Pour l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès, Reinaldo Quijada, candidat à la dernière élection présidentielle vénézuélienne qui s’est tenue en mai 2018, livre une profession de foi où il expose les éléments constitutifs de son engagement et présente la formation politique qu’il a créée en 2013, l’Unité politique populaire 89. Il revient également sur des préoccupations qui sont celles d’autres familles progressistes dans le monde et permet d’éclairer le contexte – difficile et instable – du scrutin présidentiel du 20 mai 2018 au Venezuela.
L’un des candidats à l’élection présidentielle vénézuélienne du 20 mai 2018, Reinaldo Quijada, a été le grand oublié de la journée. Par les medias, qui l’ont ignoré, par les partis opposés à une participation pour qui il n’était qu’un paravent du pouvoir, et par les partisans de Nicolas Maduro, qui lui reprochaient sa dissidence morale et politique. Reinaldo Quijada a, il est vrai, terminé bon dernier, avec un résultat des plus modestes (0,4% des voix). Mais jamais la vérité sportive énoncée par le baron de Coubertin n’aura été plus méritée. Reinaldo Quijada a en effet participé et mis sur le terrain électoral et citoyen une question essentielle : comment remettre la démocratie sur les rails de l’éthique, du débat et des propositions, loin donc de la communication, des faux semblants séducteurs, et des tentations passionnelles ? Reinaldo Quijada, ingénieur en électronique, cadre d’entreprise, a milité jusqu’en 2012 au sein du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela), créé par Hugo Chavez – une formation qu’il a quittée pour fonder et diriger depuis 2013 un petit parti de gauche défini par une éthique exigeante, l’UPP 89 (Unité politique populaire 89).
Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine
Pour un exercice éthique et responsable de la politique
Il est communément admis dans le monde que les élections et la démocratie sont des thématiques étroitement liées. Tout comme il est également admis, sans autre objection, qu’on ne peut réduire la démocratie à l’expression d’un vote. On ne pose pas habituellement la question de savoir quels seraient les éléments susceptibles de donner plus de contenu à la démocratie. De fait, l’attitude la plus commune est d’accepter tacitement ou passivement une réalité qu’il paraît impossible de changer.
Au Venezuela, après le triomphe présidentiel de Hugo Chavez en 1998 et la promulgation d’une nouvelle Constitution, dite de la République bolivarienne du Venezuela, un nouveau concept démocratique a été introduit, la « démocratie participative et protagoniste ». Ce concept paraissait correspondre à un état plus avancé de la démocratie, introduisant une relation directe des individus au processus de production de leur propre vie sociale, et donc ainsi offrir une dimension éthique plus forte.
Pourtant, le résultat a été décevant. Le concept intéressant de « participation protagoniste » n’a été finalement qu’un simple et attractif mot d’ordre politique. Au-delà de l’existence des « Lois du pouvoir populaire », la participation populaire ne s’est pas vraiment matérialisée. La forme et les méthodes des pratiques démocratiques et des campagnes électorales sont restées les mêmes. L’individu reste le grand relégué et le grand absent. Au cours de la période politique de dix-neuf ans qui court de 1998 à d’aujourd’hui, le Venezuela a organisé 23 processus électoraux, sans doute plus que dans n’importe quelle partie du monde. Mais il n’y a pas eu de changement substantiel en matière d’exercice éthique et responsable de la politique.
Au Venezuela, l’UPP 89 a voulu « nager à contre-courant ». Nous avons fait nôtre cette maxime bien exprimée par le philosophe espagnol Ortega y Gasset, « exister, c’est résister, bien planter ses talons au sol pour résister au courant (dominant). Au courant d’une époque comme la nôtre, conjugué de pluriels et d’abandons ». Le résultat que nous avons obtenu à l’élection du 20 mai 2018 n’a pas été des plus encourageants si l’on s’en tient aux seuls chiffres, à peine 36 000 voix, représentant 0,39% des inscrits. Mais si au contraire nous visons comme finalité électorale un objectif moral, et si nous acceptons de considérer que tout combat dans cette perspective ne peut être évalué qu’à moyen ou long terme, le sens donné à ces chiffres peut alors être différent et porteur d’espoir.
Ce qui fonde l’action politique de l’Unité politique populaire 89
L’Unité politique populaire 89 est le parti le plus récent du spectre électoral vénézuélien, puisqu’il a été légalisé en janvier 2016. Depuis notre création, nous avons défini plusieurs paramètres, produits de notre réflexion critique sur la politique mondiale et la politique nationale, et qui fondent notre action politique.
Conception de la politique
Nous avons signalé la nécessité de retrouver la dimension éthique de la politique que nous opposons à sa dimension traditionnelle, la quête du pouvoir pour le pouvoir. Dans la première dimension, l’être humain est le cœur et la motivation prédominante. Dans la seconde, ce qui prévaut est la nécessité de garder le pouvoir.
Conception du parti politique
Nous affirmons que le parti ne peut être au-dessus de la société, des communautés et des personnes. Au contraire, il doit être un instrument à leur service, ce qui veut dire que ce n’est pas à une organisation politico-sociale d’aller vers les masses pour créer sa base sociale. Au contraire, ce sont les forces sociales qui doivent s’efforcer de créer leur propre instrument politique pour intervenir sur les questions relatives au pouvoir. L’individu est au-dessus du parti et non l’inverse. Ici encore, il s’agit de considérations éthiques.
Conception de l’exercice de la fonction publique
Avant d’exercer une fonction émanant d’une élection populaire quelconque, il doit être clair que son exercice doit être compris comme d’intérêt collectif. Ce qui veut dire que les fonds publics ne peuvent être en aucun cas utilisés à des fins personnelles ou à celles d’un parti politique. Dans un pays comme le Venezuela – de faible tradition institutionnelle, avec des contrôles légaux déficients, des pouvoirs publics ayant une indépendance précaire et en équilibre respectif fragile –, alors que cette appréciation pourrait être considérée en d’autres circonstances superflue ou non nécessaire, elle est ici impérativement nécessaire si l’on veut maintenir l’action politique dans un cadre éthique.
Conception du pouvoir
Si nous n’avons pas une réflexion permanente sur le pouvoir, nous permettant de le désacraliser et de le démythifier au quotidien, et qui nous concerne directement comme individus et acteurs politiques, il est peu probable que puisse s’imposer une conception éthique de la politique.
L’ensemble de ces paramètres met en communication la dimension éthique de la politique et le sujet de l’action politique, l’individu. Cette approche centrée sur l’être humain et sur le concept de « personne » exige un exercice éthique et responsable de la politique, articulé sur un autre considérant essentiel, le nécessaire équilibre entre espace public et espace privé. Dans le premier s’exprime la citoyenneté, la vie collective. Et dans l’autre, la personnalité, la vie individuelle. Les deux espaces sont indispensables à tout être humain, et aussi d’une certaine façon exclusifs, chacun devant avoir ses propres limites. Ce qui veut dire de façon impérative que l’espace public ne peut, ni ne doit, subordonner ou annuler l’espace privé. Ce qui à nouveau contredit la pratique commune de la politique, où l’espace public de façon générale annule l’espace privé, espace non négociable de la vie intime. L’espace privé, selon l’écrivain mexicain Octavio Paz, est celui où nous redécouvrons « le mystère qu’est chacun de nous », où nous prenons conscience « de la singularité et de l’identité de chacun » – « vision qui regarde chaque être humain comme une création unique, non reproductible et précieuse ». L’écart existant entre la politique et le concept de « personne » est peut-être ce qui permet de comprendre l’éloignement, la faible identification, très généralisée dans la majorité des pays du monde, d’un grand nombre d’individus avec la politique, les partis et les responsables politiques.
L’exercice éthique et responsable de la politique n’est pas possible sans respect, compréhension et prise de conscience de ce qu’est « la personne » et de son importance dans la vie, au-delà de l’argent, du marketing publicitaire et de la machinerie électorale qui prennent le pas sur les idées. Aujourd’hui, c’est presqu’un lieu commun de dire que les manifestations électorales ressemblent plus à l’élection d’une reine de concours de beauté qu’à un événement social de grande importance. Beaucoup – intellectuels et activistes politiques – sont d’accord pour le reconnaître. Pourtant, peu est fait pour changer les choses, comme s’il s’agissait d’une fatalité, ou du châtiment de Sisyphe, condamné à répéter à chaque occasion le même comportement. Pourquoi ne pourrait-on pas, avec les autorités électorales, réguler les consultations ? Ou avec les acteurs politiques ? Il semblerait qu’il n’y ait pas de répondant. Suivre les courants dominants et les renoncements reste la norme. Ce laisser-aller est pourtant le contraire de l’essence même de la singularité humaine.
Concernant le Venezuela, d’énormes quantités d’argent ont été investies à l’élection présidentielle de mai 2018 par la quasi totalité des candidats à la présidence – tous sauf un… Constat qui choque compte tenu de la grave crise économique qui affecte dramatiquement le pays et sa population. On ne peut concilier cet énorme gaspillage d’argent, en propagande et publicité, avec le principe d’un exercice éthique et responsable de la politique. Pourtant rien ne bouge, maintenant que la bataille électorale est terminée, excepté quelques voix isolées de protestation.