreprises, en utilisant la grande expérience de l’IILA en la matière et le lancement d’un projet conduit par l’Italie, financé par la Commission européenne, et proposant un nouveau dialogue transatlantique – qui dépasse le cadre de l’Atlantique Nord – extraordinaire occasion de convergence de toute l’Amérique latine et de la Caraïbe avec l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord. À cet égard, je rappelle les propos tenus par Massimo D’Alema en 2010 à la conférence : « Le paradoxe européen, force et faiblesse au XXIe siècle ».
Je pense que les choses fondamentales ont été dites par la vice-ministre Marina Sereni dans son intervention qui a conclu le Forum du CeSPI [Centro Studi di Politica Internazionale, think tank italien], « l’Amérique latine en effervescence ». Elle y proposait un authentique et adéquat « agenda italo-euro-latino-américain » postpandémie et, après avoir passé en revue les fragilités récurrentes de la région, elle a énuméré les priorités d’une politique extérieure italienne en direction de l’Amérique latine basée sur l’accroissement de la coopération internationale, sur la réforme dynamique du multilatéralisme, sur l’Agenda 2030 de l’ONU, « aujourd’hui toujours plus actuel », sur la redéfinition et le respect des modèles de développement, sur la relance de l’attention européenne pour la région en partant du renforcement des politiques de cohésion sociale, sur le commerce international, et sur les chapitres bilatéraux spécifiques et leurs étapes latino-américaines.
Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès.