L’inégalité d’accès entre les femmes et les hommes aux postes de pouvoir dans les champs économiques et politiques est tout aussi prégnante en Amérique latine qu’ailleurs. Miguel Serna, professeur de sociologie à l’Université de la République en Uruguay, livre une analyse des principaux résultats d’une large enquête1Enquête réalisée dans le cadre du plan de travail du séjour de recherche à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine Université Sorbonne nouvelle – Paris 3, en février 2023. menée auprès de plusieurs universitaires de différents pays latino-américains : l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Mexique et l’Uruguay.
La question du genre et du pouvoir est devenue une des questions clés de l’analyse du changement social dans les sociétés contemporaines. De nombreuses études ont fourni des éléments d’analyse et des preuves empiriques pour montrer et expliquer les inégalités de genre en Amérique latine dans l’ensemble de la population. Pourtant, moins de travaux se sont focalisés sur les inégalités de genre, en particulier pour les femmes, au sommet de la hiérarchie sociale.
L’objectif de cette recherche est d’aborder la ségrégation des femmes dans la représentation politique et dans les postes de direction des entreprises, à partir du diagnostic des chercheurs spécialisés en Amérique latine.
Une enquête en ligne a été proposée aux 3 070 professeurs chercheurs des principales universités de l’Argentine, du Chili, du Brésil, du Mexique et de l’Uruguay. 313 experts (économistes, comptables, sociologues, politologues, etc.) ont répondu à l’enquête entre 2019 et 2021.
Pourquoi les perceptions sur les inégalités de genre dans ces pays sont-elles différentes ?
La comparaison entre les pays a révélé des situations dissemblables. Dans les pays de haut développement humain et de hautes inégalités relatives, comme le Brésil et le Mexique, la majorité des universitaires considéraient que les droits des femmes n’étaient pas respectés. En revanche, dans les pays de développement humain très élevé et de moindres inégalités sociales, comme l’Argentine et l’Uruguay, les niveaux de reconnaissance des droits des femmes étaient plus marqués. Le Chili se situait toujours dans une position intermédiaire, un pays qui partage une position de développement humain très élevé, mais aussi avec des inégalités sociales importantes.
L’utilisation d’une perspective de genre dans l’enquête a corroboré la perception différentielle entre les femmes et les hommes – les hommes exprimant des opinions beaucoup plus optimistes concernant le respect des droits des femmes que les universitaires féminines consultées.
Parmi les pays sélectionnés, le Mexique et l’Argentine étaient les plus proches d’une forte parité en matière de représentation politique dans les parlements (48% et 38% de femmes parlementaires), alors qu’au Brésil, au Chili et en Uruguay, la représentation des femmes au Congrès se situait entre 10% et 22% des sièges.
La situation des femmes est apparue plus complexe dans les postes de direction des entreprises, en particulier dans le « top management ». La participation moyenne des femmes a fortement diminué dans presque tous les pays, pour atteindre 4,5% au Chili, 10,6% en Uruguay, 14,5% au Mexique et 19,4% au Brésil. L’Argentine est le seul pays qui a enregistré une forte participation des femmes aux postes de direction (57,8 %), ce qui est similaire à la situation de forte parité observée dans le champ politique.
L’étude offre une perspective des inégalités de genre et une autre comparée de la perception et des attitudes des universitaires concernant les inégalités de genre au sommet du pouvoir politique et des entreprises, les facteurs qui les influencent et le rôle des partis politiques et des entreprises dans le recrutement discriminatoire des élites.
La situation des femmes aux postes de direction dans la politique et dans les entreprises : progrès et résistance ?
Les opinions des chercheurs sur la perception de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès aux postes les plus élevés de la hiérarchie et de l’autorité sociale ont été partagées. Une majorité relative de répondants (47%) a exprimé une perception très critique selon laquelle les inégalités entre les sexes restent inchangées, et un groupe légèrement plus restreint (42% des répondants), bien que reconnaissant l’existence d’inégalités entre les sexes dans les positions sociales hiérarchiques, considère qu’il y a eu des progrès récents vers une plus grande participation des femmes. Seulement une infime minorité d’experts (3%) a estimé que les femmes et les hommes ont les mêmes chances d’accéder aux postes d’autorité les plus privilégiés.
Les attitudes des chercheurs varient considérablement selon les pays. Le Brésil et le Chili présentent les valeurs les plus élevées, la majorité absolue des répondants (56%) jugeant que les inégalités entre les sexes persistent dans leur pays concernant les postes de pouvoir. En outre, le Brésil a enregistré la plus forte proportion de réponses « ne sait pas, ne répond pas » (18%).
L’Uruguay et le Mexique se situaient dans la moyenne de l’enquête, avec 46% des répondants qui estimaient que les inégalités entre les sexes n’ont pas changé, tandis que 43% des spécialistes reconnaissent des inégalités mais aussi des progrès. L’Argentine est le pays où la majorité absolue des répondants (52%) s’accorde sur les progrès récents (attitudes conformes avec de meilleurs indicateurs de l’égalité entre les femmes et les hommes), et celui où une proportion relative plus faible de répondants (37%) estime que les inégalités au sommet sont inchangées.
L’analyse par sexe des répondants a donné, une nouvelle fois, des résultats significatifs. La grande majorité des femmes universitaires (59%) ont exprimé des attitudes plus critiques à l’égard de la reproduction des inégalités entre les sexes aux postes hiérarchiques, tandis qu’un tiers (30%) a reconnu certains progrès. Cependant, une majorité des experts masculins (50%) déclarait que, au-delà de la prédominance des hommes aux postes de direction, les femmes participaient de plus en plus, et seulement 38% déclaraient que les inégalités de genre restaient inchangées.
Les experts universitaires ont donc massivement exprimé leur reconnaissance des inégalités entre les sexes dans les postes hiérarchiques politiques et entrepreneuriaux. Seulement une minorité des enquêtés était d’avis qu’il n’y avait pas d’obstacles liés au genre pour l’accès des femmes aux postes de décision.
Par ailleurs, l’étude comparative montre des différences significatives entre les élites politiques et économiques. Les experts ont exprimé une connaissance plus précise de la situation des femmes et des hommes dans l’intégration des élites dans les institutions politiques, par opposition à une connaissance plus opaque de l’insertion des femmes dans les élites dirigeantes des entreprises.
L’étude s’est intéressée aux conditions des femmes et des hommes au moment de l’entrée dans la carrière politique. 63% des experts ont reconnu qu’il existait une sorte de conditionnement ou de barrière qui empêchait les femmes et les hommes d’avoir un accès égal aux plus hautes positions politiques. En revanche, 20% des universitaires ont estimé qu’il n’existait aucune contrainte à l’égalité d’accès des femmes aux postes politiques hiérarchiques dans leur pays. En outre, 17% des enquêtés ont refusé de répondre ou ont répondu qu’ils ne savaient pas.
Parmi les chercheurs consultés, 55% considéraient qu’il existait des conditions différentes pour les femmes et les hommes pour accéder aux postes de direction des entreprises ; 11% ont déclaré qu’il n’y avait pas d’obstacles à l’égalité d’accès des femmes et des hommes aux postes de direction. Par ailleurs, 34% des experts ont déclaré qu’ils ne savaient pas ou ne pouvaient pas répondre.
La perspective de genre parmi les enquêtés a montré que les femmes interrogées étaient systématiquement plus critiques à l’égard de l’existence de « plafonds de verre » dans l’élite que leurs collègues masculins.
L’analyse comparative entre pays a révélé des différences significatives, tout à fait cohérentes avec les indicateurs objectifs disponibles en matière d’égalité de genre aux postes de direction politique et économique.
Les experts enquêtés ont mis en évidence différents types de plafonds de verre pour l’inclusion des femmes dans les élites politiques et entrepreneuriales :
- des variables socioculturelles, soulignant la persistance d’une culture machiste et des mandats de genre qui délèguent aux femmes la responsabilité des tâches domestiques et des soins ;
- l’impact négatif du conditionnement structurel de la division sexuelle du travail et de la répartition inégale des activités de travail non rémunérées ;
- l’observation de biais de genre dans les processus de recrutement et de sélection des cadres supérieurs par les institutions politiques et entrepreneuriales.
Les professeurs universitaires ont exprimé des avis partagés sur le type et le poids relatif des différents facteurs qui conditionnent la participation des femmes aux « élites ». Parmi les élites politiques, le rôle joué par les aspects institutionnels et les organisations collectives était plus important, tandis que parmi les élites économiques, ils ont pointé plus fortement les variables structurelles.
- 1Enquête réalisée dans le cadre du plan de travail du séjour de recherche à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine Université Sorbonne nouvelle – Paris 3, en février 2023.