La pandĂ©mie due au Covid-19 pourrait faire basculer le continent africain dans une rupture systĂ©mique dont il est difficile dâĂ©valuer parfaitement lâenvergure. Si la dĂ©cision du G22 de suspendre le paiement des Ă©chĂ©ances de la dette de 40 pays africains leur offre un ballon dâoxygĂšne, elle est trĂšs loin de satisfaire aux besoins considĂ©rables associĂ©s Ă lâurgence et Ă la relance. Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur, maĂźtre de confĂ©rences Ă Sciences Po et membre de lâObservatoire de lâAfrique subsaharienne de la Fondation, et Marc Raffinot, enseignant Ă Sciences Po, livrent leur analyse et interrogent la pertinence de se louer d’effacer une dette qui nâa que peu contribuĂ© au dĂ©veloppement de l’Afrique.
« LâAfrique subsaharienne est confrontĂ©e Ă une crise sanitaire et Ă©conomique sans prĂ©cĂ©dent qui menace de faire trĂ©bucher la rĂ©gion et dâinverser les progrĂšs constatĂ©s ces derniĂšres annĂ©es sur le front du dĂ©veloppement », peut-on lire dans les Perspectives Ă©conomiques pour lâAfrique subsaharienne du Fonds monĂ©taire international du 15 avril 2020. Pour la premiĂšre fois en vingt-cinq ans, lâAfrique subsaharienne va connaĂźtre une rĂ©cession Ă©conomique, prĂ©voit de son cĂŽtĂ© la Banque mondiale (Africa Pulse). AprĂšs une croissance de +2,4% en 2019, la rĂ©cession devrait se chiffrer en 2020 Ă -2% ou pire Ă -5%.
Figure 1. Afrique subsaharienne : croissance du PIB réel, 1970-2020
Source : FMI, base de donnĂ©es des Perspectives de lâĂ©conomie mondiale.
Dans ce contexte, les demandes dâamĂ©nagement de la dette des pays africains se sont succĂ©dĂ© depuis celle de plusieurs chefs dâĂtat africains, dont le SĂ©nĂ©galais Macky Sall (25 mars 2020), de nombreuses ONG, du pape François lors de sa bĂ©nĂ©diction pascale urbi et orbi, dâEmmanuel Macron (13 avril 2020), pour dĂ©boucher sur la dĂ©cision du G20 le 15 avril dernier de reporter dans douze mois les Ă©chĂ©ances du service de la dette dâun montant de 20 milliards de dollars dues par 76 pays, parmi lesquels 40 pays africains. Pour la France, lâeffort porte sur un milliard dâeuros.
Ce moratoire est une initiative prĂ©sentĂ©e comme salutaire pour doter les Ătats concernĂ©s dâune capacitĂ© de financement de leurs besoins urgents en matiĂšre de lutte contre la pandĂ©mie et pour Ă©largir lâespace budgĂ©taire des gouvernements africains. Une bouffĂ©e dâoxygĂšne. Dâautres mesures vont probablement suivre, allant jusquâĂ lâannulation pure et simple, comme demandĂ©e par les prĂ©sidents africains. Les crĂ©anciers privĂ©s ont pour leur part Ă©tĂ© appelĂ©s aÌ participer aÌ lâinitiative aÌ des conditions comparables.
Pour autant, de telles dĂ©cisions, au demeurant difficilement Ă©vitables en situation critique et pas si coĂ»teuses quâil nây paraĂźt pour les crĂ©anciers, comportent des biais qui peuvent les rendre contre-productives.
Trois traumatismes
Le premier traumatisme de la pandĂ©mie est Ă lâĂ©vidence humain. Le pronostic de la Commission Ă©conomique pour lâAfrique de lâONU (CEA) est tragique. Entre 300 000 et 3 300 000 Africains pourraient perdre la vie aÌ cause du Covid-19, en fonction des mesures prises pour stopper la propagation du virus. Pour autant, lâampleur de la catastrophe sanitaire est difficile Ă prĂ©voir exactement. Dans le passĂ©, les pays africains ont montrĂ© une rĂ©silience surprenante, tant Ă lâĂ©pidĂ©mie de H5N1 (grippe aviaire) quâĂ lâĂ©pidĂ©mie dâEbola, qui avaient pourtant fait lâobjet de prĂ©visions de dĂ©sastre de trĂšs grande ampleur.
Si lâAfrique est particuliĂšrement vulnĂ©rable, cela tient au fait que plus de la moitiĂ© de la population urbaine est concentrĂ©e dans des quartiers prĂ©caires et surpeuplĂ©s. Il est « impossible de confiner la misĂšre ». Avec ses marchĂ©s ouverts, ses rassemblements religieux, ses transports bondĂ©s, ses quartiers prĂ©caires dortoirs⊠Autant de foyers de haute contamination. Selon l’Unicef, environ 258 millions de personnes n’ont pas un accĂšs Ă proximitĂ© Ă un lieu pour se laver les mains. Difficile dans ces conditions de lutter contre la « transmission communautaire » et dâappliquer les mesures de distanciation sociale et les rĂšgles dâhygiĂšne dĂ©sormais rĂ©pĂ©tĂ©es en boucle par les autoritĂ©s.
De tous les continents, lâAfrique est celui qui a la plus forte prĂ©valence de certaines pathologies prĂ©existantes, comme la tuberculose et le VIH/sida. Il est prĂ©visible que toutes les autres maladies puissent « flamber » car les mesures de leur contrĂŽle vont sâaffaiblir, puisque tous les regards et les efforts sont tournĂ©s vers le coronavirus. Pour ne parler que des vaccinations, le tĂ©tanos ni la rougeole ne se prĂ©occupent pas du coronavirus et, en lâabsence de vaccinations rĂ©guliĂšres, vont certainement repartir avec les ravages que lâon connaĂźt. Un proverbe Ă©thiopien dit : be inkertâ lay Joro degif (« mĂȘme si tu as un goitre, tu peux avoir les oreillons »).
Le deuxiĂšme traumatisme porte sur lâactivitĂ© Ă©conomique. La fermeture des lieux de travail, la perturbation des filiĂšres dâapprovisionnement et le manque de main-dâĆuvre due Ă la maladie perturbent la production. En mĂȘme temps, la perte de revenus, la peur de la contagion, la perte de confiance et lâincertitude accrue sont des facteurs qui rĂ©duisent la demande. Le chĂŽmage et le ralentissement Ă©conomique affectent Ă©galement les travailleurs de la diaspora et amenuisent leurs transferts de fonds. Selon les prĂ©visions antĂ©rieures, ils devaient atteindre 65 milliards de dollars en 2020. La baisse des envois de fonds aura des rĂ©percussions en Afrique sur les petits Ătats insulaires en dĂ©veloppement, les pays les moins avancĂ©s et les pays touchĂ©s par des conflits.
Figure 2. HypothĂšses dâimpacts en % du PIB des chocs extĂ©rieurs
Source : FMI, Perspectives de lâeÌconomie mondiale.
Enfin, le troisiĂšme traumatisme est dâorigine externe. L’Afrique commence Ă subir les rĂ©percussions destructrices d’un affaissement mondial vers la rĂ©cession. DĂ©jĂ , les prix du pĂ©trole chutent Ă moins de 25 dollars le baril. Les exportateurs de pĂ©trole comme le Nigeria, l’AlgĂ©rie et l’Angola â oĂč le pĂ©trole reprĂ©sente plus de 90% des exportations totales â vont rapidement sentir la violence du virus. De faibles recettes issues des produits de base rĂ©duiront sensiblement les ressources de ces pays pour combattre lâĂ©pidĂ©mie et soutenir la croissance. La pandĂ©mie de Covid-19 a dĂ©jĂ bouleversĂ© les relations Ă©conomiques de lâAfrique avec la Chine en ralentissant fortement sa demande en pĂ©trole et en produits miniers. La chute du taux de change des monnaies comme la livre Ă©gyptienne, le rand sud-africain et le naira nigĂ©rian aura une incidence pĂ©jorative sur des Ă©conomies tributaires des achats Ă lâextĂ©rieur du continent. Les pertes de revenus sont susceptibles de gĂ©nĂ©rer une dette insoutenable.
Une mesure banale pour une crise qui couvait dĂ©jĂ
Lâencours total de la dette extĂ©rieure des pays dâAfrique subsaharienne (ASS), hors Afrique du Sud, sâĂ©levait fin 2018 Ă environ Ă 600 milliards de dollars, dont 500 Ă long terme. Cette dette Ă long terme se rĂ©partit en 370 milliards dus Ă des organismes publics, et 130 dus Ă des privĂ©s.
Figure 3. Le service de la dette (capital et intĂ©rĂȘts) extĂ©rieure se prĂ©sentait ainsi en 2018 (en milliards de dollars)
Entre 2008 et 2018, la dette publique moyenne des pays africains est passĂ©e de 38% Ă 56% du Produit intĂ©rieur brut (PIB) du continent. DĂšs avant lâirruption de la pandĂ©mie, certains pays Ă©taient dans une situation dĂ©licate. Sur 39 pays pour lesquels le FMI et la Banque mondiale avaient fait des analyses de la soutenabilitĂ© de la dette, 7 Ă©taient considĂ©rĂ©s comme potentiellement incapables de rembourser leurs dettes en totalitĂ©, 12 en situation de risque Ă©levĂ©, et 20 en situation de risque faible ou Ă©levĂ©.
Le service de la dette en proportion des recettes publiques (figure 4) nâa cessĂ© de progresser.
Figure 4 : Afrique subsaharienne : paiements dâintĂ©rĂȘts exprimĂ©s en proportion des recettes publiques, 2010-20
Source : FMI, base de donnĂ©es des Perspectives de lâĂ©conomie mondiale.
Un moratoire nâa rien dâexceptionnel ; ce qui est moins frĂ©quent, câest lâampleur de la mesure prise par le G20 et le fait quâelle concerne un ensemble de pays. Mais cette situation nâest pas nouvelle. Les amĂ©nagements de la dette africaine sont courants. Ils sont conduits par deux instances informelles : le Club de Paris pour la dette publique, et le Club de Londres pour la dette dĂ©tenue par les banques crĂ©anciĂšres privĂ©es. Aucune instance de ce type nâexiste pour les dettes dĂ©tenues sous forme dâobligations.
La vague la plus importante des opĂ©rations de rĂ©duction de dette remonte Ă la fin des annĂ©es 1980 avec le traitement dit de Toronto du Club de Paris suivi, pour la dette multilatĂ©rale, par lâinitiative « Pays pauvres trĂšs endettĂ©s » (PPTE) mise en place en 1996 par le G7 en rĂ©ponse Ă lâĂ©chec des politiques menĂ©es depuis la crise de la dette des annĂ©es 1980. Puis ce fut lâInitiative dâallĂšgement des dettes multilatĂ©rales (IADM) en 2005. Au total, entre 1996 et 2018, 30 pays africains en ont Ă©tĂ© les bĂ©nĂ©ficiaires.
Depuis, le niveau dâendettement public des pays concernĂ©s, trĂšs faible aprĂšs 2005, a graduellement et irrĂ©versiblement augmentĂ© sous lâeffet de trois tendances : la croissance de la dette intĂ©rieure, la croissance des crĂ©ances dĂ©tenues par des pays Ă©mergents (Chine, Inde, BrĂ©sil et pays du Golfe) et la montĂ©e des euro-obligations dĂ©tenues par des privĂ©s. Ce qui fait que le profil de lâendettement africain est profondĂ©ment diffĂ©rent de ce quâil Ă©tait.
Selon les donnĂ©es de la ConfĂ©rence des Nations unies sur le commerce et le dĂ©veloppement (Cnuced), la dette africaine envers la Chine est passĂ©e de 28% en 2005 Ă environ 46% du total en 2017, faisant du pays de Xi Jinping le dĂ©tenteur de 145 milliards de dollars de crĂ©ances envers lâAfrique subsaharienne. Par exemple, 55% de la dette kenyane est dĂ©tenue par la Chine. Il en est de mĂȘme pour 60% de la dette de Djibouti.
La proportion significative des crĂ©anciers privĂ©s dans la dette publique extĂ©rieure des Ătats dâASS pĂšse sur le budget des Ătats endettĂ©s. Les taux dâintĂ©rĂȘt associĂ©s Ă ces dettes sont trĂšs largement supĂ©rieurs Ă ceux proposĂ©s par les prĂȘteurs publics et les maturitĂ©s de remboursement beaucoup plus courtes.
En bref, la remise Ă niveau du dĂ©but des annĂ©es 2000 a dĂ©bouchĂ© sur une quasi-crise de la dette en mars 2020, avant mĂȘme le dĂ©but de la pandĂ©mie du coronavirus. Aucun mĂ©canisme de prĂ©vention ou dâalerte nâa Ă©tĂ© efficace sous lâeffet de la financiarisation des Ă©conomies africaines.
Cinq questions associées la décision du G20
Un report du fardeau ?
Un moratoire est un report Ă plus tard des Ă©chĂ©ances dues. La suspension dĂ©cidĂ©e par le G20 durera jusquâĂ fin 2020, pĂ©riode pendant laquelle les remboursements de capital et les paiements dâintĂ©rĂȘts seront suspendus. La pĂ©riode de remboursement sera Ă©talĂ©e sur trois ans, avec un dĂ©lai de grĂące dâun an (quatre ans au total). Ă ce terme, elles se cumuleront avec celles dues antĂ©rieurement. La bouffĂ©e dâoxygĂšne sera suivie dâun Ă©touffement, si rien dâautre nâest fait !
En fait, un rĂ©Ă©chelonnement ne doit se produire que si la dette est jugĂ©e viable et soutenable Ă long terme. Sinon, repousser les Ă©chĂ©ances Ă plus tard nâa aucun sens, sachant que le pays ne pourra toujours pas rembourser.
PremiĂšre consĂ©quence : seule une mesure dâannulation permettra un vĂ©ritable allĂšgement. Pendant ce temps, les bailleurs de fonds publics auront compris que nombre de dettes ne sont en rĂ©alitĂ© absolument pas recouvrables et quâelles peuvent ĂȘtre passĂ©es en pertes (dĂ©jĂ largement provisionnĂ©es).
Quâen est-il des dettes privĂ©es ?
Quâen sera-t-il des crĂ©ances privĂ©es, devenues majoritaires dans plusieurs pays et qui sont difficiles Ă nĂ©gocier ?
LâannĂ©e 2019 a connu 12 Ă©missions d’euro-obligations de la part de pays africains. En 2020, lâencours des dettes sous forme dâeurobonds de lâAfrique subsaharienne dĂ©passe 100 milliards de dollars. Ces dettes sont dĂ©tenues par une multitude dâinvestisseurs (principalement privĂ©s) pour lesquels une annulation de dette peut difficilement ĂȘtre nĂ©gociĂ©e compte tenu du caractĂšre dâactif financier, orientĂ© vers le profit, de ces dettes. Un dĂ©faut de paiement de la part dâun dĂ©biteur est toujours possible, mais il se paiera probablement cher (exclusion des marchĂ©s financiers, effondrement du classement des agences de notation, fonds vautours, etc.). Ceci serait dâautant plus dommageable quâune dynamique Ă©tait entamĂ©e, qui aurait pu conduire les Ătats africains Ă se dĂ©gager du cadre Ă©troit et rigide des financements publics concessionnels (financements Ă des taux rĂ©duits, mais en quantitĂ© limitĂ©e et avec de multiples conditions).
Des opĂ©rations sur la dette crĂ©ent souvent des effets dâaubaine. Le dĂ©sendettement par les crĂ©anciers publics, en amĂ©liorant la solvabilitĂ© des Ătats africains, pourrait avoir pour incidence directe de faciliter le remboursement des crĂ©anciers privĂ©s (une quasi-subvention pour eux), alors que ceux-ci ont dĂ©jĂ intĂ©grĂ© dans leurs calculs une prime de risque (taux dâintĂ©rĂȘt plus Ă©levĂ© que celui du marchĂ©) destinĂ©e prĂ©cisĂ©ment Ă compenser ce risque.
DeuxiÚme conséquence : seul un cadre de négociation à couverture trÚs large, impliquant tous les acteurs concernés, aurait un sens.
Des traitements égaux ou inégaux ?
Le moratoire, calculĂ© Ă due proportion du service de la dette, profite dâabord aux pays les plus endettĂ©s. Ainsi, il profitera beaucoup Ă Djibouti (encours de 157% du PIB) et peu Ă la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo (11% du PIB), alors que la seconde a une population 80 fois supĂ©rieure au premier.
Endettement public faible 30% du PIB (2019) | Endettement public fort 65% du PIB (2019) |
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Afrique du Sud, BĂ©nin, Botswana, Burundi, Cameroun, Comores, Etswani, GuinĂ©e, GuinĂ©e Ă©quatoriale, GuinĂ©e Bissau, Madagascar, Mali, Maurice, Namibie, Nigeria, Ouganda, RD Congo, Rwanda, Sierra Leone, Tanzanie, Togo. | Angola, Cap-Vert, Congo, Djibouti, Ăgypte, ĂrythrĂ©e, Ăthiopie, Gabon, Gambie, Malawi, Maurice, Mauritanie, Mozambique, Sao TomĂ©-et-Principe, Seychelles, Soudan. |
Source : FMI, 2020.
Les plus endettĂ©s sont-ils ceux qui ont le plus besoin de ressources pour faire face Ă la crise ? Rien ne permet de dire quâils figurent parmi les plus les plus mal lotis en dispositifs sanitaires ou les plus affectĂ©s par la pandĂ©mie. Sont-ils ceux qui font preuve de la meilleure gouvernance pour conduire les ripostes et la relance Ă©conomique ? On peut en douter sâils ont accumulĂ© sans contrĂŽle des dettes, sans crĂ©er les capacitĂ©s de remboursement correspondantes par des « bons » programmes de dĂ©veloppement.
TroisiĂšme consĂ©quence : câest moins le montant de la dette qui est importante que les besoins de financement.
Une réintroduction des conditionnalités ?
L’accĂšs aÌ l’initiative du G20 est conditionnel. Il est limiteÌ aux pays qui bĂ©nĂ©ficient dĂ©jĂ dâun financement du FMI, ou qui en ont fait la demande, y compris des facilitĂ©s rapides dâurgence (IFR/FCR) â une condition qui ipso facto Ă©limine les pays bien gĂ©rĂ©s qui nâont pas besoin de recourir Ă des financements exceptionnels.
Le moratoire comporte une autre conditionnalitĂ© consistant à « utiliser lâespace budgĂ©taire crĂ©eÌ pour augmenter les dĂ©penses sociales, sanitaires ou Ă©conomiques en rĂ©ponse aÌ la crise. Un systĂšme de suivi devrait ĂȘtre mis en place par les institutions financiĂšres internationales (Ifs) ». De son cĂŽtĂ©, la Banque mondiale prĂ©cise : « Une fois que les mesures de confinement et dâattĂ©nuation seront levĂ©es, les politiques Ă©conomiques devraient ĂȘtre orientĂ©es vers le renforcement de la rĂ©silience future ». Câest une conditionnalitĂ© de ce type qui accompagnait lâinitiative PPTE et qui sâest rĂ©vĂ©lĂ©e intenable sur la durĂ©e.
Pour ce qui la concerne, la France a aussi expĂ©rimentĂ© la conditionnalitĂ© liĂ©e Ă lâannulation de dettes. Ce furent les fameux contrats de dĂ©sendettement-dĂ©veloppement (C2D), initiative bilatĂ©rale additionnelle de la France Ă lâInitiative PPTE. Le mĂ©canisme consistait Ă transformer la crĂ©ance en investissement : le pays endettĂ© rembourse les Ă©chĂ©ances de sa dette bilatĂ©rale dâAPD vis-Ă -vis de la France et en Ă©change cette somme est rĂ©investie dans des projets locaux de lutte contre la pauvretĂ© choisis dans quatre secteurs : lâĂ©ducation de base et la formation professionnelle ; les soins de santĂ© primaire et la lutte contre les grandes endĂ©mies ; les Ă©quipements et les infrastructures des collectivitĂ©s locales ; lâamĂ©nagement du territoire et la gestion des ressources naturelles. 22 pays en ont bĂ©nĂ©ficiĂ© pour un montant de 315 millions dâeuros.
TroisiĂšme consĂ©quence : on peut penser que la France sâinspirera de lâexpĂ©rience du C2D. Ce choix a des limites en termes de croissance des ressources pour les pays bĂ©nĂ©ficiaires : on se souvient que contrairement Ă lâannonce qui fut faite lors du lancement de lâopĂ©ration en 1999, les financements du C2D ne sont jamais venus sâajouter aux financements classiques (pas dâadditionnalitĂ©). Tout juste ont-ils eu lâavantage (pour la France) de permettre de prĂ©server le volume global de lâaide française.
Quelle adéquation aux besoins ?
La Commission Ă©conomique pour lâAfrique (CEA) a Ă©tabli des estimations des besoins globaux Ă court terme. Dans le meilleur des cas, câest-Ă -dire avec lâadoption de mesures dâarrĂȘt de la transmission accompagnĂ©es dâune distanciation stricte, il faudrait 44 milliards de dollars pour le dĂ©pistage et les Ă©quipements de protection individuelle, ainsi que pour le traitement de toutes les personnes nĂ©cessitant une hospitalisation et des soins intensifs. Si â hypothĂšse la pire â le Covid-19 devait se propager sans mesure dâattĂ©nuation, 446 milliards de dollars seraient nĂ©cessaires pour combler le dĂ©ficit de fournitures mĂ©dicales nĂ©cessaires aÌ la lutte contre la pandĂ©mie.
En fait, lâĂ©volution des besoins de financement dĂ©pendra de plusieurs facteurs difficiles Ă anticiper et des choix effectuĂ©s. Les pays concernĂ©s peuvent subir des pertes Ă©levĂ©es de rĂ©serves de change, constater une dĂ©prĂ©ciation de leur monnaie sous lâeffet de pressions extĂ©rieures et ĂȘtre contraints de procĂ©der aÌ un sĂ©vĂšre ajustement de leur solde courant en comprimant leur demande intĂ©rieure.
Ce type de situation conduira alors Ă prendre dâimportantes mesures de relance budgĂ©taire que la CEA chiffre Ă 100 milliards de dollars, partagĂ©s en un fonds de protection sociale et un fonds de relance Ă©conomique et qui sâajoutent aux mesures dâurgence.
Tous ces montants sont indicatifs. Ils doivent ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s pays par pays. Les sommes libĂ©rĂ©es par le moratoire, voire par des annulations, ne sont pas ipso facto proportionnelles aux besoins urgents de chaque pays. Par voie de consĂ©quence, la solution qui devrait sâimposer serait plutĂŽt de chiffrer prĂ©alablement les besoins prĂ©cis, cas par cas, en santĂ© dâun cĂŽtĂ© et en impacts Ă©conomiques nĂ©gatifs de lâautre (perturbation de la production et forte baisse de la demande, retombĂ©es du ralentissement brutal de la croissance mondiale et du durcissement des conditions financiĂšres, et recul prononcĂ© des cours des produits de base).
Sortir de la crise et changer de cap
Des mesures budgĂ©taires sont annoncĂ©es pour limiter les dĂ©gĂąts. La Banque mondiale dĂ©ploie une premiĂšre sĂ©rie dâopĂ©ration de soutien dâurgence. LâUnion europĂ©enne annonce quâelle apportera une garantie de 2,1 milliards dâeuros pour lâAfrique subsaharienne. La France a lancĂ© lâinitiative « Covid-19 – SantĂ© en commun » dotĂ©e de 1,2 milliard dâeuros employĂ©s pour soutenir le continent africain. La Banque africaine de dĂ©veloppement devrait prochainement dĂ©voiler un programme dâaide financiĂšre qui permettra aux gouvernements et aux entreprises dâadopter des mesures destinĂ©es Ă rĂ©duire les effets de cette pandĂ©mie sur les plans Ă©conomique et social.
Les banques centrales africaines se mobilisent aussi, tout comme les entreprises. Avec le temps, on peut raisonnablement penser que des stratĂ©gies plus Ă©laborĂ©es vont ĂȘtre adoptĂ©es pour crĂ©er les bases dâun avenir plus solide. Ă court terme, les plans de riposte Ă©tablis dans pratiquement tous les pays (par exemple en CĂŽte dâIvoire, avec 184 millions de dollars) rĂ©pondent Ă la prioritĂ© absolue consistant Ă accroĂźtre les dĂ©penses de santĂ© pour sauver des vies.
En ce qui concerne les dĂ©gĂąts Ă©conomiques, des mesures analogues Ă celles des pays industrialisĂ©s sont dĂ©jĂ mises en place (rĂ©ductions dâimpĂŽts, allongement des dĂ©lais de paiement des impĂŽts, exonĂ©ration ou report des charges sociales, prĂȘts Ă taux bonifiĂ©s, suspension des remboursements de prĂȘts, etc.). Par exemple, le Burkina Faso a accordĂ© plus de 1 milliard de francs CFA pour le soutien Ă la filiĂšre cinĂ©matographique pour compenser lâarrĂȘt des tournages et la fermeture des salles. La Banque centrale des Ătats de lâAfrique de lâOuest (BCEAO) a dĂ©cidĂ© de huit mesures afin de soutenir le systĂšme bancaire et le financement des Ă©conomies de la zone. Elles visent Ă accroĂźtre la liquiditĂ© du systĂšme bancaire (accroissement des ressources injectĂ©es lors des opĂ©rations dâopen-market, Ă©largissement du champ des mĂ©canismes dâaccĂšs au refinancementâŠ), Ă soutenir le budget des Ătats de façon indirecte, afin dâaugmenter leurs ressources concessionnelles, et Ă accompagner les entreprises qui Ă©prouveront des difficultĂ©s Ă faire face au remboursement de leurs prĂȘts.
Pour contrer les fuites de capitaux (4,2 milliards de dollars dâinvestissements en portefeuille ont quittĂ© la rĂ©gion depuis fĂ©vrier 2020, une Ă©vasion jamais vue), le Fonds va jusquâĂ prĂ©coniser un contrĂŽle provisoire des flux de capitaux lĂ oĂč ce sera nĂ©cessaire.
Des aides ciblĂ©es et temporaires aux secteurs les plus durement touchĂ©s sont dĂ©jĂ engagĂ©es. Mais les plus atteints seront certainement ceux qui vivent de lâĂ©conomie populaire (le « secteur informel ») â et qui ne sont pas marginaux : dans le Sahel, câest plus de 90% des emplois. Pour ceux-lĂ , les transferts monĂ©taires sont la solution. Ainsi les autoritĂ©s du Togo ont mis en place un programme de revenu universel de solidaritĂ© visant Ă soutenir tout citoyen ayant perdu son revenu en raison de lâadoption des mesures de riposte contre le Covid-19. Ces mesures s’ajoutent Ă celles de la gratuitĂ© des tranches sociales des tarifs de l’eau et de l’Ă©lectricitĂ©. Dans les pays oĂč il existe dĂ©jĂ des systĂšmes de transferts, conditionnels ou non, ce canal sera amplement utilisĂ© et les techniques rĂ©centes (notamment la tĂ©lĂ©phonie mobile, les blockchains dans le futur) devraient permettre dâatteindre directement une grande partie de la population.
Comme le signale lâĂ©conomiste togolais Kako Nubukpo dans Le Point le 15 avril dernier, la logique derriĂšre l’allĂšgement de la dette est implacable : pour que l’Afrique puisse acheter des biens et services en provenance du reste du monde, il faut qu’elle puisse disposer de marges de manĆuvre budgĂ©taires. Mais pour que cette capacitĂ© d’absorption soit prĂ©servĂ©e, il faut pĂ©riodiquement effacer sa dette dont le service plombe sa capacitĂ© Ă s’insĂ©rer dans le jeu commercial international. Les annonces actuelles n’Ă©chappent pas Ă cette logique, dans un contexte oĂč l’aprĂšs-crise de Covid-19 s’annonce difficile pour les Ă©conomies du monde dĂ©veloppĂ© et Ă©mergent.
En fin de compte, rien nâempĂȘche de penser que les mutations en cours, pleines de sens, dĂ©boucheront sur lâĂ©mergence dâun autre modĂšle assis sur des fondements solides. La lettre en forme de manifeste de 88 intellectuels africains, derriĂšre Wole Soyinka, prix Nobel de littĂ©rature, du 13 avril 2020, esquisse les contours dâun nouveau paradigme africain : il sâagit pour lâAfrique « de rompre avec la sous-traitance de nos prĂ©rogatives souveraines, de renouer avec les configurations locales, de sortir de lâimitation stĂ©rile, (âŠ) de penser nos institutions en fonction de nos communes singularitĂ©s et de ce que nous avons, de penser la gouvernance inclusive, le dĂ©veloppement endogĂšne (âŠ). Lâabsence de volontĂ© politique et les agissements de lâextĂ©rieur ne peuvent plus constituer des excuses pour nos turpitudes. Nous nâavons pas le choix : nous devons changer de cap. Il est plus que tempsâ! ».