Quel est l’impact de #MeToo dans l’opinion publique française, cinq ans après le déferlement de témoignages dénonçant les violences sexistes et sexuelles à l’échelle mondiale ? Amandine Clavaud, directrice de l’Observatoire égalité femmes-hommes de la Fondation Jean-Jaurès, revient sur les enseignements de l’enquête Fractures françaises en partenariat avec Le Monde, le Cevipof et Ipsos, entre prise de conscience collective et inquiétude concernant l’ampleur des violences sexistes et sexuelles dans la société.
Le 5 octobre 2017, il y a cinq ans, l’affaire Weinstein était révélée dans le New York Times suivie, quelques jours plus tard, le 15 octobre, par la publication du tweet de l’actrice Alyssa Milano qui y dénonçait les violences sexistes et sexuelles qu’elle avait subies, appelant les victimes à témoigner avec le hashtag #MeToo, et générant une prise de paroles inédite au niveau international. L’enquête Fractures françaises de la Fondation Jean-Jaurès en partenariat avec Le Monde, le Cevipof et Ipsos révèle que s’il y a bien eu une prise de conscience indéniable dans l’opinion publique française concernant l’ampleur des violences sexistes et sexuelles et plus largement des inégalités entre les femmes et les hommes, les violences sexistes et sexuelles demeurent prégnantes dans la vie des femmes en France.
Une prise de conscience collective du patriarcat
L’enquête interroge les Français·es sur leur perception des discriminations dans la société. Plus d’un·e Français·e sur deux (54%) considèrent que les femmes en sont victimes. Elles sont perçues comme étant plus accrues en fonction du genre et de l’âge des personnes interrogées. 60,5% des femmes déclarent qu’elles sont discriminées ; à l’inverse, seuls 46,3% des hommes pensent que les femmes le sont dans la société. Cette perception est également plus accentuée chez les femmes de moins de 35 ans, à près de 73%, soit près de 20 points de plus que la moyenne nationale.
Ce constat au sujet des discriminations que les femmes subissent s’imbrique dans une vision globale de la société où les inégalités entre les femmes et les hommes sont vues comme systémiques. En effet, plus des deux tiers des Français·es (68%) estiment que nous vivons dans une société patriarcale. Ce pourcentage est trois points en-dessous de celui de l’année précédente et un de moins qu’en 2020. Cette légère érosion montre, toutefois, une forme de stabilité de l’opinion publique sur cette question.
À cette stabilité, plusieurs variables sont intéressantes à ajouter : le genre, l’âge et la proximité politique. Sans surprise, les femmes sont plus nombreuses à répondre par l’affirmative à la question « d’une façon générale, avez-vous le sentiment que l’on vit dans une société patriarcale, c’est-à-dire une société où le pouvoir est détenu par les hommes ? », à près de 75% contre 62% des hommes.
La jeunesse montre, elle aussi, une plus forte sensibilité à cette vision du monde : 71% des moins de 35 ans répondent « oui », soit trois points de plus que l’ensemble des Français·es interrogé·es. Lorsque le genre et l’âge se croisent – c’est-à-dire qu’il y a une intersection entre ces deux variables –, la réponse par l’affirmative est d’autant plus importante : à 79% chez les jeunes femmes de moins de 35 ans et à près de 77% chez les femmes de 35 à 59 ans, soit 11 et 9 points de plus que la moyenne nationale.
Le clivage gauche-droite concernant les droits des femmes
La proximité politique et le vote au premier tour de l’élection présidentielle constituent des éléments clivants dans la réponse apportée par les Français·es sondé·es. Plus les Français·es se positionnent à gauche de l’échiquier politique, plus la réponse « oui » est importante. La prise de conscience des inégalités structurelles entre les femmes et les hommes et de leur répercussion dans l’organisation de la société est, par conséquent, plus marquée auprès des personnes se sentant proches des partis politiques de gauche, composant l’alliance de la Nupes à l’Assemblée nationale : 87,4% des personnes interrogées se disant proches de Europe Écologie-Les Verts (EE-LV), 79,9% de La France insoumise (LFI), 77,9% du Parti communiste français (PCF) et 75,4% du Parti socialiste (PS) considèrent que nous vivons dans une société patriarcale, soit entre 7 et 19 points de plus que la moyenne nationale. Chez les sympathisants des plus petites formations politiques à gauche, cette conviction est aussi partagée avec des pourcentages très élevés : 93,5% des personnes interrogées se disant proches de Nouvelle Donne, 88,9% du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), 85,9% de Lutte ouvrière (LO), 83,2% de Génération.s et 78,4% du Parti radical de gauche (PRG). Ces pourcentages s’expliquent notamment par le fait que la gauche a soutenu les combats des mouvements féministes et a historiquement porté les grandes réformes et mesures pour la défense des droits des femmes en France.
À l’inverse, plus le curseur va sur la droite de l’échiquier politique, plus l’adhésion à l’affirmation selon laquelle nous vivons dans une société patriarcale est faible : 64,3% pour les sympathisants de La République en marche (LREM), 60,8% des Républicains, 62,9% du Rassemblement national et 37,6% de Reconquête !. Nous retrouvons là le radical gender gap concernant le parti d’extrême droite d’Éric Zemmour, ce dernier défendant une vision ultra-conservatrice et traditionnaliste de la société. L’auteur du Premier sexe, qui a fait de son antiféminisme l’un des leitmotivs de ses prises de parole et est accusé d’agressions sexuelles par huit femmes, constitue « un repoussoir pour les femmes »1Louise Jussian, Les questions de genre et de lutte contre le sexisme dans le vote à la présidentielle, Fondation Jean-Jaurès, 8 novembre 2021.. Sa base électorale étant ainsi composée principalement d’hommes, ces derniers réfutent massivement cette vision de la société où les femmes seraient victimes de discriminations et épousent même au contraire les thèses masculinistes du polémiste qui avait, entre autres, déclaré que le pouvoir devait rester dans la main des hommes « sinon il se dilapide », arguant que « [les femmes] n’incarnent pas le pouvoir, c’est comme ça » dans une interview de Ruth Elkrief sur BFM, quelques années plus tôt.
Cette répartition sur l’échiquier politique est identique si l’on se penche sur le vote des personnes interrogées au premier tour de l’élection présidentielle, soulignant le clivage gauche-droite concernant les droits des femmes. À gauche, 82% des Français·es ayant voté pour Yannick Jadot considèrent que nous vivons dans une société patriarcale. C’est aussi le cas pour 79,8% de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, 77,5% de celui de Philippe Poutou et Nathalie Arthaud, 75,3% de celui d’Anne Hidalgo, 71,8% de celui de Fabien Roussel. Cette forte adhésion chute lorsque nous passons plus à droite et à l’extrême droite de la scène politique française : 66,3% de la part de l’électorat d’Emmanuel Macron, 64,6% de celui de Marine Le Pen, 58,2% de celui de Valérie Pécresse et 45,5% de celui d’Éric Zemmour.
Les violences sexistes et sexuelles : plus de victimes et toujours pas de coupables
L’enquête Fractures françaises apporte des éléments de compréhension supplémentaires sur la perception des Français·es vis-à-vis des discriminations en les interrogeant sur les violences qu’ils et elles craignent, mettant ainsi en lumière la réalité des violences sexistes et sexuelles. En effet, à la question « vous personnellement, quels sont les types de violences qui vous inquiètent le plus au quotidien ? », le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles arrivent en quatrième position à 16%, après les agressions physiques dans l’espace public à 43%, les trafics à 26% et le vandalisme à 21%. Cette peur est bien plus importante chez les femmes (21%, soit 4 points de plus que la moyenne des personnes interrogées) que chez les hommes (11%). Et elle l’est d’autant plus chez les plus jeunes femmes, pour 39% des moins de 35 ans.
Ces chiffres sont à mettre en perspective avec l’ampleur des violences sexistes et sexuelles. En France, 94 000 femmes ont été victimes de viol ou de tentative de viol par an en moyenne sur la période 2011-20182Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), Rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité » 2019, p.184.. En 2021, le ministère de l’Intérieur a enregistré une hausse des violences sexistes et sexuelles de 33% par rapport à l’année précédente avec une proportion conséquente de faits commis plus de cinq ans avant de 19%3Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), Insécurité et délinquance en 2021 : une première photographie, janvier 2022.. Si ce « moment #MeToo »4Cette expression est utilisée par les historiennes, Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel dans Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La découverte, 2020. a été un élément catalyseur dans la prise de la parole des femmes victimes de violences sexuelles, seules 12% portent plainte5Voir arretonslesviolences.gouv.fr. Et surtout, le taux de condamnation est – encore aujourd’hui – inférieur à 1% : preuve, s’il en est, que les auteurs de violences sexistes et sexuelles demeurent impunis. Comme la présidente de la Fondation des femmes, Anne-Cécile Mailfert, l’a si justement écrit dernièrement, « #MeToo est un mouvement de victimes sans coupables. […] Tout reste à faire6Anne-Cécile Mailfert, « #MeToo reste à faire », Fondation des femmes, 4 octobre 2022.. »
- 1Louise Jussian, Les questions de genre et de lutte contre le sexisme dans le vote à la présidentielle, Fondation Jean-Jaurès, 8 novembre 2021.
- 2Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), Rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité » 2019, p.184.
- 3Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), Insécurité et délinquance en 2021 : une première photographie, janvier 2022.
- 4Cette expression est utilisée par les historiennes, Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel dans Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La découverte, 2020.
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- 6Anne-Cécile Mailfert, « #MeToo reste à faire », Fondation des femmes, 4 octobre 2022.