Les différentes obédiences évangélistes semblent bénéficier, de par le monde et notamment en Amérique latine et en Afrique, d’une influence grandissante. Le directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, Jean-Jacques Kourliandsky, revient sur la genèse et l’influence actuelle de l’évangélisme politique – parlant même de « national-évangélisme » – en Amérique latine, et des conséquences de cette montée en puissance.
L’évangélisme au cœur d’un basculement politique
Montée des gouvernements de droite
L’Amérique latine vit depuis 2014 un moment démocratique très particulier. La montée électorale de forces droitières s’accompagne d’une idéologie conquérante mêlant foi et marché au bénéfice de quelques-uns. D’Argentine au Pérou, en passant par le Brésil et le Guatemala, la démocratie exprime de plus en plus les intérêts de minorités économiquement privilégiées.
La démocratie, que ce soit au Brésil, en Amérique latine ou toute autre partie du monde, est en crise. Son ressort repose de moins en moins sur la raison, le débat et l’argumentation, et de plus en plus sur la manipulation de l’inconscient. La démocratie est sapée par les pressions exercées par les forces économiques dominantes, entrées en contradiction avec celles régulées politiquement par des citoyens égaux en droit. Il n’y a là rien de nouveau. Mais l’économie globale, qui offre des opportunités bonifiées aux minorités citoyennes connectées aux flux financiers transnationaux, approfondit la contradiction.
Montée de la servitude volontaire
Au cœur de ce paradoxe, on trouve des instruments culturels et religieux qui permettent de masquer les égoïsmes sociaux. Historiquement, les démocraties sont en tension entre raison et persuasion. Les contradictions politiques et sociales devraient en démocratie trouver leur dépassement électoral après un débat entre citoyens correctement informés. Mais tout aussi historiquement, des groupes sociaux politiquement divers et minoritaires ont essayé de réduire l’espace de la raison pour asseoir leur hégémonie. Parfois par des moyens militarisés, ou présentant l’autorité de quelques-uns, comme une démocratie de type particulier, « authentique », « organique », « populaire », « participative », « raciale ». Mais aussi, en usant de la persuasion, en instrumentalisant divers types d’émotions collectives – nationales, religieuses, pacifistes, européistes, mondialistes –, pour « fabriquer du consensus ».
Instrumentalisation des émotions et des passions
L’affirmation de cette hégémonie culturelle et politique instrumentalise aujourd’hui, comme hier au XIXe siècle, la religion. Il ne s’agit plus pour l’essentiel de religions traditionnelles, catholique ou évangélique historique, mais de confessions nouvelles. Parfois il s’agit de religions « laïques », qui sacralisent un régime particulier, un chef charismatique, comme Simon Bolivar, ou un mode unique de gouvernement, reproduisant les monothéismes religieux, comme l’intégration latino-américaine ou européenne. Il peut s’agir aussi de religions au sens spirituel du terme, comme les évangélistes pentecôtistes ou les catholiques charismatiques. Ces confessions ont pris un essor vigoureux en fin de Guerre froide, particulièrement en Afrique et en Amérique latine, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient absentes des continents asiatique et européen.
Rôle croissant des religions pentecôtistes
Les facteurs qui doivent être pris en compte pour proposer un cadre explicatif à l’érosion de la raison démocratique sont multiples. Cette note se limite à l’examen de l’un d’entre eux, omniprésent en Amérique latine : la religion évangélique pentecôtiste. La victoire de Jair Messias Bolsonaro le 28 octobre 2018 au Brésil a mis en évidence ce paradoxe démocratique. L’un des leviers électoraux utilisé avec succès par Jair Bolsonaro a reposé sur l’alliance, tactique ou sincère, avec de puissants groupes évangélistes charismatiques.
Droites et évangélisme pentecôtiste
Des convergences non exclusives
La victoire présidentielle au Brésil du candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, a bénéficié du soutien de la majorité des confessions évangéliques pentecôtistes. Cet appui a été décisif mais n’a pas de caractère exceptionnel, même si l’on peut lui opposer l’existence incontestable d’alliances entre progressistes et évangélistes.
Réalité des alliances évangélistes/progressistes
Les électeurs qui se définissent évangélistes n’ont pas tous voté Bolsonaro, pas plus que tous leurs pasteurs. L’organisation, Front des évangélistes pour un État de droit, a été constituée publiquement en novembre 2016 pour signaler sa condamnation du coup d’État de Michel Temer, contrairement aux groupes parlementaires évangélistes des assemblées nationales et « régionales ». Il est vrai par ailleurs que dans un passé proche, comme l’ont signalé plusieurs chercheurs et journalistes, divers secteurs évangélistes ont soutenu les gouvernements du Parti des travailleurs (PT).
Cette convergence n’a rien d’exceptionnel. Daniel Ortega, au Nicaragua, a gagné des élections en s’appuyant sur ce secteur religieux. La Coordination évangélique Église et société (Cepres) a appelé en octobre 2011 à voter pour le Front sandiniste de libération nationale (FSLN). En 2018, au Mexique, Andrés Manuel Lopez Obrador, a intégré dans sa coalition électorale le Parti Rencontre sociale (PES), de matrice évangélique.
Des convergences entre la gauche et les pentecôtistes de circonstance
Ces alliances, signalées par divers analystes, entre progressistes et groupes pentecôtistes ont cependant un caractère exceptionnel.
Les affinités majoritaires de ces confessions ne vont pas en effet dans cette direction, les pentecôtistes votant en plus grand nombre à droite. Il convient donc au préalable de comprendre la logique des rapprochements constatés.
Les accords passés entre gauches et évangélistes reposent sur des intérêts conjoncturels convergents. À l’élection présidentielle brésilienne de 2014 par exemple, Dilma Rousseff était en quête d’appuis. Elle a participé à la cérémonie d’inauguration de la gigantesque réplique du Temple de Salomon, construite à Sao Paulo par l’Église universelle du royaume de Dieu, et a obtenu la bienveillance de cette église après avoir mis en veilleuse un projet de loi libéralisant l’IVG. Les évangélistes du Nicaragua ont appuyé Daniel Ortega parce qu’il s’était engagé à leur accorder un statut équivalent à celui de l’Église catholique. Ce qu’il a fait dès son arrivée au pouvoir en 1979. Ces convergences ponctuelles donnent à chacun des partenaires le bénéfice immédiat qu’ils recherchaient. Le temps du divorce vient ensuite assez vite, en raison d’une incompatibilité essentielle entre leurs projets respectifs.
Des convergences fragiles car incompatibles dans la durée
Ces alliances sont incompatibles en effet pour deux raisons.
Une raison culturelle et politique
La plupart de ces églises évangéliques ont une origine étrangère, nord-américaine, et ont agi en suivant une feuille de route culturelle et politique étatsunienne. Elles ont littéralement « débarqué » en Amérique latine pour des raisons géopolitiques plus que religieuses et ont été instrumentalisées par Washington pendant la Guerre froide particulièrement en Amérique centrale afin de contrecarrer les idéologies empêchant la pénétration de la présence nord-américaine, que ces idéologies soient laïques – communiste, socialiste, nationaliste, tiers-mondiste –, ou religieuse, comme la théologie catholique de la libération. Cet appui officiel a eu une incidence forte en Amérique centrale, territoire d’affrontement aigu, mais indirect, entre puissances mondiales d’alors, Russie soviétique et États-Unis. C’est dans ce contexte qu’un militaire adepte d’une église pentecôtiste est arrivé en 1982 à la présidence du Guatemala, José Efraín Ríos Montt.
Le pontificat de Karol Wojtyla, Jean-Paul II, pape conservateur et anti-communiste, a suspendu l’offensive de Washington contre les tenants de la théologie de la libération et l’Église catholique. La Congrégation pour la doctrine de la foi a dans deux instructions de 1984 et 1986 pris un relais critique, condamnant l’utilisation « d’outils marxistes » par les prêtres de la théologie de la libération. Mais les évangélistes latino-américains ont persévéré, avec efficacité, grâce au soutien de fondations privées et de missions évangélistes nord-américaines. En raison aussi du dynamisme des églises locales latino-américaines, qui ont rapidement su convaincre théologiquement leurs adeptes du caractère sacré de la dîme.
Très vite a émergé l’évidence d’une contradiction plus profonde.
Une contradiction profonde
Ces liens idéologiques existaient entre ces églises et les forces économiques représentatives du marché et leurs partis. L’individu est au cœur de leurs pensées respectives. Les évangéliques pentecôtistes privilégient la relation personnelle avec Dieu et valorisent l’argent et la richesse pour obtenir le salut éternel. Participant d’une théologie connue sous le nom de « théologie de la prospérité », ils considèrent que c’est à chacun d’obtenir la bénédiction divine au travers de sa capacité à s’enrichir. Ces églises sont donc aussi des entreprises religieuses. Les œuvres terrestres de chacun, fidèles comme pasteurs, doivent être visibles. Elles reposent sur un concept de « religion de marché ». Cette caractéristique est étendue par l’utilisation massive des technologies modernes de communication, de la télévision à WhatsApp, Facebook et Twitter.
Ces caractéristiques ont facilité la convergence avec les forces du marché et leurs représentants, ce qui a permis à ces confessions d’élargir leur influence et de gagner un poids électoral dans différents parlements latino-américains. En 1986 a été créé au Brésil le Front parlementaire évangélique, composé de députés issus de différents partis, et qui compte aujourd’hui 91 membres. Ailleurs, des évangélistes sont entrés dans les parlements sous leurs propres couleurs, comme au Pérou le pasteur Humberto Lay Sun et son parti, Restauration nationale.
Un discours a-démocratique et intolérant : vers le royaume de Dieu et la fin de l’histoire, et « un chemin unique vers la Vérité »
En rupture avec les concepts de modestie, humilité, austérité et pauvreté, qui constituent le code éthique prêché par les églises historiques, les pentecôtistes légitiment leurs discours dans une refondation supposant une relecture du sacré, une réinterprétation de la Bible, toutes choses permettant de trouver le chemin unique conduisant à la Vérité, et d’éviter les déviations allant vers le Mal et Satan.
Ce discours polarisant interdit tout dialogue interreligieux. Au Brésil, mais aussi en Haïti, les adeptes de ces églises, non seulement dénoncent comme démoniaques les cultes afro-américains, mais souvent les agressent physiquement. Inversement, ils manifestent une forte solidarité religieuse et politique avec Israël, par analogie entre Israël biblique et Israël contemporain. L’Église universelle du royaume de Dieu, au Brésil, a adopté pour ses temples une architecture inspirée de celle des synagogues. Ces églises ont obtenu des gouvernements du Guatemala, du Honduras et du Paraguay – ce dernier pendant quelques mois – le déplacement de leurs ambassades respectives en Israël de Tel Aviv à Jérusalem, suivant ainsi la décision annoncée par les États-Unis de Donald Trump, sous la pression et l’influence des mêmes confessions. Le nouveau président du Brésil a pendant sa campagne électorale annoncé son intention de déplacer lui aussi l’ambassade de son pays de Tel Aviv à Jérusalem, décision partiellement confirmée avec la seule délocalisation de quelques services, l’ambassade gardant Tel Aviv comme résidence principale. La Confraternité évangélique du Honduras (CEH) a fait le commentaire suivant pour se féliciter de la décision du déplacement de l’ambassade prise par les autorités de Tegucigalpa : « Nous applaudissons la décision de l’État du Honduras (…) qui a reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël. (…) Pour nous cela ne fait aucun doute. L’histoire biblique et l’universelle démontrent que Dieu bénit toute nation qui bénit la nation d’Israël. (…) Priez pour la paix de Jérusalem (Psaume 122.6) ».
Cette intolérance religieuse va de pair avec une autre, celle de respecter un code moral rigide, code plus ou moins exigeant selon les dénominations. Marcelo Crivella, évêque de l’Église universelle du royaume de Dieu, élu en 2016 maire de Rio de Janeiro, a réduit la subvention municipale accordée aux écoles de samba, le carnaval étant considéré par sa confession comme un spectacle inconvenant. Quel que soit le pays, toutes les églises pentecôtistes et leurs partis politiques se sont déclarés publiquement contre le mariage de personnes de même sexe. Fabricio Alvarado, candidat évangéliste costaricien du Parti Restauration nationale, qui a obtenu 40% des voix au second tour de l’élection présidentielle de 2018, a exprimé cette opposition de la façon suivante : « Nous sommes contre l’État laïque, parce que ceux qui le défendent en réalité veulent un État athée. Le Costa Rica a envoyé aux politiques un message clair, ne touchez pas à la famille, ni à nos enfants. Nous ne voulons rien savoir de l’agenda LGTB, pro-avortement, ni de l’idéologie du genre. Que cette élection soit notre référendum sur le mariage qui doit être entre un homme et une femme ». De la sorte, ils ont su remobiliser avec succès la composante machiste de la culture latino-américaine traditionnelle, qui n’a d’ailleurs pas épargné Cuba, où le législateur a été contraint en janvier 2019, par des remontées issues du « grand débat » local sur la réforme constitutionnelle, de retirer l’article concernant le mariage égalitaire entre personnes, quel que soit leur sexe.
Émergence d’un national-évangélisme
Ces éléments d’éthique pentecôtiste ont constitué le socle de la démocratie défendue et attendue par ces religions, et ont facilité la convergence de leurs partis avec ceux de la droite de marché et de la droite traditionnaliste. Ces églises-partis ont de la sorte créé une espèce d’hybride politique que l’on pourrait qualifier de « national-évangélisme ».
Ce national-évangélisme a conquis de remarquables espaces de pouvoir ces dernières années. Jair Bolsonaro, président du Brésil depuis le 1er janvier 2019, bien que né catholique, s’est fait rebaptiser par un pasteur évangélique en 2016. Jimmy Morales, président du Guatemala, a suivi une formation à l’Institut évangélique de l’Amérique latine. Fabricio Alvarado, cité plus haut, a porté pour la première fois un candidat évangéliste au deuxième tour d’une élection présidentielle au Costa Rica. Au Venezuela, le 20 mai 2018, un candidat évangéliste inconnu, Javier Bertucci, du Mouvement Espérance pour le changement, a obtenu 10,8% des suffrages exprimés. On notera qu’en Colombie, les évangélistes se sont mobilisés derrière l’ex-président Alvaro Uribe et son parti le Centre démocratique pour défendre le non aux accords de paix avec la guérilla des Farc, soumis à référendum le 2 octobre 2016.
Les tenants de cette idéologie politico-religieuse ont tenu une rencontre fondatrice le 8 décembre 2018 à Foz de Iguaçu, au Brésil. Ce sommet, qualifié de conservateur par les organisateurs, a réuni des participants de toute l’Amérique latine sous l’autorité politique de l’un des fils de Jair Bolsonaro, Eduardo, et la direction morale du « gourou » de Jair Bolsonaro et proche de Steve Bannon, Olavo Luiz Pimentel de Carvalho.
Le Brésil, laboratoire du national-évangélisme
Le Brésil, en raison de sa dimension géographique et du caractère spectaculaire de l’arrivée démocratique au pouvoir présidentiel d’un candidat, Jair Bolsonaro, aux propos volontiers intolérants, autoritaires, chargés de référence à Dieu, mérite un examen à part.
Aller au-delà d’anathèmes qui n’expliquent rien
Les explications de cette victoire ne manquent pas, mais elles expriment le plus souvent un rejet idéologique ou moral. On fait ici référence aux qualificatifs présentant le nouveau locataire du palais de Planalto comme démagogue, populiste, « Trump tropical » ou de façon plus lapidaire, fasciste. Ce vocabulaire aux connotations plus militantes et péjoratives qu’explicatives ne permet pas de comprendre avec clarté la mécanique d’accession au pouvoir d’un député qui jusqu’à peu avait l’image d’un ultra plutôt politiquement papillonnant et folklorique. Sans ignorer pour autant les vérités partielles portées par chacune de ces définitions, l’analyse proposée pour comprendre le phénomène Bolsonaro sera centrée sur le facteur religieux, qui n’a peut-être pas été suffisamment étudié.
Pourtant, une observation même superficielle de la dernière élection présidentielle brésilienne ne peut ignorer la forte présence de références bibliques dans le discours du candidat ayant gagné. Dieu apparaît dès la première page de son plan de gouvernement : « Dieu au-dessus de tout ». Et au bas de la même page, on peut lire une citation de l’évangile de Jean : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera ». Le soir du scutin, le 28 octobre 2018, à l’annonce de sa victoire, les premiers mots de Jair Bolsonaro ont fait référence à Dieu : Je n’ai jamais été seul, j’ai senti à mes côtés la présence de Dieu ». Propos tenus la Constitution dans une main, la Bible dans l’autre…
Ces paroles peuvent s’entendre comme un clin d’œil aux pasteurs pentecôtistes qui ont soutenu sa candidature. Bien qu’élevé dans une famille catholique, c’est depuis Israël en 2016 qu’il a lancé sa campagne électorale. Le 12 mai 2016, en effet, il a été baptisé dans les eaux du Jourdain par Evaristo Pereira, pasteur de l’Assemblée de Dieu et dirigeant du Parti social-chrétien (PSC). Filmée, la cérémonie a été diffusée sur YouTube. Ce choix est révélateur de la centralité d’Israël pour les évangélistes pentecôtistes. Le député Jony Marcos, membre du Parti républicain brésilien et de l’intergroupe évangéliste, l’a exprimé de la façon suivante, le 7 décembre 2017, sur BBC Brasil : « Jérusalem est depuis toujours la cité sainte des juifs et des chrétiens ». Le programme électoral de Jair Bolsonaro a intégré les éléments constitutifs de la doctrine pentecôtiste, en particulier ce qui concerne l’éducation et la famille, et la condamnation de ce qu’ils appellent « l’idéologie du genre ».
L’appui évangéliste pentecôtiste lui a été garanti dès ce moment-là. De nombreux pasteurs ont appelé à voter pour celui qui diffusait des messages sans ambiguïté de « défense de la famille ». Bien que le capitaine n’ait pas été son candidat initialement, l’Église universelle du Royaume de Dieu a alors mis sa chaîne de télévision, Record TV, à la disposition de Jair Bolsonaro.
Un discours politique d’esprit évangélique
Mais l’important est sans doute ailleurs, dans l’adoption par le vainqueur de l’élection d’une expression évangéliste. Il a en effet abordé tous les sujets, sociaux comme économiques ou diplomatiques, avec un lexique charismatique. Il a proposé un chemin de la « Vérité », « décent, libéral, fondé sur l’individu, la famille, les forces armées », qu’il a opposé aux « idéologies perverses », « le marxisme culturel », le « gramscisme », la gauche, le PT et le Forum de São Paulo. Il a repris ainsi la dialectique religieuse binaire, appliquée en politique, du chemin, opposant le vrai à l’erroné, des évangélistes. Sa campagne a été prophétique plus que raisonnée. La référence au salut individuel lui a permis de légitimer l’économie de marché et la propriété privée, présentée comme « sacrée ». Il a démonisé ses adversaires politiques, sur le mode intolérant pratiqué par les pentecôtistes à l’égard des autres confessions. Dépositaire de la Vérité, il n’avait pas à débattre avec les autres candidats, identifiés comme des marcheurs sur le chemin de l’erreur. Jair Bolsonaro n’a pas participé au dernier débat télévisé avant le premier tour organisé par TV Globo, intervenant au même moment, seul, sur Record TV, la chaîne de l’Église universelle du Royaume de Dieu.
Un président d’inspiration national-évangéliste
Que ce soit par opportunisme ou par conviction, Jair Bolsonaro se propose de gouverner en tant que représentant d’une extrême droite nationale-évangéliste. Programme naturellement accompagné d’autres ingrédients communs à bien des droites radicales – autoritarisme, sectarisme, occidentalisme, anticommunisme et libéralisme économique. Mais chez lui, tous ces éléments se raccordent à un tronc pentecôtiste et valident la définition proposée pour qualifier ce régime de « national-évangéliste ». Une formulation faite en référence au national-catholicisme du système franquiste espagnol des années 1939-1975.
Les premières mesures du président Jair Bolsonaro sont cohérentes avec ses engagements de campagne. L’invité principal de sa prise de fonction, le 1er janvier 2019, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a confirmé la place centrale occupée pour les évangélistes pentecôtistes par Israël. Trois des ministres qu’il a choisis sont porteurs d’une idéologie nationale-évangéliste, les ministres des Affaires étrangères, de l’Éducation, et de la Femme, de la Famille et des Droits humains. La ministre de la Femme, de la Famille et des Droits humains, la pasteure Damares Alves, a dès sa prise de fonction signalé qu’elle entendait travailler à partir d’une orientation « terriblement chrétienne ». Son collègue de l’éducation, le Colombien Ricardo Vélez, a été remercié pour avoir tenté d’imposer le mot d’ordre de la campagne électorale de Jair Bolsonaro, « Dieu au-dessus de tout », aux écoliers. Son successeur, Abraham Weintraub, partage néanmoins les mêmes convictions. Le ministre des Affaires étrangères Ernesto Araujo a placé la diplomatie brésilienne, le 2 janvier 2019 dans son discours de prise de fonction, sous le parrainage de Saint Jean. « Je souhaiterais, a-t-il dit, commencer par une phrase (…) absolument fondamentale, « Gnosesthe ten aletheian kai he aletheia eleutheosei humas. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera ».
Cette bataille pour gagner les élections en occupant l’inconscient des majorités a été engagée avec créativité et de gros moyens financiers par les courants sectaires de l’évangélisme. Au-delà du Brésil, elle concerne bien des pays latino-américains, mais aussi d’autres régions du monde. En particulier en Afrique. Cette progression des confessions pentecôtistes prospère sur la crise de la démocratie, l’érosion de la laïcité, l’instrumentalisation des peurs. Le contrôle de moyens de communication de masse, l’utilisation militante des réseaux sociaux facilitent la diffusion de récits persuasifs, réduisant l’exigence de la raison démocratique, la nécessité du dialogue et de l’argumentation. Toutes choses permettant de préserver les hiérarchies socio-économiques en faisant l’économie de coups d’État aux retombées humaines et matérielles destructrices. Au risque de laisser s’approfondir des brèches sociales artificiellement masquées. Fractures à terme porteuses, par accumulation prolongée, d’explosions sociales volcaniques…