Génération Godino

Bernard Spitz a rendu hommage à Roger Godino, disparu le 18 septembre 2019, lors des obsèques, aux côtés d’Éric Lombard.

Roger,

Le message que je porte aujourd’hui est celui de plusieurs générations. Dont la nôtre. Des générations que tu as su rassembler inspirer et guider : 

  • génération les Arcs, 
  • génération les Gracques, 
  • génération Rocard, 
  • génération Europe. 

En un mot : la génération Godino.

Tu étais Roger le Traceur.
Beaucoup d’entre nous se sont connus grâce à toi : à ton ouverture d’esprit, ta bienveillance, ta générosité. Du haut de tes diplômes, fort de ton expérience, tu aurais pu toiser les plus jeunes d’entre nous. Au contraire, tu prenais plaisir à les traiter en égal. Tu nous donnais même l’impression que nous te faisions découvrir des choses et nous en tirions une immense fierté. Sur les pentes des Arcs comme dans nos débats économiques, tu nous ouvrais la voie, à nous les Parisiens des neiges : plus flocons que chamois, mais toujours dans ta trace pour arriver au but.

Tu étais Roger le Sage.
Nous, nous étions curieux, impatients, ambitieux. Nous aurions pu finir en Rastignac ou tomber dans le dogmatisme technocratique, au nom de la modernisation du pays. Tous les ingrédients étaient réunis pour que nous provoquions des catastrophes. Heureusement tu nous ramenais vite au principe de réalité. Tu en avais trop vu dans ta vie pour céder à la tentation dirigiste ou au jacobinisme. Le sage alliait toujours l’enthousiasme du manager avec la ténacité du Savoyard. Tu étais à la fois le capitaine de l’équipe et le gardien de nos valeurs.

Tu étais Roger l’Exigeant. 
Une note sur le logement, une autre sur le chômage, une autre encore sur la trappe de liquidité… Quoi que tu nous demandes, nous le faisions. Et nous faisions de notre mieux pour ne pas te décevoir. Parce que c’était un prix modeste à payer pour la plus belle des récompenses : être digne de ton amitié, admis à ton bureau boulevard du Montparnasse ou invité au week-end de Pâques. Ce week-end aux Arcs, c’était notre roche de Solutré à nous. Pour rien au monde, nous ne l’aurions échangé contre l’autre…

Tu étais Roger le Bâtisseur.
Tu l’as été dans l’éducation avec l’Insead dont tu fus l’un des fondateurs et le doyen, école de management aujourd’hui réputée dans le monde entier. Tu l’as été aussi en créant l’un des plus grands domaines skiables d’Europe et en y associant la culture, avec une grande dame du design, Charlotte Perriand, et une académie de musique. Là où d’autres ne pensaient qu’à une station de ski de plus, comme souvent, tu voyais plus haut et plus loin : tu inventais la station de montagne !

Tu étais Roger le Réformateur. 
Nous te devons – la France te doit – des réformes aussi majeures que le RMI et la CSG. Tu as osé penser autrement sur l’entreprise, le capitalisme, le revenu universel. Tu as innové dans le domaine humanitaire, à la présidence d’Action contre la faim, comme avec ta fondation. C’est ce « en même temps » économique et social qui a fait de toi l’incarnation d’une social-démocratie moderne. Ainsi qu’un infatigable promoteur de l’Europe, avec « À gauche en Europe » d’abord, puis au soutien avec les Gracques du plus européen de tous les candidats, Emmanuel Macron. 

J’en arrive pour conclure à Roger le politique, en cherchant l’adjectif qui caractérise le mieux ton action dans ce domaine. La politique ce fut ton honneur, ton luxe, ta passion, la fidélité à tes valeurs, le fil conducteur de ta vie. De la guerre et la décolonisation à l’alternance, sous trois Républiques, ton camp est toujours resté le même. Avec Mendès d’abord puis avec Michel Rocard. Ce camp, ton camp et le nôtre, c’est le camp du parler vrai ! C’est pourquoi en politique, toi l’homme de la sincérité et de la fidélité, je te qualifierai simplement d’« homme droit ».

Tu as adoré la politique. Mais à la différence de tant d’autres, la politique ne s’est jamais emparée de toi. Tu l’observais avec ce sourire charmeur, cette distance élégamment critique qui était ta force. Tu lui as tant donné, sans te soucier de ce que tu recevais en échange. Parce que tu étais toujours guidé par tes convictions et non par l’ambition ou l’ego. Qui d’autre que toi, avec ta stature et ton histoire, se serait satisfait en 1988 d’un poste de conseiller à Matignon plutôt que de briguer un portefeuille ministériel ? Alors que tu le méritais cent fois plus que ceux qui n’avaient plus d’ongles, à force de gratter à la porte du pouvoir.

La République t’a fait deux fois Commandeur, de la Légion d’Honneur et du Mérite. Juste hommage bien que paradoxal, tant ceux qui te connaissent t’ont toujours suivi sans jamais s’être sentis commandés. Roger, tu n’as pas été ministre, mais pour nous tu étais beaucoup plus : tu étais notre guide, notre capitaine, notre chevalier Bayard – un autre montagnard – sans peur et sans reproche. Tu étais le plus valeureux et le plus robuste d’entre nous. Un roc, au point que nous n’en revenons toujours pas de t’avoir vu tomber.

Roger le Traceur, le Sage, l’Exigeant, le Bâtisseur, le Réformateur, l’Européen, le Droit. Un homme, un vrai. Notre ami. Notre merveilleux ami. Toutes et tous, fiers d’avoir traversé ces décennies avec toi, nous nous souvenons et te saluons, au côté des tiens, d’Isabelle, de tes enfants et petits-enfants et avec une pensée émue pour Carole. Au moment de te dire au revoir, la génération Godino s’incline devant toi, notre frère dans l’ordre de l’amitié et de la fraternité. 

 

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