À partir des résultats de la dixième vague de l’enquête « Fractures françaises », que la Fondation Jean-Jaurès mène tous les ans en partenariat avec Ipsos, Sopra Steria, Le Monde et le Cevipof, Renaud Large, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, revient sur l’émergence d’une double injonction : l’ordre républicain et la justice sociale, et comment la gauche peut répondre à ce diptyque.
Les périodes de chocs économiques voient émerger une double injonction de l’opinion publique : l’ordre républicain et la justice sociale. Dans un souci de concision et de clin d’œil aux rixes politiques d’un autre temps, on pourrait synthétiser les deux termes en une formule : l’ordre juste. Les mois difficiles que nous traversons pour le pouvoir d’achat des Français ne font pas exception à la règle. La demande d’ordre juste frémit dans la dixième édition de l’enquête Fractures françaises réalisée par la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof, Ipsos et Le Monde. Il s’agit d’un signal faible dans la grande tendance décrite par l’enquête.
« La police tue », le slogan perdant
Plusieurs responsables de gauche ont préempté le sujet de la sécurité du quotidien et de l’ordre de proximité. Dans un long message Facebook, le député de la Somme François Ruffin parlait le 31 mai 2022 de Madame Latour, habitante d’un quartier populaire picard, vivant un enfer quotidien face aux incivilités et autres nuisances. Le député écrivait alors : « Être de gauche, ce n’est pas fermer les yeux là-dessus, au contraire : c’est garantir cette paix à tous les citoyens, ce droit à une intimité, à être chez soi, pas dérangé. » Dans une tribune à L’Humanité, le secrétaire national du Parti communiste français (PCF), Fabien Roussel, déclarait de son côté : « J’ai défendu l’idée que la gauche devait prendre à bras-le-corps les questions d’insécurité qui gangrènent l’existence de tant de villes et quartiers populaires1Fabien Roussel, « Droit à la sécurité : Fabien Roussel défend une police nationale de proximité« , L’Humanité, 19 mai 2022. » Si l’objectif de la gauche est de progresser dans les catégories sociales (ouvriers, employés et retraités) où elle est faible électoralement, l’enquête « Fractures françaises » donne raison à leur analyse. La police arrive en quatrième position dans le classement des institutions dignes de confiance pour les Français, juste après les petites et moyennes entreprises, l’armée et les scientifiques. 76% des Français font ainsi confiance à la police. Par ailleurs, nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à estimer que la police ne fait pas un usage excessif de la violence (57% en 2022 contre 45% en 2020). Ce sentiment est plus puissant chez les ouvriers (54%) et chez les retraités (67%). Enfin, plus globalement, 83% des Français estiment que l’autorité est trop souvent critiquée ; ce chiffre grimpe à 85% chez les ouvriers et à 88% chez les retraités. Ce que l’on pourrait interpréter comme une demande d’autorité reste cependant attaché à un cadre démocratique (70% des Français déclarant leur confiance dans le régime démocratique). Pour le dire rapidement, le slogan « la police tue » éloigne donc la gauche des catégories de conquête que sont les catégories populaires et les retraités.
La protection collective du pouvoir d’achat
Signe des temps, l’érosion du pouvoir d’achat est la préoccupation prioritaire des Français. 54% d’entre eux se déclarent préoccupés à titre personnel par les questions relatives au pouvoir d’achat. On voit poindre des réponses de la part des Français pour prévenir les effets de l’inflation. La cote de confiance des syndicats remonte de cinq points en une année, ce qui n’était pas arrivé depuis 2019. C’est léger puisque seuls 38% des Français ont confiance dans les syndicats. Néanmoins, on peut penser que, pour les Français, les syndicats permettent de peser davantage en faveur des augmentations de salaire. Ce mouvement est plus perceptible chez les cadres et professions intermédiaires (42%) que chez les ouvriers (37%). Par ailleurs, on note cette année une demande claire de renforcement du rôle de l’État dans certains secteurs économiques. On peut aisément imaginer que le secteur de l’énergie, dans le contexte de hausse des prix, est concerné en premier lieu. 55% des Français se déclarent cette année en faveur d’un interventionnisme étatique dans l’économie. Ils n’étaient que 47% l’an dernier. Cette hausse est particulièrement spectaculaire chez les ouvriers (50% et +8 points), les employés (53% et +9 points) et les retraités (54% et +7 points). Enfin, les Français demeurent cette année encore demandeurs d’un renforcement de la protection des salariés dans le cadre du travail (49%). La flexibilisation du marché du travail perd quant à elle de l’attractivité (-4 points, à 39%).
Les deux termes de l’équation que constitue l’ordre juste (sécurité publique et protection économique) risquent de constituer les thèmes politiques structurants de ce trimestre et plus globalement de l’année à venir. Nous voyons aujourd’hui plus précisément comment les Français se positionnent dans cette matrice. Nous verrons bientôt comment les différentes forces politiques tenteront d’articuler leurs propositions autour de cet ordre juste. Certains essayeront sans doute de trianguler autour de ce diptyque. Un programme quasi géométrique !
- 1Fabien Roussel, « Droit à la sécurité : Fabien Roussel défend une police nationale de proximité« , L’Humanité, 19 mai 2022.