La Fondation Jean-Jaurès s’associe au Courrier d’Europe centrale pour vous proposer un dossier spécial sur « L’Europe centrale face au coronavirus ». Dans ce premier volet, Corentin Léotard, rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale, analyse la situation en Hongrie où le Parlement a voté, le 30 mars dernier, pour donner des pouvoirs exceptionnels au chef de gouvernement, Viktor Orbán, dans la lutte contre l’épidémie causée par le coronavirus.
Cet article, publié sur le site du Courrier d’Europe centrale le 31 mars 2020, vous est proposé en accès libre. Abonnez-vous au Courrier d’Europe centrale pour vous tenir informé, pour accéder à 5000 articles en archives et pour soutenir le média francophone de référence sur la région !
Le 30 mars dernier, le Parlement hongrois a voté une « loi contre le coronavirus » – à 138 voix pour et 53 contre – pour donner des pouvoirs exceptionnels au chef du gouvernement, Viktor Orbán, dans la lutte contre l’épidémie. Cette loi inscrit dans la durée des mesures exceptionnelles mises en place par décrets dans le cadre de l’état d’urgence (« l’état de danger », selon la terminologie hongroise) déclaré le 11 mars dernier pour quinze jours :
- l’interdiction d’entrée en Hongrie pour les étrangers ;
- la mise en quarantaine des Hongrois rentrant au pays ;
- l’expulsion des étrangers qui ne coopèrent pas avec les autorités ;
- la réorganisation de l’enseignement à distance dans le secondaire et le supérieur.
La Constitution stipule que tout décret pris pendant un « état de danger » doit être prorogé par le Parlement tous les quinze jours. Le gouvernement affirme donc avoir préparé cette loi dans le but de simplifier la chaîne de décision, la rendre plus efficace, surtout au cas où il serait impossible de réunir le quorum au Parlement, si des députés venaient à tomber malades dans les semaines à venir.
La loi inclut également une disposition relative à l’information : toute personne ou tout média qui diffuserait – de façon intentionnelle – des fausses informations susceptibles d’entraver l’action de l’exécutif dans la lutte contre l’épidémie est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq années de prison. Reporters sans frontières (RSF), a vivement critiqué la législation qui, selon l’ONG, crée « un précédent très inquiétant pour les autres États membres de l’Union européenne » alors que déjà « des signes préoccupants existent également dans d’autres pays ».
Combien de temps va durer cet état d’exception ? C’est là que le bât blesse. Le texte ne spécifie aucune date. Le Fidesz répond : « le temps qu’il faudra » pour se débarrasser de la menace épidémique. Ce qui signifie plusieurs mois, et peut-être plus…
C’est au Parlement qu’il revient d’y mettre un terme. Pour cela, il faut réunir une majorité de deux tiers des députés, ce que seule la coalition Fidesz-KDNP est en capacité de réunir. Pendant cette durée, aucun scrutin électoral ne peut être organisé. Mais, outre des élections intérimaires de moindre importance, la prochaine grande échéance, ce sont les élections législatives en 2022.
Quelles sont les critiques adressées au Fidesz ?
Selon une pétition qui a rassemblé 100 000 signatures, « le pouvoir cherche à adopter une loi qui éliminera les dernières institutions de l’État de droit, la liberté d’expression et de la presse » et « le Parlement est sur le point de donner des pouvoirs illimités à un politicien qui, à chaque occasion, a prouvé qu’il abusait du pouvoir sans entrave si ses intérêts lui dictaient ».
Les partis de l’opposition se sont prononcés en faveur de l’état d’urgence et ne s’opposent pas au principe de conférer des pouvoirs spéciaux au gouvernement pour faire face à cette crise inédite par sa nature, en Hongrie comme ailleurs en Europe, mais ils contestent absolument leur caractère illimité dans la durée.
Plusieurs organisations internationales se sont associées à ces critiques : l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la commission des libertés civiles du Parlement européen, la secrétaire générale du Conseil de l’Europe et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
Et les arguments du gouvernement ?
À ses détracteurs domestiques, le Fidesz affirme que, loin de marginaliser le Parlement, celui-ci peut révoquer ses pouvoirs exceptionnels à tout moment, « dès demain s’il le veut », comme a dit le Premier ministre. Mais comme on l’a vu, de facto, il est seul à pouvoir le faire. « Pourquoi diable le gouvernement voudrait-il démanteler un système parlementaire où il a la majorité des deux tiers ? », questionne Zoltán Kovács, le porte-parole vers l’international.
À ses détracteurs à l’étranger, le gouvernement, via le même Zoltán Kovács, pointe du doigt d’autres pays de l’Union européenne : les Pays-Bas ; la Belgique où « un gouvernement minoritaire a reçu des pouvoirs spéciaux pour contourner le processus législatif normal » ; et plus particulièrement « la France qui a connu un état d’urgence de deux ans de 2015 à 2017 » et dont « le gouvernement […] a introduit une réforme du système de retraites vivement contestée en contournant le Parlement ».
Un coup politique ?
Viktor Orbán compte-t-il abuser de ses pouvoir et en aurait-il la possibilité avec cette législation ? Celle-ci stipule que l’action gouvernementale encadrée par la nouvelle loi doit être « nécessaire et proportionnée » et se limiter à « prévenir, gérer et éradiquer l’épidémie et d’en atténuer les effets », au niveau sanitaire et économique.
Plus que durant la lutte contre l’épidémie elle-même, c’est durant la phase de protection puis de redressement de l’économie, qui va être durement impactée, qu’il est à craindre que le pouvoir ne fasse usage de ses « super-pouvoirs », en choisissant qui renflouer ou non, ou encore en modifiant le droit du travail.
Viktor Orbán a-t-il sincèrement espéré créer une union nationale avec un Parlement au garde-à-vous ? Probablement pas. Cette nouvelle crise – comme sa gestion – s’insèrent parfaitement dans le récit gouvernemental : un homme seul, contre des agitateurs domestiques et des ennemis étrangers, pour protéger la nation hongroise en danger.
« Nous sommes heureux si vous coopérez avec nous », a adressé Viktor Orbán aux députés de l’opposition, « mais nous pouvons gérer cette crise sans vous. J’ai besoin de 133 personnes courageuses, les 133 personnes les plus courageuses du pays ». Le 30 mars 2020, il y en a eu 138. Les autres, ce sont ceux qui « à des fins politiques, diffusent une propagande infondée et malveillante, même au prix de mesures visant à protéger la santé des Hongrois », comme l’écrit noir sur blanc la communication gouvernementale. Si le système de santé tient le coup pendant l’épidémie et qu’une crise sanitaire dramatique est évitée, Viktor Orbán tient son récit et son cheval de bataille pour 2022.