Et si l’on donnait sa chance à cette jeunesse qui rêve de France ?

Est-il possible de développer une nouvelle approche des enjeux migratoires, fondée sur la réalité des parcours migratoires contemporains ? Étienne Longueville, bénévole dans un collectif de soutien aux réfugiés et migrants en Bretagne, fait des propositions à destination des pouvoirs publics pour des solutions humaines, justes et efficaces. 

Depuis près de trente ans, la doctrine Rocard dicte notre politique migratoire : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Fin du débat. Répété sans cesse, ce verdict traduit une paresse intellectuelle, comme si les logiciels de pensée étaient restés figés en 1990. Côté gouvernement, peut-on vouloir rendre la France attractive, lutter contre l’assignation, attirer les ambitieux et, dans le même temps, laisser aux portes de l’Europe des jeunes qui s’identifient à ce président français audacieux, qui brise les règles anciennes, au point de se désigner parfois entre eux comme « la génération Macron » ? Côté opposition de gauche, peut-on vouloir régulariser les clandestins tout en étant opposé sur le principe à la liberté de circulation ? Peut-on se satisfaire du fait que le renouveau intellectuel sur les enjeux migratoires est porté par l’Église plutôt que par les partis républicains ?

Le projet de loi sur l’immigration prévue pour 2018 garde cette approche binaire consistant à distinguer « réfugiés » et « migrants économiques », en partant des raisons de la mise en mouvement plutôt que du désir d’intégration. Ainsi, le gouvernement veut doubler le temps de présence en centre de rétention, jusqu’à 90 jours, pour favoriser les départs. Attention, spoiler : cela ne marchera pas, il en coûtera simplement plus cher au contribuable. La politique de répression migratoire constitue un puits sans fond, inefficace et inefficient. Elle encourage un système parallèle qui broie des hommes. Plus de 10 000 personnes sont mortes en Méditerranée en trois ans. Ce sont des hunger games institutionnalisés.

A contrario, nous développons ici une nouvelle approche des enjeux, fondée sur la réalité des parcours migratoires contemporains. Nous proposons une réponse migratoire différente pour des décideurs qui chercheraient des solutions humaines, justes et efficaces. À côté de l’indispensable développement de la mobilité sociale en Afrique dans les pays d’origine, nous recommandons la mise en place d’un système d’immigration légal et encadré fondé sur un fonctionnement fluide, fait d’allers, de retours, de liens culturels et économiques, plutôt qu’un système fermé qui ne parvient pas à empêcher les entrées mais bloque les sorties. Ce mécanisme attrayant ferait vaciller le système irrégulier et le business des passeurs, tout en confortant le développement des pays d’origine. Nous préconisons également d’intégrer localement tous les étrangers déjà présents, en s’appuyant sur des institutions républicaines responsables, au premier rang desquelles figure l’école ; en appuyant les associations dans leur action (suppression du délit de solidarité, couverture juridique des bénévoles), en mobilisant les communautés locales, religieuses et en prenant appui sur les acteurs économiques pour favoriser l’emploi.

Notre époque marquée par la mobilité consacre une nouvelle figure migratoire, l’assigné-libéré

Portrait de l’assigné-libéré

L’assigné-libéré constitue une figure migratoire contemporaine qui recherche son affranchissement et exerce en cela le début de sa liberté individuelle, tout en restant assignée, de par les conditions difficiles de mobilité attachée à sa nationalité. Il se caractérise par les aspects suivants.

Son identité : c’est un urbain très connecté, agile

Doté d’un téléphone et d’un chargeur, ses biens les plus précieux, il prépare et adapte ses itinéraires, communique facilement avec les réseaux de transporteurs, avec les logeurs (il utilise les plates-formes de mise en réseau, les pages Facebook ou encore BlaBlaCar, par exemple), il sait manier la ville en fonction de ses besoins, il est débrouillard et multiplie les petits boulots pour financer son trajet (chantiers de construction, exploitations agricoles, garages…). Cela ne signifie pas l’absence d’origine rurale mais, dans ce cas, d’autres étapes de migration ont eu lieu avant, du village vers la ville, de la ville à la métropole, pour acquérir cette identité urbaine.

Son capital culturel : il en faut pour rêver d’Europe

Il y a un « geste épique ». Dans l’imaginaire, l’élévation des héros se fait dans le Nord. En outre, les principales références collectives du temps présent pour les jeunes en Afrique, dans le football ou dans la musique, se trouvent en Europe. L’éducation contribue à ce désir d’Europe. Enfin, la proximité, via les réseaux sociaux, de connaissances vivant en Europe, l’image de succès qu’elles renvoient – sans doute de façon excessive – offrent un cadre de référence aux volontaires.

Sa situation économique au moment du départ

L’assigné-libéré n’a pas assez de capital pour accéder à un passeport, un visa. Mais il en a tout de même accumulé car un voyage clandestin en Europe est onéreux. La traversée de la Méditerranée est chiffrée autour de 1 000 dollars, jusqu’à 3 000 dollars dans un bateau troué. Une autre source évoque un montant compris « entre 700 et 2000 euros » et auquel il peut ajouter en option 170 euros pour le gilet de sauvetage et 250 euros pour le coup de fil à sa famille par un téléphone satellitaire. Il faut encore compter le passage par plusieurs pays, avec les bakchichs, ou pire les rapts) à la douane, les éventuelles mauvaises rencontres (Boko Haram…), les nécessités de la traversée (besoin d’eau, d’alimentation et de bons vêtements pour la traversée du désert) et les frais liés à la vie quotidienne. Le coût de la traversée entre le pays d’origine et le Maroc correspond pour 52 % des migrants à un total de 1 000 à 2 000 euros. Sans parler des éventuels faux papiers, chiffrés à 500 euros (en 2002), à rembourser en deux ans maximum sous peine de représailles. Des escroqueries peuvent augmenter le coût du trajet, tel le cas des prétendus agents de joueurs de football (« 2 500 euros pour un essai à Marseille »). Par comparaison, d’après les statistiques de la banque mondiale, la part de la population qui vit sous le seuil de pauvreté international avec moins de 1,90 dollar par jour est de 53,5% au Nigéria, de 45,7% au Niger, de 43,7% au Burkina Faso, de 38% au Sénégal, de 37% au Congo, de 24% au Cameroun..

Son individualité en construction : il a un désir d’accomplissement de soi

Certes, l’émigration d’un individu, c’est parfois le projet d’une famille, d’un village, d’un collectif. Toutefois, la dimension personnelle ressort aussi des témoignages des migrants d’Afrique subsaharienne : ils veulent « devenir quelqu’un », « prouver  », « faire face à l’adversité », « affronter leur destin ». Ils choisissent de s’extraire de la société des statuts et des communautés dans laquelle ils évoluent pour satisfaire des aspirations personnelles – même si l’idée de « faire du bien à la famille  » est aussi évoquée. La relation est ambiguë. Le migrant vit à distance dans son pays, son lien avec sa famille est « cultivé, pratiqué » au quotidien, d’autant plus que ses proches se sont cotisés pour financer son trajet. Renoncer devient difficile. S’il arrive à destination, il transfère à sa famille des sommes d’argent importantes (en moyenne entre 15 % et 25 % de ses revenus en 2006). D’après la banque mondiale, ces transferts ont doublé entre 2002 et 2007 pour atteindre 305 milliards de dollar en 2008. Dans des projections faites par le FMI, ce montant pourrait atteindre 414 milliards de dollars en 2013, soit plus de trois fois le montant de l’aide publique au développement, et 540 milliards de dollars en 2016.

Ses principes d’action sont inspirés d’une philosophie libérale

L’assigné-libéré est un ambitieux parfois inconscient. Il demeure un « libéral » au sens où il accumule un capital, il décide de prendre un risque, voire de se mettre en danger (prostitution parfois consentie, traversée de la Méditerranée dans des bateaux troués, assaut groupé contre une frontière protégée) de s’extraire de sa communauté, d’accepter la sélection opérée par le trajet, dans l’espoir d’accomplir son rêve.

Les mobilités des Africains et des Européens doivent être mises en perspective

Des migrations européennes en Amérique au XIXe siècle d’une ampleur considérable

60 millions d’Européens ont participé à la mobilité transatlantique. L’accélération de la croissance démographique en Europe est l’une des principales raisons invoquées pour expliquer ce phénomène. Le candidat Emmanuel Macron revendiquait d’ailleurs cet héritage : « Monsieur Trump l’Américain, n’oubliez jamais que si vous êtes une nation libre, c’est parce que des ambitieux sont partis de ces terres, avec l’amour de la liberté, avec le même rêve, le rêve français, le rêve européen. »

La figure de l’assigné-libéré ressemble à celle de l’expatrié occidental

Pourtant, si nous reprenons les critères que nous venons d’énumérer, que ce soit l’identité urbaine ou la connectivité, le capital ou le conditionnement culturels, l’appartenance à la classe moyenne (un étudiant est rarement riche), l’individualité et le libéralisme, le non-déracinement, les mêmes ressorts de la mobilité sont à l’œuvre, même si les modalités diffèrent, comme le note un rapport de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire en 2017.

Les compétences acquises sont similaires. Comme son cousin Erasmus européen, l’assigné-libéré africain a acquis sur la route des compétences « soft » importantes : autonomie, patience, gestion d’un budget, rapport à l’altérité et interculturalité, leadership, loyauté, prise d’initiative, résilience, résistance au stress, opiniâtreté.

Les migrations européennes ne sont pas moins nombreuses, mais se caractérisent par des systèmes fluides d’allers-retours

Si l’on calcule le nombre d’expatriés dans le monde à partir des statistiques de l’ONU en 2015, on compte aujourd’hui 27 millions de migrants-expatriés européens de dix pays (Grande-Bretagne, Irlande, Pologne, Allemagne, Roumanie, Italie, Portugal, France, Espagne, Grèce) et 6,5 millions de migrants-expatriés Africains de onze pays (Nigéria, Mali, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée – trois États – Centrafrique, Cameroun, Niger). Dans les deux cas, d’après les mêmes statistiques de l’ONU, les migrants ou expatriés se trouvent le plus souvent, pour 70 % à 90 % d’entre eux, dans un pays de la même zone géographique que leur lieu d’origine (par exemple, 79 % des Ivoiriens, 90 % des Maliens vivant à l’étranger se sont installés dans un pays d’Afrique subsaharienne).

Ces chiffres sont des ordres de grandeur, mais ils permettent de constater qu’il existe en valeur absolue autour de quatre fois plus de migrants européens que de migrants d’Afrique subsaharienne sur les pays étudiés (dix pays européens et onze pays africains) d’après les statistiques de l’ONU. Ce qui mérite d’être retenu à ce stade, c’est que ce n’est pas a priori le nombre de départs qui différencie la mobilité africaine de la mobilité européenne.

On peut donc supposer que la question centrale concernant la mobilité des Africains est l’organisation d’un flux, avec des entrées et des sorties, comme pour la mobilité des Européens. Or, aujourd’hui, les conditions d’accès au sein de l’Union européenne sont si complexes et dangereuses pour les Africains, exigent tant de moyens et de sacrifices, que ceux qui parviennent à entrer, les « insiders », franchissent un point de non-retour. Ils ne peuvent plus partir, retourner au pays, quand bien même ils en auraient envie. Ils sont bloqués à l’intérieur de la forteresse Europe. « J’ai dépensé beaucoup trop d’argent, je préférerais mourir que de rentrer. »

L’assigné  apparaît comme la nouvelle figure maudite du libéralisme

L’assigné est une condition sociale (refus de la mobilité sociale), et une classe : celle qui n’a pas droit à l’égalité des chances et aux opportunités, alors qu’il s’agit pourtant du principe de justice propre à cette philosophie politique libérale.

La mise en regard des migrations européennes et africaines fait apparaître une double injustice, en termes de liberté de circulation et en termes de reconnaissance de l’apport de cette mobilité à l’individu, en fonction du lieu de naissance. Cette inégalité se traduit par une différenciation, notamment sémantique.

– Antoine est « Erasmus », « expat », quand Ali est « migrant » (entendez-vous le grincement de dents dans « migrants » ?).

– Pierre est « un bon fils de famille qui donne des nouvelles à ses parents », quand Mamadou qui a la même pratique « refuse de s’assimiler ».

– François est « audacieux » quand Ferdinand est « désespéré ».

Il faut souligner que le rapport au monde de l’assigné-libéré africain change profondément au cours de son trajet. Tout au long de son périple, il subit des insultes racistes, notamment dans les pays du Maghreb (« Ebola ») et, pour survivre face aux groupes armés du Mali et du sud algérien, il est très souvent contraint de se convertir à la religion musulmane et de réciter les principales prières. Ces violences, cette découverte du racisme, très présent au Maroc, et ces conversions forcées créent chez le migrant un ressentiment et une forme de conscience de classe, de nouvelle classe, en référence à sa condition d’assigné. Les assignés sont en effet ceux à qui l’on refuse le système de justice, au sens libéral de l’égalité des chances. L’assigné-libéré est celui qui a décidé de sortir de cette condition d’assignation.

Sa mobilité n’est pas uniquement une nécessité (famine, guerre, catastrophe), elle est d’abord une affirmation, même si sa traversée lui fait rencontrer la misère.

C’est avant tout la volonté de mobilité sociale qui motive le déplacement de l’assigné-libéré d’Afrique

La dimension économique n’est pas absente dans la migration de l’assigné-libéré, mais les flux vont dans les deux sens

L’assigné-libéré est souvent qualifié, par facilité journalistique, de migrant économique. Il est vrai que les transactions économiques concourent à sa migration. Elles s’opèrent dans les deux sens. Avant le départ, il est fréquent que les proches d’un candidat à l’immigration se cotisent pour lui fournir un capital pour le trajet, et au cours du périple, qu’ils apportent le complément nécessaire à la poursuite du voyage lorsque la totalité des fonds a été dépensée/volée. De son côté, l’aventurier envoie des fonds à sa famille quand il le peut, lorsqu’il travaille au cours de son trajet, et s’il a une source de revenus ou des aides en Europe. À son arrivée en Europe, il explique souvent sa migration par la dureté économique, mais ce discours doit être appréhendé sans oublier que « la migration se construit avec un récit qui se réinvente ».

Pour autant, il semble nécessaire de bien distinguer le migrant économique de l’assigné-libéré. Le migrant économique part car il n’a pas de sources de revenus, ce qui n’est pas le cas de l’assigné-libéré : ce dernier a accumulé un capital pour sa mise en mouvement avant de se lancer dans l’aventure. Ce n’est pas un miséreux, c’est un investisseur. À la différence du migrant économique, qui viserait à se déplacer uniquement pour mieux vendre sa force de travail, l’assigné-libéré recherche une mobilité sociale, dans un rapport d’investissement, qui lui semble impossible dans son pays.

La migration de l’assigné-libéré est un puissant acte politique

L’assigné-libéré ne souffre pas de persécutions politiques. Il ne fuit pas une guerre. Il n’est en principe pas éligible au statut de réfugié, ni à la protection subsidiaire . Pour autant, sans qu’il en ait toujours conscience, son acte de mobilité est un acte de résistance politique, le choix de conquérir une marge de liberté inaccessible sur place. Et dans les sociétés figées, le départ constitue un « vote avec les pieds ».

C’est aussi une résistance par rapport à l’ordre international, le refus d’être cantonné, du fait de son lieu de naissance, à la classe des assignés , celle à qui toute mobilité sociale est impossible, et l’affirmation d’une liberté de mouvement. En visionnant des vidéos des assauts contre les portes séparant les communes de Melilla et Nador le 28 février 2014, on peut voir des jeunes qui ont accompli l’exploit de franchir les trois grillages, de sept mètres, quatre mètres et trois mètres de haut, chanter, célébrer, prier, hurler : « Boza ! Boza ! » (« Enfin ! Victoire ! Liberté ! »). Dans cette célébration individuelle et collective aux airs de victoire en Coupe du monde apparaît l’espoir de renverser un ordre international établi par le lieu de naissance.

Le déplacé climatique reste une figure récente, non reconnue, ce qui se traduit par des flux de proximité

Les déplacements climatiques résultent des catastrophes naturelles et du changement climatique. Plus de 19 millions de personnes se sont récemment déplacées à l’intérieur de leur pays, du seul fait des catastrophes naturelles. À côté de cette migration forcée et immédiate, liée à la catastrophe, le déplacement peut être plus progressif, en lien avec le changement climatique : assèchement des terres, disparition d’une ressource halieutique, érosion, hausse du niveau des eaux… Le déplacé climatique se déplace par nécessité, quand l’assigné-libéré en a l’ambition. Le déplacé climatique cherchera une mobilité de courte durée et de courte distance, Sud-Sud.

Les deux figures peuvent toutefois se rencontrer. Ainsi, de nombreux pêcheurs, devenus incapables de vivre de leur métier du fait de l’épuisement des ressources, se sont reconvertis dans le transport par mer d’êtres humains, bien plus rémunérateur et désormais inscrit dans des réseaux de plus en plus puissants.

La politique migratoire européenne aboutit à un désastre humanitaire, tout en étant coûteuse et inefficace

Désastre humanitaire et traite humaine

La politique migratoire de l’Europe aboutit à des résultats catastrophiques. Pour franchir les différentes barrières, les migrants vivent des situations d’horreur. La politique de fermeture migratoire pousse les candidats à l’immigration à des stratégies de contournement qui provoquent des morts nombreuses. Le Haut Commissariat pour les réfugiés de l’ONU donne les chiffres suivants de morts et disparus dans la Méditerranée: 3 538 en 2014, 3 771 en 2015, 5 096 morts en 2016, et 3080 en 2017 (au 8 décembre). En 2014, cette mer est décrite par le Haut Commissariat des Nations unies comme la « route la plus mortelle du monde ». Les principales causes de mortalité en Méditerranée sont la noyade, la présomption de noyade, la déshydratation et la famine, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Qu’en est-il du Sahara ? Les statistiques sont quasiment inexistantes, mais tous les migrants, qu’ils soient passés par le Mali ou le Niger, l’Algérie ou la Libye, racontent cette triste réalité des milliers de corps en décomposition au bord de la route, des malheureux abandonnés au milieu du désert par des passeurs meurtriers. « C’est l’enfer sur Terre». Ceux qui survivent gardent des troubles post-traumatiques.

La mort n’est pas tout. Il faut aussi évoquer les violences.

• L’esclavagisme et la prostitution

Un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) de 2017 évoque en Libye un « marché des esclaves » avec une exploitation sexuelle des candidats à l’Europe. La prostitution des femmes peut être organisée dès le pays d’origine. La sorcellerie est utilisée pour faire promettre à la personne fidélité, reconnaissance et obéissance, faute de quoi un malheur s’abattra sur sa famille. Les proxénètes se font appeler « les bienfaitrices ». Interrogée en 2004, l’une d’elles témoigne : « Ma fille, il y a tellement de candidates que je n’ai pas besoin de forcer qui que ce soit. » Reste à savoir si les candidates le sont en connaissance de cause.

• Les violences physiques

Aux dires des aventuriers, la police marocaine remporte la palme de la violence. Victor Eock raconte, à la suite de tentatives de passage de migrants ayant échoué, avoir « vu leur visage marqué pour toujours ». Il raconte la violence à l’œuvre à la frontière entre l’Algérie et le Maroc. « Alors, tu veux entrer au Maroc ? On va te montrer de quoi on est capable au Maroc, rigole l’un d’eux. Ils me menottent, me jettent dans une cellule, m’allongent et m’attachent les pieds. L’un d’eux prend une machette. Et commence à me frapper la plante des pieds avec la lame. “Allez, compte, compte les coups je veux entendre”, dit un deuxième garde, “un”, “deux” […] “cinquante”. » Victor est alors déshabillé, laissé pour mort puis jeté dans un trou très profond sous la frontière, incapable de s’appuyer sur ses pieds ensanglantés.

• Les conversions de survie

Victor Eock les restitue de façon saisissante : « Parfois, nous avons des nouvelles d’un migrant chanceux qui est arrivé à Tamanrasset, et son discours nous mine vite le moral […]. “Attention, vous courez un grand danger dans le désert, tous ceux qui ne sont pas musulmans doivent se convertir à l’islam avant le départ et suivre des cours coraniques” […] c’est ainsi que le mardi et le samedi, un vieil homme arrive, son Coran à la main, et nous rassemble dans la cour intérieure. “Je suis là pour votre bien, dit-il, vous devez faire des efforts pour assimiler les informations liées au Coran, à la tradition musulmane, et à l’arabe également. Vous allez donc apprendre par cœur quelques sourates. Répétez après moi.” » Les voyageurs moins chanceux, sur le trajet, atterrissent dans un camp du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) sont interrogés sur la religion musulmane et, « pour ceux qui se sont dits chrétiens ou autre, une petite séance d’humiliation les attend, ils sont les esclaves ». Être musulman permet aussi de survivre au Maroc, pays dans lequel les migrants ne parviennent pas à travailler, contrairement au Niger, au Mali ou à l’Algérie. « Tu vas à la mosquée pour faire l’aumône. » Le jeune Camerounais s’était converti dès Bamako, pour travailler et avoir des clients. « Issa m’avait expliqué qu’un musulman ne va pas se faire coiffer chez un chrétien et qu’ils ne mangent pas ensemble. » Pour éviter la violence et l’esclavage, bénéficier de la solidarité financière religieuse et obtenir un emploi communautaire, Victor Eock s’est converti. Il a opéré ce qui s’apparente à une conversion de survie. « Je sais ce que je veux – arriver en Europe –, je sais qui je suis et ça ne changera pas ma pratique intérieure. La dignité parfois on la met au frais. Bien plus tard, j’essayerai d’expliquer cette conversion à ma mère qui ne comprendra pas. »

• Des situations de traite humaine

L’exemple que donne Victor Eock à Gao est éloquent :

Une vie épouvantable, nous étions en réalité une trentaine de migrants à vivre dans une pièce de seize mètres carrés, quatre mètres sur quatre mètres de côté. La nuit, nous formons un grand et horrible puzzle dans lequel il est impossible de se mouvoir et de se retourner. Le moindre centimètre vaut de l’or. Nous sommes en réalité des chiens mendiants. Lorsque l’unique repas de la journée arrive, on nous apporte un grand plat : il faut se précipiter dessus si on veut en avoir […] et le pire ce sont les toilettes ou plutôt leur absence. La grande règle est que nous ne devons pas sortir de la maison. Tout se gère à l’intérieur. Les passeurs – nos geôliers – ont simplement creusé un trou dans la chambre dans laquelle nous dormons […], pas d’eau, pas de papier hygiénique, une odeur indescriptible. Des gens malades, parfois gravement […] lorsqu’une migrante arrive dans cette maison, l’adjoint lui donne le choix : « Tu dors avec eux dans la pièce ou tu dors avec moi. »

• L’embrigadement dans une junte militaire

C’est une obligation, pour les migrants passant par les forêts marocaines s’ils veulent entrer en Espagne via Ceuta ou Melilla : se forment des organisations de type militaire, avec des présidents et des généraux autoproclamés qui déterminent le rôle de chacun, contrôlent la liberté d’aller et venir, font fouetter ceux qui ne respectent pas les ordres, etc.

• Le racisme, la remise en cause de la dignité humaine

« Tous les jours, quand je mendiais au Maroc, il y avait des hommes pour insulter ma mère, mon père, me traiter de chien, de singe, puis sortir un centime, le jeter par terre, marcher dessus, et me regarder ramasser pour survivre de façon humiliante. »

Pour ceux qui réussissent à entrer en Europe, « les bozaïeux », le choc continue, la violence ne cesse pas, elle prend seulement un tour plus symbolique avec :

• une perte d’identité et de racines parfois accompagnée des troubles psychologiques provoqués par la migration ;

• la confrontation à un mur administratif, avec une multiplication des procédures. Un mineur étranger isolé peut ainsi être amené à voir trois juges différents : le juge des mineurs, le juge des tutelles et le juge des étrangers. La scolarisation gratuite, laïque et obligatoire jusqu’à seize ans n’est pas toujours respectée . Un sénateur a ainsi interrogé le gouvernement en 2016 sur le refus de certains rectorats de scolariser les jeunes. Les papiers pour avoir une licence dans une fédération sportive sont parfois difficiles à obtenir. L’ouverture d’un compte en banque est une démarche compliquée. Désireux de travailler ou d’étudier, les assignés-libérés se trouvent contraints à l’oisiveté ou au travail dissimulé en raison d’un cadre complexe et de lenteurs.

Dans ce contexte, la dichotomie entre « immigration choisie » et « immigration subie » par l’Europe n’a pas de sens. On a bien aujourd’hui affaire en très large partie à une immigration choisie, par un processus de sélection impitoyable, qui requière des compétences intellectuelles, physiques et des aptitudes à la survie. On peut parler de hunger games institutionnalisés. Cette sélection, parfaitement injuste, élimine les femmes.

L’inaction face à cette horreur revient à une remise en cause de la civilisation européenne, comme si nous acceptions d’abandonner notre humanisme. Le père Baggio, conseiller du pape sur ce sujet, le formule à travers son prisme : « Dans une perspective chrétienne, la défense de la personne a la priorité sur toute autre chose. Tout le reste est corollaire même si la distinction est fondamentale, on est une personne avant d’être un homme ou une femme. On est une personne avant d’être citoyen ou étranger, avant d’être réfugié ou migrant, avant d’être en situation régulière ou irrégulière. » Le pape a directement envoyé des images puissantes, par exemple en lavant les pieds des migrants

Des politiques de dissuasion et de répression inefficaces et hors de prix

Quand on dépense 17 milliards d’euros en trois ans, et que, par la seule mer Méditerranée, sur la même période, d’après le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, près de 1,6 million de personnes entrent malgré les murs, les barrières, les gardes, les violences, les centres, il faut assumer un constat : la politique migratoire est un échec total du point de vue comptable, abstraction faite de ses externalités très négatives du point de vue humanitaire pour les aventuriers.

Les politiques menées ne permettent pas d’endiguer les entrées de migrants et empêchent les sorties

Entre 2014 et 2016, d’après le HCR, cité par Le Figaro, près de 1,6 million de personnes sont entrées par la Méditerranée. 2015 a été une année exceptionnelle, au-delà du million d’entrants, le niveau de 2016 (près de 362 000) restant élevé. Le pic de 2015 s’explique sans doute par le conflit en Syrie.

La très grande majorité de ces aventuriers ayant franchi la Méditerranée restent en Europe, malgré la présence de hot spots, des centres fermés, à la frontière. D’après le journal La Croix prenant l’exemple de l’Italie, en 2016, seules 16 755 personnes (soit environ 5 %) ont été renvoyées dans leur pays depuis ces hot spots. Les assignés-libérés ont appris à déjouer les procédures européennes, à faire obstacle à leur identification, à se brûler les doigts pour les demandeurs d’asile afin de ne pas être « dublinisés », à ne pas mentionner leur pays d’origine (pour que les accords entre États ne puissent pas s’appliquer dans leur cas). Ils ont échangé entre eux sur les pays ayant des accords pour les retours immédiats. Ils découvrent, au cours de la traversée, la liste des pays qui ne sont pas éligibles au droit d’asile en Europe, à mesure qu’ils échangent avec ceux qu’ils nomment « les déportés », c’est-à-dire ceux qui ont été expulsés.

Une fois passé le hot spot, les retours à la frontière sont très rares. D’après Élise Vincent, spécialiste des questions d’immigration au journal Le Monde, « les retours effectifs chaque année depuis 2006 n’ont jamais dépassé les 9 000 unités annuelles » depuis la France. Quelques reconduites sont opérées dans un lieu proche – par exemple de Menton à Vintimille. Les migrants repassent la frontière une heure plus tard mais les politiciens ont la satisfaction d’avoir des chiffres en hausse. On constate là encore une politique terriblement coûteuse, avec des centres de rétention, des hommes détenus puis finalement relâchés car on ne peut rien faire d’eux. Dans ce contexte, le projet de loi qui vise à doubler le temps de présence en rétention administrative jusqu’à quatre-vingt-dix jours est « inutile et inefficace ». La durée moyenne est aujourd’hui de douze jours. Pourtant, le temps de rétention ne cesse de s’allonger. En 1981, il était de sept jours. L’accroître ne va pas augmenter le coût d’opportunité d’un périple en Europe pour le migrant. Cela va simplement augmenter la dépense publique. Plus de 95 % des assignés-libérés resteront en France. Ceux qui auront pu voyager jeunes (les mineurs) ou ceux qui auront trouvé les meilleurs passeurs, obtenu les meilleurs faux papiers d’un pays en guerre resteront en situation régulière, les autres demeureront en situation irrégulière (la sélection ne s’opérera aucunement sur l’intégration ou le projet de vie, mais sur la performance du réseau de passeurs dans la délivrance des faux papiers).

L’effet principal de notre politique migratoire répressive, c’est que personne ne repartira. Le coût d’entrée est tellement élevé que personne ne peut prendre le risque de perdre l’avantage d’être un insider. Dans son livre, Victor Eock, en France depuis trois ans, dit qu’il a envie de revenir au Cameroun. Il n’a pas vu son fils depuis quatre ans. Mais il sait que ce serait sans espoir de retour. Il est impossible pour lui d’accomplir ce voyage au regard du coût d’entrée qu’il a subi, que ses proches dans sa société d’origine ne pourraient comprendre.

Ainsi, notre système migratoire ne parvient pas à tarir le nombre d’entrées. En revanche, il empêche les sorties.

L’argument de « l’appel d’air » ne prend pas en compte la réalité de cette mobilité

La bonne question est la suivante : quelle est l’utilité de toutes ces procédures dissuasives ? Aujourd’hui, il semble que la seule vraie réponse soit : gêner le plus possible la vie des migrants, pour que le coût d’opportunité de l’immigration augmente. Pour le formuler autrement, aux yeux des tenants d’une ligne dure ou du statu quo, toute modification risquerait de créer un appel d’air.

Cette approche est vouée à l’échec. Le coût d’opportunité de la venue en Europe sera toujours plus faible que la condition d’assigné au pays, car c’est dans l’acte même de son mouvement que l’assigné-libéré s’affranchit de sa condition d’assigné ; conquiert la liberté dont il est privé ; s’accomplit, obtient la dignité qui lui est refusée chez lui. Peut-on croire une seconde qu’un mur ou un nouveau formulaire est de nature à empêcher cela ? La seule chose que l’on augmente assurément, c’est le risque pour les migrants de mourir sur les chemins détournés qu’ils sont amenés à emprunter. La seule façon d’augmenter le coût d’opportunité de l’immigration illégale et débridée, c’est de favoriser l’immigration légale et encadrée.

Des politiques migratoires terriblement coûteuses

Les chiffres méritent d’être appréhendés avec prudence. Il n’est en effet pas simple d’accéder à des données agrégeant le coût de la politique migratoire. Le think tank Overseas Development Institute (ODI) estime à « minimum 17 milliards d’euros » le montant dépensé par l’Union européenne à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières entre 2014 et 2016 pour freiner l’immigration. Citant une enquête menée par le collectif The Migrant Files, un consortium de journalistes européens, un article du Monde datant de 2015 constate que les pays de l’Union européenne « ont dépensé 11,3 milliards d’euros depuis 2000 pour renvoyer les migrants illégaux, et 1,6 milliard d’euros pour assurer la protection des frontières de l’Europe ». Ces coûts ne comprennent pas les montants (modestes) de la politique humanitaire – 3 millions d’euros par mois consacrés à l’opération « Triton » pour les sauvetages en mer dans la Méditerranée.

La réalité est qu’il demeurera toujours une parcelle de frontière, un bout de mer qui permettra à celui qui veut tenter sa chance de le faire. Il demeurera toujours des téméraires prêts à se regrouper pour tenter de franchir les grilles, afin de permettre aux plus chanceux d’entrer. Il demeurera toujours des passeurs prêts à s’enrichir via cette économie souterraine. Il demeurera toujours des pays qui verront l’opportunité de s’enrichir par ce transit. La politique migratoire de l’Europe constitue, d’un point de vue comptable, un puits sans fond, une fuite en avant budgétaire.

Le cercle Bélem a publié dans Les Échos une tribune intitulée « Le libre-échange, seule politique migratoire efficace », qui formule cela clairement :

Dans ce contexte, aucune proposition visant à augmenter le coût direct de l’immigration ne saurait être efficace ; le bénéfice demeurant toujours plus élevé. Ainsi, démanteler les réseaux de passeurs, élever des barrières, laisser les naufragés mourir ne sont que des solutions de court terme, qui accroissent le coût du passage sans changer le problème lui-même. Comme souvent, les propositions politiques demeurent inefficaces, car les décideurs peinent à comprendre que les hommes sont rationnels. Pour être viables, les politiques migratoires doivent augmenter le coût d’opportunité de l’immigration, c’est-à-dire le coût que représente le fait de quitter son pays sur le long terme. Or, ce coût augmente à mesure de la stabilité politique, des opportunités économiques et de l’amélioration des perspectives d’avenir pour les générations suivantes.

Il est grand temps d’inventer un autre modèle et d’utiliser beaucoup plus efficacement ces 17 milliards d’euros.

Trois grandes orientations pour une autre politique migratoire

Orientation 1 : œuvrer pour le développement des pays d’Afrique et pour une égalité des chances au sein des pays d’origine

Le premier enjeu est de favoriser le développement sur place pour qu’aucun jeune n’ait envie de « voter avec les pieds ». C’est la responsabilité des pouvoirs publics de ces pays. La réponse de long terme aux défis migratoires, c’est le développement de l’Afrique.

L’étude des facteurs de développement de l’Afrique n’est pas le sujet de cette réflexion et mériterait un autre article. Ce développement n’en demeure pas moins la première réponse pour éviter l’exode de cette jeunesse. Sans être exhaustif, quelques points peuvent être brièvement évoqués.

• Les réformes démocratiques et institutionnelles

Universelle, la démocratie n’est pas suffisante. La lutte contre la corruption constitue un enjeu majeur. « Au quotidien, explique Esther Duflo, elle a de nombreux visages, c’est le policier qui n’enregistre pas votre plainte si vous ne lui glissez pas un billet, ou bien le maire qui demande un bakchich pour délivrer la carte d’alimentation à laquelle vous avez droit. » Règle stricte, qualité de la politique locale, Duflo insiste surtout sur « les preuves ». Si la population ne croit plus au message, « les discours généreux et généraux sonnent creux ».

• La sécurité et la fin des conflits, préalable au développement économique

• La stabilité économique

• La construction des grandes infrastructures

Elle est indispensable au fonctionnement de l’économie. Évoquons le projet d’électrification porté par Jean-Louis Borloo via la fondation Énergies pour l’Afrique, la construction de routes véritable serpent de mer.

• La consolidation du droit de propriété, notamment pour les plus pauvres

Voici ce qu’explique l’économiste péruvien Hernando de Soto dans son livre Le Mystère du capital, d’après une interview du journaliste Frédéric Joignot dans Le Monde :

Les pays du Sud regorgent de commerçants, de vendeurs, d’entrepreneurs. Qu’est-ce qui les empêche, demande l’économiste péruvien, de se développer, de faire fructifier leur capital, leurs talents ? Après des années d’études de terrain, Hernando de Soto pense connaître la réponse. Dans les pays pauvres, les trois quarts des habitants n’existent pas légalement. Ils ne possèdent pas d’extrait de naissance, de titre de propriété pour leur maison. Leurs entreprises, leurs commerces tournent sans responsabilité juridique, sans vraie comptabilité, les contrats se font à l’amiable. Les pauvres sont illégaux dans notre monde, voilà le problème. Plus exactement « extra-légaux. »

• Le besoin de favoriser l’accès au crédit

Le taux de bancarisation des États membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) est passé de 8 % en 2011 à 15 % en 2014. Cette hausse de l’épargne individuelle pourrait permettre une plus grande indépendance de l’Afrique pour financer ses projets et investir dans son tissu productif. Cependant, il existe plusieurs freins à cette bancarisation : les frais de tenue de compte, trop importants ; le montant trop élevé du dépôt minimum (700 dollars au Cameroun pour un salaire moyen mensuel de 98 dollars) ; l’absence de banque sur toute une partie du territoire ; un manque de lisibilité des offres bancaires ; l’absence de confiance envers un système bancaire embryonnaire ; et, plus généralement, le déficit de culture financière de la population. Dans son ouvrage La Politique de l’autonomie, Esther Duflo évoque une expérimentation au Sri Lanka pour mesurer l’effet de l’accès au crédit. À l’issue d’une tombola, de petites entreprises ont reçu 100 à 200 euros. L’effet est spectaculaire : « Le profit mensuel d’une entreprise passe de 3 850 roupies (38 dollars) dans le groupe de contrôle à 5 271 roupies (53 dollars) pour ceux qui ont reçu une subvention de 100 dollars en espèces. » Ceux qui ont reçu 200 dollars ne font pas davantage de profits car ils ont utilisé la moitié des fonds pour leur ménage, et non pour leur entreprise. « Étant donné la taille de l’établissement, la rentabilité d’un investissement en capital décroît rapidement. »

• Le développement du système d’assurance

Esther Duflo remarque que « les pauvres affrontent en permanence des risques considérables : les aléas du climat, les variations de prix, les maladies, les préjudices d’un vol ». Des réseaux de solidarité villageois ou familiaux existent, mais ne peuvent se substituer à des fonctions d’assurance car ils ne sont fondés sur aucune formalisation légale, et un village entier peut être touché par une catastrophe. Duflo relève que même les offres très avantageuses ne trouvent pas preneur. D’une part, le système n’est pas compris : à la fin de l’année, les souscripteurs réclament la restitution de leur argent si le risque ne s’est pas manifesté. La conception temporelle peut également expliquer ce choix : la prime d’assurance est perçue aujourd’hui mas les bénéfices n’arriveront que plus tard dans un avenir incertain, ce qui peut décourager une personne qui a une forte préférence pour le présent.

Au final, la culture du long terme reste un enjeu majeur. Esther Duflo explique la préférence pour le présent par « un effet de découragement endogène : lorsque les individus savent qu’ils n’atteindront jamais le but auquel ils aspirent, ils abandonnent la course avant même de l’avoir commencée. Une personne plus riche épargnera peut-être, car elle aura plus de chances d’atteindre son objectif dans un futur proche. »

La migration peut être lue aujourd’hui comme un investissement collectif de long terme (elle suppose une accumulation de capital) ; puis, si elle réussit, comme une rente avec des transferts financiers.

Orientation 2 : construire une nouvelle politique migratoire fondée sur un système fluide, fait d’allers et de retours, de liens culturels et économiques

La réponse migratoire de long terme passe par le développement des pays d’origine. Toutefois, les assignés-libérés n’attendent pas. Ils veulent venir en Europe, dans une logique de mobilité sociale et d’investissement, et aucun mur ne les en empêchera durablement. Dans ce contexte, comment faire en sorte que leur épopée en Europe soit utile à cet enjeu de développement de leur pays ? La Cimade a présenté des propositions en avril 2017. La première propose d’« ouvrir davantage de voies légales d’accès au territoire européen ». La présente orientation va dans le sens de cette proposition.

Si l’on veut augmenter rapidement le coût d’opportunité du parcours migratoire irrégulier sur lequel les institutions n’ont pas prise, la seule option crédible est d’activer un système régulier et encadré qui constitue une solution à court terme pour les candidats à l’immigration et qui soit porteur d’un projet de développement pour leur pays.

Le gouvernement a la possibilité inédite de construire une nouvelle relation partenariale avec cette population qui, pour partie, partage notre langue et dont le continent sera au XXIe siècle le plus peuplé de la Terre. Il a ainsi la possibilité de mener une politique d’influence audacieuse.

Nous soumettons l’idée suivante : permettre aux Africains qui rêvent de France de venir s’y former pour y développer des compétences qui favoriseront le développement de leur pays d’origine. Ce serait l’occasion de bâtir une stratégie d’influence en Afrique via cette population pour qui la France aura été un appui.

Il s’agirait de permettre à des jeunes des classes populaires et moyennes qui ont décidé de venir en France de s’y former, d’y nouer des contacts, afin qu’ils repartent dans leur pays d’origine en accédant à une mobilité sociale. D’après ce que nous avons pu constater, ces jeunes en France choisissent souvent des formations dans des domaines techniques (élevage, électronique, électricité, maçonnerie, cuisine, logistique…) ou des études supérieures qui peuvent directement servir le développement de leur pays. La construction de cette réponse en matière de formation, de stage et d’emploi en France, pour une période délimitée, en lien avec les pays d’origine serait indispensable pour s’assurer que les compétences acquises serviront le développement du pays d’origine.

Cela pourrait se traduire par la mise en place d’un visa spécifique de formation et d’apprentissage d’un an (comprenant une période de formation en entreprise) à destination des Africains, sans limite d’âge. Le quota pourrait être établi à 1 million d’Africains par an accueillis légalement. Ce visa serait exclusivement accessible depuis l’ambassade ou le consulat de France dans le pays d’origine. Les prérequis seraient suffisamment peu restrictifs et le visa peu onéreux pour que cette solution puisse constituer une option crédible face au système des entrées clandestines. La France faciliterait l’accès à un passeport et accorderait ce visa. Les titulaires seraient logés dans des campus, en privilégiant des chambres partagées entre un Français et un étranger. À l’issue de cette période d’un an, le bénéficiaire retournerait dans son pays d’origine et concourrait à son développement. Les liens noués, dans le cadre de ces échanges, auraient vocation à donner lieu par la suite à des allers-retours, à des échanges intenses, que ce soit d’un point de vue culturel ou économique. En vingt ans, 20 millions d’Africains pourraient bénéficier de ces formations en France. Ils constitueraient des relais puissants pour l’influence française dans ce continent qui incarne l’avenir. Ces formations seraient assurées sur l’ensemble du territoire français, dans les lycées, et permettraient de consolider des sections territoriales qui peinent parfois à recruter. Ainsi, la présence de ces étrangers pendant un an permettrait la consolidation de formations dont les Français bénéficient déjà, et renforcerait le maillage du territoire en matière de formations. Un système articulant apprentissage et activités pourrait être inventé.

Il n’y aurait pas de détournement du système  : on n’entre pas dans la clandestinité quand on a quelque chose à construire. L’entrée régulière, la possession du passeport, la validation de qualifications, la création d’un réseau, le compte en banque à son nom, la construction d’un projet de développement dans son pays d’origine, tout cela constituerait un capital acquis associé à l’identité et vecteur de projets.

En 2012, l’État a dépensé en moyenne 12 700 euros par apprenti (hors rémunération). La mesure que nous proposons se chiffrerait donc autour de 12,7 milliards d’euros par an si l’on souhaite qu’un million de personnes par an en bénéficient. Une partie des 17 milliards d’euros sur trois ans consacrés à la répression de l’immigration illégale à l’échelle européenne pourrait être redéployée pour financer cet ambitieux dispositif. Une partie des 2 500 euros déboursés par les assignés-libérés en moyenne entre le pays d’origine et la Méditerranée pourrait financer leurs moyens d’existence en France. Il s’agirait de redéployer des fonds qui financent la construction de murs ou le système des passeurs pour investir dans l’éducation. Il resterait un effort national à consentir. Fin 2016, la France consacre 0,37 % de son PIB à l’aide au développement, quand le Royaume-Uni mobilise 0,71 % de son PIB. Notre hypothèse est de considérer que ce coût supplémentaire pour le développement restera inférieur à celui supporté par la société du fait de l’inaction.

Mettre en œuvre cette proposition n’est pas simple : il faudrait s’assurer que les apprentissages menés correspondent aux besoins économiques de ces pays ; penser à « l’atterrissage » dans le pays d’origine.

Au-delà de cette proposition, il s’agirait de construire dès à présent la trajectoire passant d’un système fermé en « aller simple » à une approche fluide faite d’allers et de retours. Les premiers effets attendus sont la chute de l’immigration irrégulière, la mise à mal du système des passeurs, la remise en cause de l’horrible système de traite humaine. Si le dispositif est suffisamment attrayant pour que le candidat à l’immigration le préfère à l’immigration illégale, alors il entraînera une diminution massive de cette dernière.

Cette proposition s’inscrit dans le contexte du « début d’émergence du droit à la mobilité comme droit de l’homme du XXIe siècle » que l’on observe, d’après Catherine Wihtol de Wenden, « à travers les mobilisations ou programmes consacrés à la gestion mondiale des migrations ».

Orientation 3 : agir en faveur de l’intégration de tous les étrangers présents en France

En l’absence de développement de leur pays et d’autre solution crédible en termes d’entrée légale en France, aucun dispositif ne dissuadera ceux qui arrivent dans notre pays et sont déterminés à rester. L’approche la plus rationnelle et la plus efficace est de les intégrer. Pour ce faire, il faut changer quatre postures.

Aujourd’hui, on refuse les dispositifs d’intégration aux migrants en situation litigieuse ou irrégulière. La réalité, c’est que 95 % resteront, situation régulière ou pas. Dans ce contexte, préférons-nous sur notre sol des personnes en bonne santé ou contagieuses ? Préférons-nous des personnes éduquées ou des fanatiques ? Préférons-nous des personnes qui travaillent et paient des impôts ou des personnes oisives et dépendantes des aides ? Préférons-nous une population qui s’inscrit dans les codes de la société ou veut-on l’écarter de nos principes et de nos valeurs ? Si ces personnes s’intègrent, elles contribueront à l’impôt, apporteront des savoir-faire, des aptitudes et des héritages qu’elles inscriront dans la culture de notre pays.

La deuxième posture est de croire que la politique locale d’intégration provoquera « un appel d’air ». C’est très mal connaître la réalité des parcours migratoires. C’est le désir de mobilité sociale au départ qui crée la migration, pas l’organisation du pays de destination. La France est sans doute une destination plus attrayante que d’autres États européens pour les locuteurs de langue française, en raison de la proximité culturelle. Certains départements le sont davantage par la présence d’importantes communautés d’expatriés. Mais cela s’arrête là. Favoriser l’intégration des étrangers dans le corps social est un acte que l’on accomplit d’abord pour le bien-être de la communauté nationale. La présence d’étrangers permet aux territoires de bénéficier d’un brassage international, avec parfois l’apport d’une population plus jeune. À eux d’en tirer profit en termes d’innovation et de créativité.

La troisième posture est la criminalisation des associations, des collectifs et des bénévoles qui œuvrent au quotidien pour l’intégration des étrangers en France. Ces engagés rendent service à la communauté nationale et doivent être accompagnés, encouragés, et non pas dissuadés ou intimidés. Des exemples en 2017 ont permis de comparer les résultats en termes d’intégration de jeunes migrants selon qu’ils bénéficiaient d’une prise en charge « libre » par les associations ou exclusivement par les institutions, dans des cohortes de jeunes similaires. Il en ressort que ceux qui ont pu bénéficier d’un accompagnement de bénévoles associatifs dans la durée, avec une liberté totale laissée aux bénévoles pour s’organiser, ont à 94 % construit un projet de vie combinant éducation, formations, apprentissage, approfondissement de la langue, stages, inscription dans des associations locales, clubs et réseaux d’amis français, que leur situation soit régulière ou pas. A contrario, débordées par le nombre de migrants, obstacle à une approche individualisée malgré l’énergie des éducateurs, les institutions ont plus difficilement scolarisé et formé les jeunes, cela a pris plus de temps, le matériel scolaire n’est pas arrivé dans les délais, ils ont rarement trouvé les stages. Les activités culturelles et sportives, quand elles ont été proposées, regroupaient les jeunes étrangers entre eux, au lieu qu’ils soient inscrits dans les associations locales, créant ainsi une forme de ségrégation. L’engagement des institutions, indispensable, ne doit donc pas aboutir à une éviction des associations. Les rôles sont complémentaires.

Enfin, la quatrième posture est de croire que l’intégration repose exclusivement sur l’étranger lui-même, même s’il en est le principal acteur. La loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France a prévu la signature par l’étranger d’un contrat d’intégration républicaine avec des droits et obligations. Ce contrat prévoit un entretien individualisé, une formation civique autour des principes de la République, des leviers pour trouver un emploi en France, une formation linguistique. En contrepartie, l’étranger s’engage à respecter les valeurs essentielles de la société, à participer aux modules de formation, à suivre les démarches prescrites lors de l’entretien et à signaler à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) tout changement de situation. Le respect de ce contrat conditionne la délivrance de la carte de séjour et la reconduction des titres de séjour. Le risque est de se satisfaire d’une approche technocratique de l’intégration. Cette dernière est le fruit d’un processus, d’une construction, d’un dialogue, d’un changement de regard, de la reconnaissance du fait que la culture d’origine peut enrichir la culture française. Des notions comme la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes, le droit, le respect de l’environnement ne peuvent être appréhendées de façon uniquement théorique. Elles s’éprouvent dans des espaces concrets, dans des temps de partage, dans des situations de la vie quotidienne (sur des terrains de sport ; dans une cuisine…) qui nourrissent le dialogue.

Dans ce contexte, il est nécessaire de légitimer le rôle de chacun.

S’appuyer sur des institutions républicaines qui assument pleinement leur rôle

• Il faut veiller à ce que chaque personne, y compris celles en situation irrégulière, puissent bénéficier d’un logement ou d’un hébergement d’urgence, au moins en appelant le 115. On évite ainsi qu’elles ne tombent dans réseaux mafieux des trafics et ou ne soient victimes des marchands de sommeil, tout comme les situations d’extrême précarité qui peuvent concerner des enfants. Aucune intégration n’est possible sans un hébergement. Des études ont montré que l’accès au logement est un des déterminants de l’intégration économique et sociale. C’est pourquoi il faut construire davantage d’hébergements d’urgence.

• Tous les jeunes étrangers doivent être scolarisés dès leur arrivée ou se voir proposer une formation, quelle que soit leur situation juridique. L’école reste le plus puissant vecteur d’intégration en France. Il faut intégrer dans les formations de droit commun  tous les élèves francophones, en veillant autant que possible à une répartition équilibrée entre les établissements du pays. Les établissements scolaires ont parfois tendance à envoyer en cours de français langue étrangère (FLE) des jeunes qui seraient parfaitement capables de suivre les cours classiques. Il s’agit également de prévoir des crédits et de mettre en place des délégations de signature dans les institutions afin de permettre une acquisition rapide du matériel scolaire à la rentrée.

• Tous les non-francophones doivent bénéficier de cours intensifs de français, avec une approche par niveau dont bénéficieront aussi les francophones qui n’ont pas eu la chance d’aller suffisamment à l’école (les cours dispensés sont souvent d’un niveau très faible pour des jeunes qui parlent le français mais ont des lacunes à l’écrit), quelle que soit la situation juridique des participants.

• Il s’agirait de s’appuyer sur les formations techniques des lycées, dont les effectifs sont rarement au complet, pour proposer aux jeunes migrants des apprentissages ou formations en alternance en prise avec les réalités économiques locales, leurs intérêts propres et les opportunités économiques dans leur pays d’origine. Cela consoliderait les formations locales parfois remises en question faute d’inscrits. Tous les acteurs du territoire en tireront profit.

Il faut généraliser les échanges avec les centres d’information et d’orientation (CIO) et les espaces de type Cité des métiers.

• Il faut permettre un accès aux soins immédiat, s’assurer de l’absence de maladies, lutter contre le risque de contagion, encourager les tests de dépistage du sida gratuits et anonymes à proximité des lieux d’hébergement – le risque est présent notamment chez des jeunes qui ont été confrontés à la prostitution.

• Il est nécessaire de donner aux départements les moyens d’assurer le financement de la mission d’aide sociale à l’enfance, notamment en s’assurant de la prise en charge par l’État de l’hébergement d’urgence, par défaut à la charge des départements.

• Le wifi doit être installé dans les logements et les hébergements à destination des étrangers. C’est une mesure très importante pour lutter contre toutes les formes de solitude, y compris sexuelles, mais également pour que les personnes restent connectées, puissent communiquer avec leur famille, leurs amis, suivre leur situation administrative, accéder au savoir disponible sur Internet.

• Des vidéos à destination des étrangers doivent être mises en ligne sur YouTube (format court, simple, viral, en français et en anglais), afin que les étrangers puissent mieux comprendre les étapes de leur parcours d’intégration, leurs droits et leurs obligations.

• Il faut encourager chaque grande commune à rédiger un guide de la vie locale, à proposer des espaces de rencontre.

• Le guide Venir vivre en France, visant à permettre aux étrangers de mieux anticiper leur arrivée en France, doit être mis en ligne sur le site de l’OFII.

S’appuyer sur les acteurs associatifs et engager la population et les bénévoles

• Il s’agit de supprimer le « délit de solidarité  » qui criminalise les bénévoles, suscitant des craintes chez celles et ceux qui veulent s’engager, et dont la réécriture en 2012 a élargi les clauses d’immunité mais n’a permis ni de lever les ambiguïtés, ni d’empêcher les intimidations à l’adresse de celles et ceux qui apportent leur aide. Les clauses d’immunité, énoncées à l’article L622-4 du Code de l’Entrée et du séjour des étrangers et du droits d’asile (CESEDA) ne concernent par exemple pas la circulation, ce qui a conduit un bénévole à être poursuivi et condamné en appel, non pour avoir assuré un hébergement d’urgence à titre humanitaire et bénévole à des migrantes, mais pour les avoir conduites à son domicile.

• Les départements doivent être encouragés à recourir aux accueillants volontaires pour prendre en charge les mineurs étrangers isolés, en acceptant des formats souples qui ne correspondent pas exclusivement à la vision traditionnelle de la famille d’accueil. Ils restent en effet bien plus efficaces qu’un accueil en foyer ou en hôtel, où les jeunes sont souvent livrés à eux-mêmes. L’accueil pourrait se faire par exemple au sein d’une colocation, ou en « alternance » entre plusieurs familles.

• Il faut créer un cadre juridique qui protège les bénévoles assumant des fonctions d’hébergement d’urgence en soutien aux associations, afin qu’ils puissent être couverts en cas d’incident causé par le migrant.

• Il s’agit d’organiser dans chaque ville un système de parrainage et de tutorat entre Français et étrangers, délié des institutions, afin de favoriser l’intégration du migrant et son insertion dans les associations culturelles, les clubs sportifs, les mouvements de jeunesse, et de faciliter sa recherche de stage ou d’emploi.

• S’agissant des jeunes arrivés en France alors qu’ils étaient encore mineurs, il s’agit de gérer leur passage à l’âge adulte. Leur accompagnement peut prendre brutalement fin au moment de leur entrée dans la majorité, alors que leur situation peut devenir irrégulière du jour au lendemain. Il faut leur donner automatiquement la carte de séjour « vie privée et familiale » à 18 ans. À l’image de l’expérimentation menée à Anvers en 2017, il serait possible de s’appuyer sur des colocations entre un jeune Français et un jeune étranger pour favoriser l’intégration des jeunes.

• Il faut favoriser des échanges et des temps de partage entre les personnes âgées isolées et les étrangers qui souhaitent s’intégrer. Cela permettra à chacun de sortir de sa situation d’isolement ou d’exclusion.

• Des temps festifs autour d’activités de partage (musique, cuisine) peuvent être planifiés dans les villes pour favoriser les échanges et le métissage, et ainsi lutter contre les préjugés et l’ignorance.

• Les éducateurs des clubs sportifs, des mouvements culturels et d’éducation populaire doivent être formés aux enjeux d’intégration des jeunes étrangers. L’importance de ces espaces pour l’intégration des étrangers doit être reconnue en dotant les préfectures et sous-préfectures dont les territoires sont les plus concernés par l’accueil de crédits favorisant les actions d’échange et d’intégration à l’échelle locale.

• Il s’agit de s’appuyer sur les communautés religieuses, qui peuvent constituer de puissants vecteurs d’intégration des étrangers, à la fois dans la philosophie humaniste et universaliste, et dans l’échange culturel (importance des chorales). On pourrait instituer dans chaque département des rencontres entre le préfet et les représentants religieux afin d’organiser les modalités d’accueil et d’intégration dans les communautés religieuses des croyants.

• Il est important de responsabiliser les communautés des pays d’origine. Souvent, elles jouent par défaut un rôle majeur dans l’intégration matérielle des étrangers mais peuvent freiner l’intégration culturelle et l’accès aux droits en exerçant sur les nouveaux venus une pression sociale et en proposant un mode de vie similaire à celui du pays d’origine. La formation des « têtes de réseau » à l’échelle départementale semble nécessaire.

S’appuyer sur les acteurs économiques pour favoriser l’intégration vers l’emploi en simplifiant les démarches

• Il faut permettre à tous les étrangers d’ouvrir des comptes en banque, y compris aux mineurs étrangers isolés, en les sensibilisant à la culture du long terme, à la pratique de l’épargne et de l’investissement. Il s’agirait également de donner des autorisations de signature aux éducateurs des départements pour toutes les démarches sans frais ou concernant des montants faibles. Les éléments autour de la culture financière seraient intégrés dans les formations dispensées par l’OFII.

• Il est important de lutter contre le frein à l’emploi que constitue le manque de mobilité, en passant des accords avec les auto-écoles et les entreprises de location de vélo pour que les étrangers puissent se rendre à leur travail.

• Il serait profitable de prévoir avec les chambres consulaires, les cités des métiers, des temps affectés à la présentation et à la transmission des savoir-faire dans les deux sens. Cela permettrait de valoriser les compétences des migrants et de mettre en évidence leurs possibles apports pour le territoire d’accueil. Des visites d’entreprises seraient également prévues.

• Il est nécessaire de simplifier les démarches des entreprises qui souhaitent embaucher un étranger. L’objectif est que l’embauche en apprentissage, en CDD ou en CDI puisse de droit permettre l’acquisition immédiate d’une carte de séjour pour tout étranger qui a respecté son contrat d’intégration républicaine.

• Il faut supprimer toutes les restrictions à l’emploi :

– permettre aux demandeurs d’asile de travailler tout de suite, et non pas au bout de neuf mois ;

– supprimer la catégorisation des titres de séjour en créant un titre unique autorisant à travailler ;

– supprimer les conditions de diplômes pour l’exercice de certains métiers. Celles-ci empêchent des étrangers d’accéder à des emplois pour lesquels ils sont compétents, mais n’ont pas le capital culturel pour obtenir le diplôme ou la qualification correspondants.

• Il serait profitable de favoriser la mixité de fonctions en permettant aux réfugiés d’accéder gratuitement aux espaces de coworking, aux environnements de travail qui multiplient les possibilités de rencontres.

• Il faut encourager et accompagner les étrangers dans la création d’activités, notamment celles pour lesquelles ils peuvent plus facilement développer un positionnement différencié (restauration, commerce…) en simplifiant les démarches administratives. Il s’agirait de concevoir des formations à cette fin et de mobiliser les acteurs de l’économie sociale et solidaire, notamment les coopératives d’activités et d’emploi, pour assurer le portage salarial et garantir une protection sociale.

• Pour les assigné-libérés ayant acquis un niveau de formation supérieur dans le commerce, il faudrait créer un statut Volontariat international en entreprise (VIE) en France. Cela leur permettrait d’aider une entreprise française à exporter grâce à leur connaissance du marché et des codes de leur pays d’origine.

S’appuyer sur les étrangers eux-mêmes, mettre en valeur leurs savoir-faire, respecter leurs choix

Trop souvent, les étrangers se retrouvent en situation de demandeurs et de bénéficiaires. En France, ils subissent un parcours dont ils ne maîtrisent pas les codes, tandis que les décisions pensées pour eux ne correspondent pas à leurs attentes. Le corollaire de la responsabilisation des étrangers, c’est de les rendre acteurs de leur parcours migratoire et de leur intégration en France. Il s’agit de :

• respecter les choix exprimés par les étrangers lors de leur entretien à l’OFII.

• les associer à la construction des nouveaux espaces d’hébergement qui leur sont destinés. La ville de Vienne mène ainsi une expérimentation sur un espace à destination des réfugiés et des migrants associant des institutions, des associations, des ONG, où « les étrangers sont des partenaires égaux aux autres, pas des bénéficiaires passifs » ;

• respecter les choix formulés par les étrangers en connaissance de cause, qui ne correspondent pas nécessairement à la vision des institutions ou associations sur ce qui est le mieux pour eux.

• respecter le choix des familles qui refusent la séparation, même si cela signifie que les hébergements seront de moindre qualité.

La mobilité des hommes, qui prend aujourd’hui une ampleur inédite, questionne « le principe de territorialité comme fédérateur de notre ordre international […] en tant que mode de contrôle sur les personnes, les processus et les relations sociales» notait déjà Bertrand Badie en 1995, avant même l’essor d’internet, des réseaux sociaux et des applications mobiles qui connectent le monde en un clic, permettent des transferts de fonds instantanés et favorisent une ubiquité des hommes, acteurs dans plusieurs endroits en même temps. Les réponses répressives des Etats européens en matière d’immigration cherchent à dissimuler « l’inadaptation des institutions territoriales à la mondialisation », de façon inefficiente et sans prise durable, car, pompiers-pyromanes, les Européens sont les premiers à alimenter les mécanismes de mondialisation, d’individualisation et de mobilité qui délégitiment toujours davantage ce principe de territorialité. Construire des solutions adaptées au monde globalisé dans lequel nous vivons n’empêche pas les États de chercher à réguler et influencer les processus, à condition toutefois de bâtir une stratégie qui trouve aussi un écho aussi dans la rationalité des individus.

On peut dire que la tentation identitaire consiste à résoudre ce paradoxe politique contemporain – vouloir empêcher un phénomène dont nous sommes les premiers à contribuer, et donc ne pas y parvenir – en insistant sur tout ce qui nous sépare des autres, en créant du rejet et de l’insécurité, pour tenter de recréer l’exclusivité perdue. Construire une nouvelle vision humaniste et progressiste suppose au contraire d’accepter cette mobilité et d’être acteurs de l’intégration, de multiplier les échanges avec les assignés-libérés, à côté de chez soi, dans la vie de tous les jours, d’apprendre et de recevoir, pour mettre en lumière tout ce qui nous relie, et bâtir toutes les solidarités qui nous permettent de cheminer, de progresser : c’est comme cela qu’une culture évolue et reste vivante.

Une des nombreuses richesses de la mobilité vient dans l’effervescence qu’elle apporte à la langue. Les assignés-libérés francophones vivent leur migration en français. En formulant ce qu’ils vivent, ils renouvellent les concepts, en prise avec le monde. Le cri « Boza ! », qui marque l’entrée des aventuriers en Europe, traduit à la fois un soulagement de victoire et  une projection de liberté. C’est déjà un des mots les plus riches et les plus beaux de la langue française.

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