Il est avantageux d’avoir où aller

Il est avantageux d’avoir où aller, Emmanuel Carrère, P.O.L, février 2016, 560 pages.

Emmanuel Carrère est un écrivain à l’univers captivant, toujours séduit par des sujets ambigus, paradoxaux, cocasses. Il est souvent à la limite d’un genre, d’une catégorie, celle du roman, du documentaire ou encore de l’autobiographie. Romans, récits, essais, il a d’ailleurs écrit de tout et sur tout. De son livre Le Royaume, sur sa fulgurante conversion au christianisme, à la biographie d’un des principaux opposants russes à Vladimir Poutine, Edouard Limonov, Emmanuel Carrère développe toujours un fil similaire, celui de la compréhension de l’humain, de l’intérêt pour son quotidien et de l’attirance, non pas pour les grands de ce monde, mais plutôt pour ceux qui y sont en difficulté. Ce fil trouve son apogée dans son récit L’Adversaire, ouvrage ayant pour sujet l’affaire Jean-Claude Romand, un homme qui a tué ses parents, sa femme et ses deux enfants après avoir vécu dix-huit ans à se faire passer pour un médecin de l’OMS. 

Dans Il est avantageux d’avoir où aller, Emmanuel Carrère reprend une grande partie de ses chroniques journalistiques, publiées dans de multiples médias depuis vingt-cinq ans pour les réunir au sein d’un même livre. Cette œuvre peut, selon lui, être lue comme une autobiographie, pourtant l’auteur entretient sans cesse les ambiguïtés sur son rôle : journaliste, critique littéraire, romancier, philosophe ? Il est tous ceux-ci à la fois, et c’est cette diversité qui crée le bonheur de le lire.

Emmanuel Carrère, journaliste judiciaire

L’une des publications les plus émouvantes de l’ouvrage, intitulée « Trois faits divers », reprend trois procès où l’histoire des protagonistes relève de l’incompréhension généralisée. Un orphelin qui tente d’assassiner sa mère biologique, un infanticide commis à l’arme à feu, et le meurtre abominable d’un paysan par un fils de bonne famille parisienne. Trois histoires dans le cadre desquelles Emmanuel Carrère s’intéresse à la psychologie de l’accusé, à ses souffrances, mais également à celle de ses proches. La question, en filigrane, est toujours la même : qu’est-ce qui, dans une vie, fait basculer un être humain de l’humanité à l’horreur ? Chaque individu porte-t-il automatiquement en lui-même cette capacité à passer à l’acte ou certains en sont-ils exempts ? C’est ainsi une justice humaine, qui « veut permettre la suite », que raconte Emmanuel Carrère. Pour lui, « la morale naturelle veut qu’on soit plus indulgent envers celui qui souffre le plus de ses fautes, qu’on épargne celui qui s’est lui-même détruit ». 

Dans l’intimité de l’auteur

Si ce livre est une autobiographie, Emmanuel Carrère y parle davantage des autres que de lui-même. Et tout d’abord, des femmes, qui semblent tant le fasciner. Dans « ses neuf chroniques pour un magazine italien », il doit avoir, selon la ligne éditoriale du magazine, un regard masculin sur le monde féminin. Une tâche qui semble lui être assez difficile, qu’il raconte ses rendez-vous galants, ses épisodes sexuels, ou sa vision de certaines femmes, l’exercice est un peu lourd et peine à prendre de la hauteur. Sur la relation amoureuse, il évoque l’attente d’une réponse qui ne viendra jamais : « ne rien comprendre, c’est le plus cruel, et ne rien expliquer le plus délicat ». Il est comme d’habitude entre deux mondes : celui de l’adolescent et de l’homme adulte. C’est sans doute la dernière de ses chroniques qui est la plus intéressante. De fait, elle met en tension un idéal féminin décrit dans le journal de la chronique et une réalité, à savoir que les femmes ne peuvent s’exprimer à ce sujet. Après celle-ci, la rédactrice en chef a refusé qu’Emmanuel Carrère continue à écrire pour son journal. Je vous laisse la découvrir.

Des livres et des hommes

S’il y a bien un genre où Emmanuel Carrère se révèle stupéfiant, c’est celui des portraits qu’il dessine de la vie des autres et de leurs livres. Et ce sont, en effet, les destins tragiques, originaux, et dramatiques qui l’intéressent. Par exemple, bien avant le film Imitation Game, Emmanuel Carrère s’est intéressé à la vie d’Alan Turing. Mathématicien prodige, il est à l’origine du décodage de la machine Enigma pendant la Deuxième Guerre mondiale, et retrouvé mort à 41 ans, après avoir été obligé de suivre une castration chimique pour « soigner » son homosexualité. Dans cette vie, aux horizons multiples, l’auteur cherche toujours les faits qui font sens, les mots écrits qui peuvent témoigner, et les proches qui savent raconter. C’est ainsi qu’il s’intéresse tout particulièrement à la manière dont Alan Turing a cloisonné sa vie, à la fois mathématicien de génie, espion excentrique et homosexuel persécuté. Personne ne semble avoir connu ses trois traits de personnalité de son vivant : « aucun, ou presque, des hommes qu’il côtoyait dans l’un (des espaces de sa vie) ne savait quelle place il tenait dans les deux autres ». Maintenant si, et c’est un bel hommage qui lui est rendu.

La Russie : une terre inconnue

Il n’y a pas que la Russie qui intéresse Emmanuel Carrère mais l’univers russe revient presque toujours, dans ses romans, dans ses biographies et dans ses films. Comme partout, ce qu’il aime dans cette terre, ce sont ses paradoxes, ses lignes de fracture, et sa capacité à vivre souvent hors de son temps. Dans sa chronique intitulée « Le Hongrois perdu », il y narre une histoire effrayante : celle d’un homme enfermé depuis cinquante-trois ans, suite à la Deuxième Guerre mondiale, dans un hôpital psychiatrique russe. Un homme qui a vécu, toutes ces années, « sans que jamais personne ne lui parle, le touche, le regarde comme un être humain, dans la plus totale privation de tout désir, de toute tendresse, de toute chaleur ». Un homme dont le seul symptôme notifié par les médecins était « parle hongrois ». Pour certaines personnes qui aiment lire, c’est dans ce type d’histoires que la lecture prend tout son sens, afin que ces destins soient racontés à d’autres, afin que cet homme qu’on a dépossédé de toutes ses capacités humaines reprenne une identité à travers son portrait, enfin pour découvrir des réalités qui nous échappent car elles semblent venir d’ailleurs.

Il faudrait une réflexion, une analyse, un éloge pour chacune des chroniques de ce livre. On voudrait pouvoir tout dire et ne pas choisir. Mais dévoiler toutes les subtilités d’une histoire qui n’en est pas une ne pourrait se faire sans gâcher, inévitablement, le plaisir d’un lecteur, que nous invitons, à l’inverse, à entrer dans celles-ci.

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