Inde : bilan du gouvernement Modi, deux ans après

Deux ans après la nomination de Narendra Modi comme Premier ministre, Philippe Humbert analyse les mesures prises par le leader du Parti nationaliste hindou, marquées par des avancées mais aussi des reculs comme le retour, plus inquiétant, du fondamentalisme hindou.

Le 14 mai 2014, Narendra Modi remportait une victoire électorale historique et conquerrait à la tête du parti hindouiste BJP (Bharatiya Janata Dal), la majorité absolue à la Chambre basse du Parlement indien (Lok Sabha) avec 282 sièges sur 523, réduisant à 44 seulement le nombre des députés du parti sortant, l’Indian National Congress et devenant d’emblée Premier ministre.

Fruit d’une campagne extrêmement dynamique et personnalisée, ce triomphe électoral résultait de l’usure du Congrès et aussi d’un programme simple et bien adapté aux attentes de l’électorat indien, notamment de la jeunesse, tenant en deux mots : « development » et « good and decisive governance ».

Deux ans plus tard, il est désormais possible de faire un premier bilan et d’esquisser des perspectives politiques pour les trois années à venir d’ici les prochaines élections générales du printemps 2019.

Des résultats plus probants sur le plan économique que dans le domaine de la gouvernance

Il y a bien sûr un changement de style par rapport aux deux derniers mandats du Congrès. Le Premier ministre Narendra Modi est en campagne permanente en Inde où la vie politique entre les élections générales est rythmée par les élections désignant les Assemblées des États (state legislative elections), et à l’étranger où à l’occasion de ses visites officielles, il n’hésite pas à s’adresser d’une manière spectaculaire aux influentes « diasporas » indiennes comme il l’a fait aux États-Unis lors du meeting au Madison Square Garden à New-York notamment et en Angleterre lors du meeting au stade de Wembley par exemple.

Un bilan macro-économique plutôt positif

En termes de croissance, sinon de développement, le bilan macro-économique est plutôt positif. Le taux de croissance du PNB est passé de 5,5% en 2013 à 7,6% pour l’exercice 2015-2016 et le budget prévoit une croissance de 7,5% pour l’année en cours. L’inflation, mesurée par l’indice des prix de gros, recule très fortement tandis que le déficit public est contenu à 3,7% du PNB. Une politique monétaire prudente a permise de gérer l’érosion de la roupie en évitant une volatilité néfaste. Le déficit structurel du commerce extérieur a diminué.

Cette évolution résulte de la combinaison de divers facteurs.

Les mesures de libéralisation interne et externe, pointillistes mais nombreuses, symbolisées par la suppression de la Planning Commission dès le lendemain des élections de 2014, et la fin du monopole de l’entreprise publique Coal India. Le BJP renoue ainsi avec la politique de dérégulation initiée par le Congrès dès 1991, mais qui avait été fortement atténuée depuis 2009.

Concernant les facteurs positifs venant de l’extérieur, l’Inde bénéficie de son positionnement dans la phase actuelle de la mondialisation marquée par le ralentissement de la croissance chinoise. Contrairement au Brésil et à la Russie, l’Inde n’est pas un pays « rentier » exportateur de matières premières mais au contraire un grand importateur (minerai de fer, charbon, pétrole, gaz) qui profite de la baisse des cours mondiaux. De même, les taux d’intérêt indiens, relativement élevés, attirent les capitaux flottants dans le monde.

Narendra Modi a développé une diplomatie économique pragmatique, en multipliant les voyages dans les pays industrialisés (Japon, Australie, Chine, Russie, Europe, et en particulier aux États-Unis où il retourne le 7 et le 8 juin pour un discours devant le Congrès américain) et en faisant appel aux transferts de technologie et aux investissements directs en Inde.

L’Inde utilise intelligemment sa position à l’intersection de grands thèmes multilatéraux : le nucléaire civil (participation au sommet de Washington sur la prolifération le 31 mars 2016 et visite en Iran fin mai), la lutte contre le terrorisme et contre le changement climatique. À la COP 21 en novembre et décembre 2015, l’Inde, qui avait été un briseur de rêves à Copenhague, a su apporter une contribution positive, en faisant état d’un gigantesque programme de développement des énergies renouvelables (175 gigaW, dont 100 de solaire et 50 d’éolien à réaliser d’ici 2022) et en prenant la tête de l’Alliance solaire internationale qui vise à regrouper 121 pays à vocation « solaire » placés entre les tropiques du Cancer et du Capricorne. Le démarrage du programme de l’Inde qui polarise les investissements de nombreux acteurs locaux et étrangers, est très satisfaisant ; il est prévu que 20 gigaW de capacités solaires seront installées fin 2017, à comparer au parc de 4 gigaW existant en 2014, soit un apport significatif pour réduire le déficit structurel de l’Inde en matière énergétique.

Enfin, Narendra Modi a lancé des initiatives à moyen terme dans quatre domaines : Make in India pour redresser la part trop faible de l’industrie par rapport aux services ; Digital India pour accélérer le passage à l’économie numérique ; Start-up India pour créer un écosystème favorable à l’esprit d’entreprise ; et enfin Clean India.

Un souci de meilleure gouvernance, au risque de « l’hindutva », l’hindouisme fondamentaliste

La mise en œuvre par Narendra Modi d’une stratégie économique de production et non de redistribution, comme annoncée lors de sa campagne, tarde naturellement à produire ses effets, car elle implique la diffusion progressive des fruits de la croissance dans les couches de la société.

Le gouvernement de Narendra Modi s’est donc résolu à maintenir les grands programmes sociaux emblématiques, tel que le National Food Security System, pourtant combattus pendant la campagne en tentant de les rendre plus efficaces par le versement des bénéfices de ces programmes directement sur les comptes bancaires des allocataires, ce qui permettrait à la fois d’illustrer le thème populaire de la lutte contre la corruption et les bienfaits de Digital India.

Par ailleurs, la grande corruption d’État est combattue, celle qui s’était traduite pendant la législature précédente par des pertes massives pour l’État indien (allocation des fréquences de télécommunications et de concessions minières), en instaurant des procédures transparentes de réponses aux appels d’offre (enchères inversées) dans divers secteurs.

Il demeure que les grandes problématiques de fond de la société indienne sont encore bien présentes : promesses de la croissance inclusive au profit des groupes négligés (communauté musulmane, migrants, paysans sans terre, inactifs) ; creusement des inégalités liées aux écarts de revenus, et aussi, comme dans beaucoup de pays développés, aux effets de patrimoine créés par une urbanisation accélérée, mal régulée, porteuse de plus-values foncières pour les uns et d’exclusion pour les autres ; droits et statut des femmes, qui continuent d’être victimes de l’oppression masculine dans des couches importantes de la population ; santé et éducation dont les insuffisances placent encore l’Inde très bas dans le classement de l’index de développement des Nations unies.

En surplomb de ces tâches gigantesques qui relèvent à l’échelle du pays, d’efforts sur le long terme, le BJP a une responsabilité dans la résurgence d’un hindouisme militant qui avait été habilement et complètement oblitéré pendant la campagne électorale. Au nom d’une identité hindoue de l’Inde, revendiquée comme exclusive, l’idéologie de l’« hindutva », née de la matrice historique des RRS (« Corps national des volontaires » créé en 1925, soutenant le BJP), se manifeste par toutes sortes de formes d’intolérance, d’intimidation, sinon de violences à l’égard de la population non hindoue (musulmans, chrétiens, populations tribales). Encore isolés, ces actes ont été condamnés par le Président de l’Inde (issu du Congrès) et avec retard par Narendra Modi qui a réaffirmé son attachement au pluralisme religieux.

Le fondamentalisme hindou, encouragé par la victoire de 2014, fait son retour et ne rend pas service au pouvoir car il n’est pas en ligne avec les aspirations de fond de la société indienne. Nombre d’élections régionales des dernières années avaient vu des leaders locaux l’emporter sur des adversaires populistes et jouant des divisions entre castes et communautés. De même, il est symptomatique que les grands mouvements d’opinion et les manifestations de masse en Inde sont, aujourd’hui, liés à des enjeux de société civile : la corruption, la condition des femmes, les droits des paysans, la pollution urbaine, les ravages du changement climatique.

Quelles sont les perspectives possibles pour les trois ans à venir ?

Une dynamique politique en faveur du BJP

La dynamique politique de 2014 en faveur du BJP se maintient au fil des élections aux Assemblées des États, même si elle est beaucoup moins forte en dehors de l’« hindi belt » du nord de l’Inde. Les élections locales, qui ont suivi immédiatement les élections générales de 2014, ont été des grands succès pour le BJP et ses alliés. Ainsi, au Rajasthan et au Mahārāshtra, le BJP est devenu dominant dans les Assemblées de ces États et a même réussi à partager le pouvoir au Jammu-Kashmir, État majoritairement musulman. Mais en janvier 2015, à Delhi, le BJP est nettement battu par le surprenant parti AAP (« Parti de l’homme ordinaire »), parti très récent qui a fait de la lutte contre la corruption et les élites un slogan populaire dans les classes moyennes et urbaines de cet État. Beaucoup plus significative est la défaite du BJP au Bihâr en novembre 2015 : dans ce grand État de 60 millions d’habitants, le BJP a été battu par une coalition menée par Nitish Kumar, un leader local reconnu, et composée de deux partis, le Janata Dal (United) et le Rashtriya Janata Dal, jouant la carte locale et celle du sécularisme (laïcité).

Hors de son bastion de l’hindi belt – 81% des députés BJP ont été élus en 2014 dans 9 États du nord –, les élections qui ont lieu en mai 2016 dans le sud du pays offraient peu de chance pour le BJP  de concurrencer des partis régionaux puissamment implantés. Les résultats sont intéressants : au Tamil-Nadu, le parti sortant de Jayaraman Jayalalithaa, le AIADMK (All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam), conserve la majorité (134 sièges sur 234), battant l’alliance DMK/Congrès, dont 3 membres seulement ont été élus ; le BJP n’a, quant à lui, pas d’élu. Au Kerala, une alliance de gauche conduite par le CPI(M), le Parti communiste indien, l’emporte (68 sièges, soit 23 de plus) contre la coalition sortante menée par le Congrès (47 sièges, soit une perte de 25 sièges). Le BJP a obtenu un élu avec 15% des voix. Au Bengale Ouest, le parti sortant de Mamata Banerjee, le Trimanool Congress, triomphe (211 sièges sur 295), battant la coalition du CPI(M), du Left Front et du Congrès. En sens inverse, le BJP vient de remporter une brillante victoire en Assam en obtenant 86 sièges sur 126, battant le Congrès (24 sièges) qui était au pouvoir depuis quinze ans.

Cette séquence électorale de mai 2016 montre à la fois les progrès du BJP (qui gagne des voix, sinon des sièges dans le sud), la puissance des grands partis régionaux, la réapparition de l’extrême gauche au Kerala.

S’agissant du Congrès, le grand parti national qui avait dominé la politique indienne depuis 1950, il continue à reculer, la perte de deux États, l’Assam et le Kerala, n’étant pas compensée par un progrès au Bihâr et un succès à Pondichéry. Le Karnataka reste le seul grand État contrôlé par le Congrès, qui ne parvient pas à capitaliser sur les déceptions et les impatiences des laissés-pour-compte du BJP, mieux captés par les grands partis régionaux pour des raisons identitaires, et les partis de gauche comme le CPI(M) pour des raisons idéologiques.

Pour autant, l’ambition de Narendra Modi de conquérir la majorité au Sénat (Raiya Sabha), où la coalition conduite par le BJP est encore minoritaire, reste hors d’atteinte, ce qui crée une situation propice pour toutes les manœuvres de ralentissement ou d’obstruction menées par l’opposition. C’est ainsi que des réformes importantes (empêchées par le BJP lors de la législature précédente), comme la GST (Goods & Services Tax), qui doit enfin réaliser le marché commun dans tout le pays, le Land & Acquisition Act pour faciliter la mise à disposition de terrains pour l’industrie, le Banking Code, ou encore la Prevention of corruption Law, tardent à trouver des majorités. Pour la GST, un récent décompte montre que le BJP pourrait réunir 165 voix avec l’apport du Trinamool Congress, soit 3 voix de plus que le minimum requis.

En 2017, les élections dans le grand État de l’Uttar Pradesh (180 millions d’habitants), où le BJP (47 sièges) se présentera contre le SP (Samajwadi Party) qui détient 224 sièges sur 403, seront un test capital.

Le gouvernement de Narendra Modi menacé ?

Au niveau de l’Union, le gouvernement de Narendra Modi n’est pas menacé. D’abord parce que les tests électoraux récents montrent que le parti du Congrès reste très affaibli : la question du leadership n’est pas réglée, le programme du parti n’a pas été mis à jour et reste fondé sur des programmes de redistribution au service d’une vision classiquement « pro-poor », à laquelle Narendra Modi oppose sa stratégie de production centrée sur son triangle magique, électricité, eau et routes.

L’hindouisme militant peut redonner des couleurs au thème mobilisateur du « sécularisme », mais ce levier est également utilisé par d’autres partis d’opposition.

Ensuite, comme au Bihâr ou dans les États du sud, les grands partis régionaux peuvent gagner des élections au niveau des États, mais leur émiettement et l’étroitesse de leur base géographique rendent impossible toute coalition nationale stable. Les tentatives de formation d’un « Third Front » ou d’un « Left Front », associant les partis d’opposition à l’échelle nationale, ont toujours avorté ou eu une existence très brève.

Sauf accident, Narendra Modi va donc pouvoir continuer à profiter du potentiel de croissance considérable de l’Inde et de la poursuite de la mutation culturelle en cours depuis les années 1990. Les besoins d’investissements sont énormes dans tous les domaines. Le taux d’épargne dépasse 30% du PNB. Le potentiel fiscal est très élevé, à partir d’un taux de prélèvements obligatoires de l’ordre de 18%, pour des impôts modernes à haut rendement comme la TVA. Le budget pour 2016-2017 marque une accentuation de la stratégie de production : nombreuses mesures pour encourager le Make in India, l’ouverture aux capitaux étrangers, les investissements dans les infrastructures (routes, transports, et électricité promise pour tous à la fin 2022 par le dynamique ministre de l’énergie Piyush Goyal), l’économie numérique (le milliard de téléphones portables est franchi et l’internet mobile se diffuse rapidement), et l’Inde connectée.

En même temps, ce budget tient compte de l’avertissement du Bihâr : contrairement au budget précédent, il augmente fortement les dotations des grands programmes sociaux, tel que le NGNREGA (National Rural Employment Guarantee Act qui permet d’obtenir 100 jours de travail payés par an, sous condition de ressources), si durement critiqué pendant la campagne, et adresse des signaux au monde rural par des dispositions prévoyant des concours financiers aux « panchâyat » (collectivités de base). Mais l’éducation, primaire notamment, reste le parent pauvre et le filet d’assurance santé généralisé relève surtout de mécanismes d’assurance.

Narendra Modi va continuer à capter l’ambition d’une Inde plus forte et plus visible dans le monde et développer un narratif national mobilisateur.

Pourtant, le précédent de 2002 ne doit pas être occulté : au sortir d’une brillante séquence économique, le BJP abordait les élections avec confiance, fort de son slogan Shining India, mais oublieux d’un lourd passif – montée des inégalités, mauvaise répartition des fruits de la croissance, sous-emploi, paysans sans terre –, il était nettement battu par le Congrès…

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