Festivals et Jeux olympiques : de l’inessentiel à l’inexistentiel !

Alors que le ministère de l’Intérieur a déclaré récemment que les événements culturels et sportifs qui se tiendront au même moment que les Jeux olympiques de Paris 2024 pourraient être annulés ou décalés faute de moyens en sécurité publique, comment cette nouvelle a-t-elle été reçue par le monde culturel, déjà fortement impacté par la pandémie de Covid-19 ?

Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS, responsable du Centre d’études politiques et sociales de l’université de Montpellier et spécialiste de la question des festivals culturels, répond à Sylvie Robert, sénatrice d’Ille-et-Vilaine et directrice de l’Observatoire de la culture de la Fondation Jean-Jaurès.

Sylvie Robert : Comment avez-vous reçu l’intervention du ministre de l’Intérieur en audition au Sénat, indiquant que les événements culturels et sportifs se situant au même moment que les Jeux olympiques devraient vraisemblablement annuler ou décaler leur date, faute de moyens en sécurité publique ? Au-delà de la forme et de la brutalité de l’annonce à dix-mois mois des JO, n’est-ce pas finalement un nouvel épisode de la culture considérée comme « non essentiel » dans notre pays ?

Emmanuel Négrier : Il ne s’agit pas là d’une simple posture radicale préparant des négociations plus réalistes avec les différents opérateurs culturels concernés. L’anticipation va plus loin en prévoyant déjà que les arbitrages autorisant ou non les manifestations seraient in fine confiés aux préfets. Elle caractérise un effet de ciseaux sécuritaire : le ministère de l’Intérieur a fait croître, depuis la circulaire Collomb du 15 mai 2018, les exigences et le coût des règles de sécurité supportées par les événements, et se décrète maintenant dans l’incapacité d’en assurer la mise en œuvre.

En tout état de cause, cette déclaration, dans sa forme comme pour le fond, représente un fait nouveau et extrêmement inquiétant pour la culture, et la place qu’elle occupe désormais dans l’agenda gouvernemental. Subordonner la vie culturelle à un état sanitaire inédit et dramatique n’était déjà pas correctement fondé. Mais conditionner la tenue d’événements populaires à celle de quinze jours de compétitions sportives, certes mondiales et de grande portée symbolique, démontre à la fois une méconnaissance et une déconsidération de la place de la culture dans la société française.

Déjà, le monde culturel a vécu la sidération d’être mis, à l’occasion de la pandémie, au rang des pratiques non essentielles et de ce fait écarté de toute possibilité de maintien. Ce black-out s’est établi alors même que les acteurs concernés avaient fait preuve de toutes les prudences pour se produire malgré tout ; qu’aucune preuve n’a été apportée d’un effet sanitaire réel de telles mesures, comparé à l’encombrement, lui autorisé, des grandes surfaces commerciales et réseaux de transport collectif ; et que la persistance du goût pour les sorties culturelles a été prouvée deux fois : par le maintien de pratiques culturelles, en dépit des interdictions (rassemblements clandestins, investissement des ressources distantielles) et par le regain net des sorties dès lors que les possibilités étaient à nouveau offertes, tranchant avec l’hypothèse même d’une culture inessentielle.

Après avoir enduré deux années de menace vitale sur leur existence, les festivals, et pas seulement les plus grands événements musicaux, ont énormément investi pour que leurs éditions 2022 marquent le retour de la liesse – de ces temps culturels et sociaux dont nos sociétés moroses ont plus que besoin. Nous savons aujourd’hui que le résultat est extrêmement contrasté, comme en témoignent les premières estimations du Centre national de la musique. Certes, les vingt plus gros événements ont connu le retour des publics et ont même parfois dépassé les affluences de 2019. Mais le renchérissement des coûts artistiques, sanitaires, sécuritaires et techniques, la pénurie partielle qui a touché le secteur en ressources humaines, avec une croissance du recours à des prestataires extérieurs, font que ces bons chiffres d’entrées n’ont pas empêché ces mêmes grands événements de subir des pertes, ou de si maigres excédents qu’ils demeurent dans un état préoccupant de survie. Que dire alors des événements immédiatement moins importants, pour lesquels les mêmes indicateurs sont proches, parfois, de l’effondrement ? Certes, et cela doit interroger le ministère, les reflux d’audience en 2022 sont moins lourds pour les festivals que pour le cinéma ou le théâtre. Mais tout de même ! On peut se demander quel est le signal que le ministre de l’Intérieur croit adresser à ces projets, le plus souvent non lucratifs, collectifs et fortement identifiés à des territoires, en leur promettant un nouveau confinement pour cause sportive ? Rappelons que le ministère de l’Intérieur est aussi, à certains égards, le ministre des territoires. Tout se passe comme s’il l’avait oublié.

Sylvie Robert : L’absence d’anticipation est manifeste et démontre une fois encore qu’il y a un manque de réflexion criant quant à l’organisation d’événements qui ont besoin de visibilité pour travailler notamment à leur programmation plus d’un an avant. Au-delà de cette question, ne pensez-vous pas que le message envoyé serait tout à fait contraire à l’esprit même des JO – culture versus sport, Paris versus province – et les conséquences économiques terribles pour les territoires autant que les impacts symboliques pour les populations ?

Emmanuel Négrier : Je n’aimerais pas être aujourd’hui membre de l’équipe chargée des olympiades culturelles, dont l’esprit est précisément d’accompagner l’événement sportif par une programmation artistique et culturelle, fidèle en cela à l’olympisme fondé dès les origines sur trois piliers : le sport, l’éducation et la culture. Que se passe-t-il quand une maison repose sur un pilier en en sciant l’autre ? Elle s’écroule. Les olympiades culturelles – très injustement – risquent donc d’être attaquées au nom de la déconsidération de la culture sur les territoires. En effet, le problème tel qu’il est posé par le ministre de l’Intérieur risque d’alimenter une vision des inéquités de traitement entre Paris et les régions, dont on sait déjà la récurrence en France. Une fois de plus, imaginer un régime d’interruption de principe de ces manifestations entourant les JO, et envisager sa mise en œuvre par les préfets, c’est méconnaître la dynamique sociale et économique de ces événements. On conseillerait à Gérald Darmanin et à son cabinet de visionner le film Festivals : quand mon village résiste, de Tom Graffin, qui montre comment tout un écosystème de bénévoles, de producteurs en négociation constante avec les organisateurs, les prestataires, les artistes, se déploie au long d’une année pour faire naître un événement qui dure quelques jours seulement. Imaginer tout ce processus suspendu, pendant des mois, à la décision d’un préfet, c’est ne rien comprendre à ce qu’est un festival.

On pourrait opposer ici que l’on sait très précisément quels sont les événements touchés, que leur déplacement dans le temps et dans l’espace est envisageable dix-huit mois à l’avance, qu’il ne s’agit que de quelques grosses machines aux moyens exceptionnels, qu’au fond tout cela n’est pas bien grave. Mais en réalité, ce n’est pas du tout ainsi qu’il faut voir les choses, pour trois raisons. La première est que ces événements estivaux ne peuvent envisager ce déplacement sans de lourdes menaces, parce qu’ils sont précisément très identifiés à un lieu et à un moment. Pour avoir travaillé sur les Eurockéennes de Belfort, par exemple, chacun sait à quel point ce premier week-end de juillet est identifié (par les organisateurs, mais surtout par les publics) comme « leur » moment. L’identification d’un événement à un territoire n’est pas un artifice. Elle est d’abord le produit d’un enracinement d’équipes techniques, de bénévoles, de publics à l’avènement ritualisé de leur festival. Elle est ensuite à l’origine de retombées économiques, sociales, symboliques qui expliquent la dynamique festivalière si particulière que l’on connaît en France. Sur ce point, la position du ministère de l’Intérieur laisse penser que le festival n’est vu qu’au travers de sa partie émergée, ses « dates », sans comprendre sa vraie dimension spatiale et temporelle.

La deuxième raison, c’est que le groupe de festivals dont il faut envisager le report – dans le flou actuel et sans doute durable des déclarations gouvernementales – n’est absolument pas clair. S’agit-il uniquement des gros événements précisément situés autour de Paris et dans la période olympique ? Sans doute pas seulement. S’agit-il des événements mobilisant – encore une fois du fait même des réquisitions du ministère de l’Intérieur – d’importantes forces de l’ordre ? Mais à partir de combien de policiers ces forces deviennent-elles importantes ? La réponse peut varier considérablement. Et qui serait chargé de compléter la liste ? Les préfets. Sur ce point, nous avons l’expérience des pratiques préfectorales en matière de sécurisation des événements et de mise en œuvre de la circulaire Collomb. On sait que cette expérience a été celle d’une inégalité de traitement flagrante entre événements, entre ceux bénéficiant d’une exonération presque complète de tels coûts et ceux voyant les prétentions préfectorales multipliées par deux ou trois d’une année à l’autre. Au fond, le risque est que se produise un arbitraire préfectoral généralisé qui pourrait se retourner directement contre… le ministère de l’Intérieur lui-même, dont on sait qu’il n’a pas très bonne presse en France, par rapport à d’autres pays. Quant à ces grosses machines, dont la liste est floue comme on vient de le dire, rappelons qu’elles sont pour la plupart d’économie mixte, avec un statut le plus souvent associatif, un niveau de rentabilité assez faible pour leurs opérateurs privés, et une santé financière très incertaine depuis trois ans. Surtout, du point de vue civique, elles engendrent tout un univers de pratiques culturelles après lesquelles le gouvernement court depuis Malraux. Certes les festivals ne sont pas la démocratie réalisée, leur fréquentation obéit tout de même à une sélectivité sociale laissant les moins favorisés, plus souvent qu’espéré, à la porte des événements. Mais par leur dynamique sociale et territoriale, ils sont plutôt de bons élèves de la démocratisation. N’y voir que des « usines à cash », délocalisables à merci, c’est faire preuve d’une grave méconnaissance publique.

Sylvie Robert : Enfin, quelle serait pour vous la méthode de travail à mettre en place en urgence, quels leviers actionner pour ne pas se retrouver dans une telle situation ? En un mot pensez-vous qu’il peut y avoir une issue favorable et à quelles conditions ?

Emmanuel Négrier : La première idée, il me semble, qu’il faut rappeler, c’est qu’on ne gouverne pas la société par des déclarations à l’emporte-pièce. « Gouverner », disait déjà Émile de Girardin, « c’est prévoir ». Or prévoir, c’est faire tout le contraire de ce qui est en débat aujourd’hui. Prévoir, c’est d’abord connaître. Et la première tâche qui incombe au gouvernant, c’est d’agir dans un monde débarrassé, le plus possible, d’idées reçues. Ensuite, sur la base d’un problème qui, effectivement, n’est jamais facile à résoudre, accueillir et discuter des solutions possibles.

Plusieurs pistes sont déjà envisagées pour traiter ce problème qui est, rappelons-le, celui d’une mobilisation autour des Jeux olympiques de forces de sécurité qui sont d’ordinaire affectées à des festivals. S’il manque, pour cette période, des forces, il faut d’abord savoir combien. Ensuite, il faut précisément savoir à combien de temps le ministère estime le surcroît olympique de contingents de police. Une fois cela acté, nous pourrions réfléchir sur une base objective et partageable. Dès lors, il a été envisagé le recours à une coopération européenne, pour accompagner les événements où la police française ferait défection. On imagine que Gérald Darmanin ne voit pas d’un bon œil d’autres polices se mêler de l’ordre public en France. Mais c’est plus son problème que celui des événements. On a également envisagé le recours à l’armée. Pourquoi pas ? Certes des militaires autour de festivals, ce n’est pas l’image que l’on a habituellement de la convivialité festive. Mais depuis le renforcement des exigences du ministère de l’Intérieur à ce sujet, nous sommes habitués à la présence de ces forces. Un militaire vaut bien un gendarme (en zone rurale) ou un policier (en ville). On pourrait même envisager que les militaires affectés cette année-là aux festivals revêtent une tenue spéciale, olympique, qui aurait pour motif d’en faciliter l’accueil par les festivaliers, lesquels, ces dernières années, ont fait preuve d’une remarquable compréhension à l’égard de la présence des forces de l’ordre aux côtés des événements. Il n’y a aucun doute que ces tenues, confectionnées en France, s’arracheraient à la revente ! Cela pourrait faire partie des projets soutenus par les olympiades culturelles, d’ailleurs. L’armée accompagnant des manifestations civiles, est-ce si étrange ? Rappelons que les militaires ont pu être chargés, quand les grèves paralysaient la région parisienne en mai 1968, du transport des personnes.

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