Alors que la guerre en Ukraine menée par Moscou a mis en lumière notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, que les prix de l’énergie se sont envolés et que l’urgence écologique devrait inciter les États de l’Union européenne à accélérer la transition écologique et le développement des énergies renouvelables, la souveraineté européenne en matière énergétique est plus que jamais d’actualité. Christophe Clergeau, secrétaire national à l’Europe au Parti socialiste, et Marius Girard-Barbot, ancien élève du Collège d’Europe de Bruges, proposent de créer un service public européen de l’énergie afin de considérer l’énergie comme un bien commun dont la répartition et la tarification doivent être repensées au sein de l’UE.
Introduction
Au grand désarroi de nos entreprises et de nos concitoyens, les prix de l’énergie ont atteint ces derniers mois des niveaux astronomiques. Si, selon l’institut Bruegel, les gouvernements européens auront consacré près de 650 milliards d’euros pour pallier les effets conjoncturels de la crise1Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra, Cecilia Trasi, Georg Zachmann, National fiscal policy responses to the energy crisis, 24 mars 2023., rien ou presque n’aura été fait pour en dresser les causes systémiques. Même si la volatilité des prix du pétrole, du gaz et par effet de marché de l’électricité s’explique principalement par la période de tensions géopolitiques que nous traversons, ces difficultés ne sont pas seulement conjoncturelles. Tout comme lors des chocs énergétiques passés, la crise que notre continent traverse souligne notre immense dépendance aux énergies importées, notamment celles d’origine fossile. Par conséquent, il est fort à parier qu’en l’absence d’inflexions majeures du système, ce genre d’épisodes est irrémédiablement appelé à se reproduire.
Au-delà des mesures techniques de solidarité ou de régulation des prix comme le bouclier tarifaire, cette crise doit nous pousser à rompre avec le manque de vision du système existant pour opérer un changement de temporalité et d’échelle. Afin de garantir la maîtrise de notre avenir énergétique et l’équité de celui-ci, il est nécessaire de replacer notre action dans le temps long et de la penser à l’échelon européen. C’est pourquoi nous proposons de nous inspirer de la création, il y a soixante-dix ans, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) pour aujourd’hui jeter les bases d’un service public européen de l’énergie.
L’énergie, un bien commun
Le 18 avril 1951, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans un contexte de reconstruction marqué par une inflation galopante, les Européens avaient décidé de mutualiser leurs marchés du charbon et de l’acier, alors matière première énergétique et industrielle par excellence. Outre la volonté de rendre la guerre « matériellement impossible » selon la célèbre formule de Robert Schuman, en créant une interdépendance qui priverait les États fondateurs des moyens de la faire, la CECA avait pour but de soutenir massivement les industries européennes pour leur permettre de se moderniser, d’optimiser leur production et de réduire leurs coûts. Ce traité historique fut suivi en 1957 du traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). La création de l’Euratom faisait elle aussi suite à la nécessité de garantir l’indépendance énergétique des États fondateurs qui ne pouvaient seuls assumer les immenses investissements nécessaires au développement de l’énergie nucléaire, acmé de l’innovation scientifique et technologique de l’époque.
Un demi-siècle plus tard, l’Histoire semble bégayer. À nouveau, notre continent connaît la guerre sur son sol. À nouveau, les Européens sortent d’une crise sans précédent qui a vu leurs économies se contracter de manière inédite. À nouveau, ils font face à une inflation qui pèse lourdement sur les entreprises et les ménages les plus modestes.
L’énergie, paramètre inséparable des crises environnementales, sociales, démocratiques et économiques que connaît notre société, est plus que jamais un enjeu fondamental. Pourtant on peine à discerner une réponse à la hauteur du défi, comme celle dont avaient fait montre les signataires des traités CECA et Euratom en leur temps. À l’inverse, force est de constater que nos gouvernants ont du mal à articuler une pensée stratégique de long terme, à l’image d’un président français qui se demandait à l’occasion de ses vœux à la Nation « qui aurait pu prédire la crise climatique » qui nous a frappés cet été.
Néanmoins, les faits sont têtus. L’envolée des prix énergétiques réduit le pouvoir d’achat et la qualité de vie des Français et des Européens. Elle représente un risque majeur pour notre tissu industriel déjà fragilisé par les crises précédentes. L’énergie, et en premier lieu l’électricité, n’a jamais été aussi essentielle à la conduite présente comme future de la transition écologique. Elle est indispensable au fonctionnement de nos transports, nos hôpitaux, nos écoles, notre alimentation. Mais c’est également son utilisation déraisonnable qui dérègle aujourd’hui notre climat. La crise actuelle et le spectre des coupures qui l’a accompagné cet hiver ont le mérite de nous révéler, si besoin était, que l’énergie n’est pas une ressource illimitée.
Toutes ces raisons font de l’énergie, en tant que denrée essentielle, un produit à part. Ce que les philosophes et les économistes appellent un bien commun. À travers les âges, cette notion a permis de nourrir la réflexion sur les éléments indispensables à l’harmonie collective et leurs modes particuliers de gestion. C’est notamment le cas de Garrett Hardin2Biologiste, figure du mouvement écologiste aux États-Unis dans les années 1960. pour qui une ressource qui n’est possédée par personne est nécessairement surexploitée. Cette thèse conduit certains à préconiser son contrôle par les gouvernements afin d’en rationaliser l’utilisation. Ou encore d’Elinor Oström, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie, qui insiste sur la nécessité d’une gestion collaborative de ces biens comme manière particulièrement efficace d’en garantir la bonne administration.
Il ne fait plus guère de doute que l’énergie est un bien commun. Au cœur de la transition environnementale, elle soulève également l’enjeu central de la justice sociale. Aujourd’hui, la répartition de la consommation de l’énergie est profondément inégalitaire. Les plus aisés peuvent bénéficier du même tarif que les plus pauvres. Ils peuvent donc consommer plus et polluer plus : 10% des plus fortunés de la planète pèsent à eux seuls près de la moitié des émissions carbone3Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, World inequality report 2022, World inequality Lab, décembre 2021.. Comme nous l’avons tristement constaté cet été à l’occasion de la canicule, pas de sobriété énergétique pour les milliardaires et leurs jets privés.
Néanmoins, la gestion de l’énergie est loin d’être posée en ces termes. Sous la pression du dogme libéral, les monopoles d’État ont été transformés en sociétés par action. Depuis le début des années 2000, le processus de libéralisation des marchés énergétiques en Europe et leur assujettissement au droit européen de la concurrence n’ont eu pour effet que de créer une rente pour les fournisseurs alternatifs, sans aucun apport à la collectivité, comme l’illustre en France l’obligation faite à EDF de vendre 25% de sa production d’électricité d’origine nucléaire à bas prix à ses concurrents d’après l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH). Pour forger artificiellement la concurrence, notre opérateur national est désormais forcé de vendre à perte à des fournisseurs privés une part importante de son électricité. Cette part d’électricité est pourtant produite par des infrastructures largement financées sur fonds publics. Un exemple, s’il en est, de socialisation des coûts mais de privatisation des profits.
La course effrénée à la rentabilité couplée à la contrainte exercée par les règles budgétaires européennes ont conduit les États à des visions court-termistes et au sous-investissement. L’arrêt forcé de 25 réacteurs sur les 56 que compte le parc nucléaire français courant novembre 2022 illustre parfaitement ce défaut de planification. Les gouvernements successifs n’ont pas suffisamment investi dans les infrastructures de production, de stockage et de transport de l’énergie. Ils n’ont pas non plus suffisamment développé les énergies renouvelables. Alors que notre pays peut s’enorgueillir de ses 5800 kilomètres de côtes et de son climat propice à l’énergie solaire, éolienne ou hydraulique, la France est la seule en Europe à être en retard sur ses objectifs d’investissement4Rapport de la Cour des comptes européenne sur l’évaluation des plans nationaux pour la reprise et la résilience PNRR par la Commission, 8 septembre 2022. Sur le PNRR français, la Cour des comptes européenne pointe les lacunes du plan de relance français (i) en matière d’énergies renouvelables, (ii) d’interconnexions électriques transfrontalières.Voir également l’analyse du Citepa.. Outre ses conséquences délétères pour climat, cet attentisme politique devrait coûter plusieurs centaines de millions d’euros de pénalité en 2022-2023 aux contribuables français.
Pourtant, nos économies européennes sont devenues si intégrées que la politique menée par un pays a des conséquences sur tout le reste du bloc. La dépendance au gaz russe de l’économie allemande, fruit d’un impensé géopolitique coupable, a eu des répercussions considérables pour une majorité de ses partenaires européens. Quand l’Allemagne décide de rouvrir ses centrales à charbon, c’est tout le continent qui se met à tousser.
Il est donc devenu indispensable de changer de paradigme, de refonder notre approche des politiques énergétiques et de leur gouvernance pour assurer une gestion efficace et une juste répartition de cette ressource finie.
Doter l’Union européenne d’une politique commune de l’énergie
Si le « service public », tel que nous le connaissons en France, ne fait pas partie du vocabulaire habituel des politiques de l’Union européenne (UE), cette notion doit désormais être placée au cœur de la création de l’Union européenne de l’énergie. À nos yeux, le temps de la gouvernance par le marché doit laisser place à un contrôle plus étroit des pouvoirs publics. La production et la distribution de l’énergie doivent désormais être considérées dans leur intégralité comme des services d’intérêt général, soumis à des obligations de service public spécifiques.
Assurer l’indépendance et la sécurité d’approvisionnement ; garantir une gestion optimale et une utilisation rationnelle de l’énergie pour réduire son impact sur l’environnement ; concourir à la cohésion sociale et à la lutte contre les exclusions en assurant à tous une couverture énergétique à un prix juste ; mettre à niveau les infrastructures de transport, stockage et distribution ; préparer l’avenir en développant les technologies de demain : voilà les missions qui doivent structurer une véritable politique commune de l’énergie à l’échelle du continent.
S’il existe déjà une approche coordonnée au niveau de l’UE, celle-ci n’est pas à la hauteur des défis auxquels nous faisons face et reste entravée par les principes libéraux encore dominants. Il est donc grand temps de repenser cette dernière avec, à l’esprit, l’idéal de service public et ainsi renouer avec l’ambition des signataires de la CECA et d’Euratom pour doter notre Union des leviers politiques et financiers nécessaires au déploiement d’une véritable politique énergétique commune. Bien entendu, dans le contexte européen et à l’heure de la décentralisation croissante de la production énergétique, il ne s’agit pas de plaider pour des nationalisations tous azimuts, mais plutôt de jeter les bases d’un système dans lequel la planification stratégique, la gestion de biens communs et la solidarité ont tout autant leur place que l’efficacité économique. Si les chantiers qui s’offrent à nous sont innombrables tant cette thématique est au cœur des enjeux contemporains, la valeur ajoutée d’une approche européenne se justifie particulièrement sur certains fronts.
D’abord, il ne fait aucun doute que nous devons pousser plus loin l’intégration européenne des productions en améliorant l’interconnexion des réseaux. Outre les bénéfices en matière tarifaire pour les consommateurs, il en va de la solidarité entre États européens à l’occasion de crises comme celle que nous traversons actuellement. Une interconnexion accrue permettrait aussi de récolter plus efficacement les fruits des énergies renouvelables, par définition intermittentes, et de les faire bénéficier au plus grand nombre d’Européens. Quand l’éolien du nord de l’Allemagne ou le solaire espagnol sont à pleine puissance, les utilisateurs nationaux ne peuvent pas à eux seuls absorber toute la production. Il est donc nécessaire de pouvoir écouler le surplus énergétique de Sanlúcar jusqu’à Tallinn. À cet effet, les incitations économiques ne sont pas toujours suffisantes pour encourager la réalisation de ces projets coûteux. Il faut donc quand cela est nécessaire nous inspirer du modèle des infrastructures de service public et pallier les insuffisances de l’initiative privée. L’Union doit faire preuve de plus de volontarisme et d’interventionnisme dans l’interconnexion de ses réseaux, notamment sur le plan financier.
La planification européenne de la production des énergies renouvelables doit elle aussi être renforcée. Des appels d’offres communs pourraient être lancés à l’échelle européenne pour servir d’aiguillons aux technologies émergentes. Les sacro-saintes lignes directrices encadrant les aides d’État, c’est-à-dire les tarifs garantis, doivent aussi être revues pour permettre de renforcer le contenu local dans la construction des parcs de production. Un cadre européen devrait s’imposer aux États pour simplifier et accélérer le développement des projets, les objectifs de production par pays renforcés comme les sanctions en cas de retard.
Tout comme avec l’Euratom en son temps, il nous faut nous doter de structures capables d’impulser, de coordonner et de soutenir massivement la recherche destinée à développer les technologies de demain. Ce qui existe déjà, comme les « projets importants d’intérêt européen commun » qui doivent se doubler non seulement de capacités de financement européanisées mais surtout d’unité de planification stratégique. Les Européens ne doivent plus simplement se consulter, se coordonner, mais doivent être capables de se fixer un cap commun. L’Europe ne manque pas de scientifiques remarquables mais ces derniers manquent cruellement de moyens. Définir et financer en commun les technologies qui nous permettront d’assurer notre avenir, donner la priorité à la recherche et à l’innovation pour favoriser la transition énergétique, en cela réside l’intérêt d’une masse critique comme celle de l’Union.
Enfin, il semble impossible d’articuler une politique énergétique ambitieuse à l’échelle de l’Union en continuant de considérer l’énergie comme une ressource comme une autre. Il est devenu urgent de la penser en tant que bien commun, ce qui implique nécessairement une réflexion sur sa juste répartition et par ricochet sur sa tarification. Si la route vers une harmonisation tarifaire à l’échelle de l’Union reste un chantier de longue haleine, rien n’empêche d’imaginer un système de coordination tarifaire européen utilisant des incitations fiscales et des critères sociaux et environnementaux communs. Il pourrait ainsi être envisagé de mettre en place une fiscalité flottante afin de garantir un prix de l’énergie stable. La fiscalité augmenterait lorsque les prix seraient bas et baisserait lorsqu’ils seraient hauts. Un tel mécanisme d’intervention commun sur les marchés a déjà été mis en place pour assurer la stabilité des prix agricoles autour de montants garantis, lors de l’établissement de la première politique agricole commune en 1962. Encore un exemple de la créativité de ceux qui nous ont précédés.
Conclusion
Penser l’avenir énergétique de notre Europe passe inéluctablement par une refonte profonde et immédiate de nos structures politiques et de nos modèles intellectuels. Reconnaître l’énergie comme une compétence commune est nécessaire et permettrait de donner à la politique énergétique de l’Union une base juridique solide. Ainsi, il est aujourd’hui indispensable de renouer avec l’ambition et l’audace politique du siècle passé pour préparer l’Europe de demain. Inspirons-nous pour cela de l’esprit de service public.
Pour la mise en place d’un service public européen de l’énergie :
- Assurer l’indépendance et la sécurité d’approvisionnement
- Garantir une gestion optimale et une utilisation rationnelle de l’énergie pour réduire son impact sur l’environnement en développant la production des énergies renouvelables
- Concourir à la cohésion sociale et à la lutte contre les exclusions en assurant à tous une couverture énergétique à un prix juste à travers un système de coordination tarifaire européen
- Mettre à niveau les infrastructures de transport, de stockage et de distribution en améliorant l’interconnexion des réseaux
- Préparer l’avenir en développant les technologies de demain en renforçant le financement de la recherche et l’innovation
- 1Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra, Cecilia Trasi, Georg Zachmann, National fiscal policy responses to the energy crisis, 24 mars 2023.
- 2Biologiste, figure du mouvement écologiste aux États-Unis dans les années 1960.
- 3Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, World inequality report 2022, World inequality Lab, décembre 2021.
- 4Rapport de la Cour des comptes européenne sur l’évaluation des plans nationaux pour la reprise et la résilience PNRR par la Commission, 8 septembre 2022. Sur le PNRR français, la Cour des comptes européenne pointe les lacunes du plan de relance français (i) en matière d’énergies renouvelables, (ii) d’interconnexions électriques transfrontalières.Voir également l’analyse du Citepa.