Et maintenant, les démocrates ont rendez-vous avec l’histoire

Pour la deuxième année consécutive, la Fondation Jean-Jaurès est partenaire du festival « Et maintenant ? » organisé par Arte. Dorian Dreuil et Marinette Valiergue, membres de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, tirent les enseignements de l’enquête Europa-moi qui interroge ce que nous partageons avec nos voisins européens.

Comment vivons-nous l’Europe au quotidien ? Cette question a de quoi donner le vertige à deux jours des élections européennes du 9 juin 2024. C’est pourtant le cœur de l’enquête menée par Arte dans le cadre du festival « Et maintenant ? », tout au long du mois d’avril dernier, où près de 14 719 participants ont répondu à cette grande enquête. 

Intimité, technologie, travail, voyage, psychologie, médias, défense, écologie, tout ou presque passe au crible des questions. Les résultats sont parfois originaux ou surprenants, et souvent contre-intuitifs. Mais élections européennes obligent, l’angle démocratique est particulièrement intéressant à passer au crible pour comprendre la manière dont on vit ou ne vit pas l’Europe.

Et maintenant, où est passée la démocratie ?

L’année 2024 est inédite pour la démocratie dans l’histoire de l’humanité. Près de 4,1 milliards de citoyens, soit la moitié des habitants de la planète, sont appelés aux urnes. Scrutins présidentiels, législatifs, régionaux, municipaux, jamais notre planète n’a connu autant d’élections. Pourtant cette année, sur 137 pays étudiés par la Fondation Bertelsmann dans son rapport sur l’évolution des systèmes politiques, on compte actuellement 63 démocraties contre 74 régimes autocratiques1Christof Schiller, Thorsten Hellmann, « SGI 2024. Code book », Fondation Bertelsmann, 27 novembre 2023.. Les régimes démocratiques sont sous pression et reculent comme jamais. Une élection ne fait pas une démocratie. Les populistes l’ont bien compris et jouent le jeu des institutions démocratiques pour mieux les affaiblir de l’intérieur. Ces nouveaux architectes de l’autocratie avancent masqués. Et si peu les débusquent. Plus proches de nous autres Français, près de 360 millions de personnes sont appelées à voter le 9 juin prochain pour renouveler le Parlement européen. Ce scrutin n’est pas seulement un arbitrage électoral entre des listes politiques, c’est aussi l’avenir de la démocratie en Europe qui se joue sous nos yeux.

Mais où est passé l’enjeu démocratique dans cette drôle de campagne européenne ? Voilà une question bien reléguée au second rang à la fois des programmes et des thématiques de débats. Et pourtant, tout aurait dû faire de la démocratie l’enjeu central de cette élection. C’est d’ailleurs la réponse qui revient dès la première question de l’enquête « Je me sens vraiment européen quand je… » : « vote aux élections européennes » pour 61% des répondants. Autre enseignement, 82% reconnaissent L’Ode à la joie de Beethoven comme l’hymne européen. Un signe concret qui fait penser le plus à l’Union européenne est le drapeau européen à côté du drapeau national pour 41% des répondants. Et pour 38% d’entre eux, ce sont des euros dans la poche ! Voter pour des élections, reconnaître un hymne et un drapeau, utiliser une monnaie commune, voilà donc des attributs classiques d’un sentiment d’appartenance politique à une communauté. Et en même temps tous les symboles qui ont été rejetés lors du référendum de 2005.

Autre question passionnante, « qu’est ce qui différencie l’Europe des autres continents ? ». Sur 10 réponses possibles, le respect de la démocratie arrive en tête pour 62% des répondants. Sur 10 enjeux à classer pour dégager 3 priorités, la défense de la démocratie arrive en deuxième position (à 60%), juste derrière la défense de l’environnement (à 66%). Ceux-là même classent la tentation autoritaire et le populisme comme les plus grandes menaces contre la démocratie européenne. Dans l’histoire de la démocratie en Europe, le scrutin du 9 juin 2024 est celui qui sera le plus attaqué, de l’extérieur et par l’intérieur des institutions. Des ingérences étrangères vont ainsi déployer les plus lourdes attaques pour déstabiliser le processus électoral. De l’intérieur, des listes partout en Europe font ouvertement campagne avec comme promesse d’affaiblir tout ce que la démocratie protège : l’État de droit, les libertés fondamentales, la solidarité, la vitalité de la société civile organisée. Cette campagne aura malgré elle révélé les turpitudes de l’époque : polarisation des échanges, affaiblissement du débat public, fake news et vérités alternatives. En ce sens, les participants de l’enquête d’Arte sentent bien les vents mauvais qui soufflent sur la démocratie européenne.

Sans doute avons-nous longtemps pensé que la démocratie, une conquête de haute lutte, était durablement acquise, éternelle. Sans doute avons-nous oublié que la démocratie se défend jour après jour élection après élection. La démocratie n’est pas un état de fait, elle est un chemin qui se construit en permanence. Les ennemis de la démocratie ont depuis longtemps théorisé la fin de la démocratie libérale en la laissant mourir d’elle-même. Dans The Fourth Political Theory, le philosophe politique d’extrême droite russe Alexandre Douguine fait de la démocratie libérale un danger pour la diversité des cultures et des peuples2Alexandre Douguine, The Fourth Political Theory, Budapest, Arktos Media, 2012.. Pour lui, quand les démocraties se verront comme des processus naturels et qu’elles ne seront plus des projets idéologiques à défendre, elles finiront par décliner et s’effacer. Cette funeste conviction irrigue le camp de la droite la plus radicale et des nationalismes.

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Et maintenant, quelles solutions ?

Quelles solutions avons-nous ? Quelle est la prochaine étape de la construction démocratique européenne ? Revenons aux fondamentaux et à la figure du citoyen, pilier de ce système politique.

Partout, les citoyens appellent à prendre davantage part aux décisions qui les concernent. Partout, des initiatives citoyennes émergent, souvent soutenues par les institutions et les élus. Les concertations, les consultations et les conventions citoyennes se multiplient dans tous les pays de l’Union européenne. 65% des répondants estiment avoir besoin d’une démocratie plus participative, avec des conventions citoyennes. Pour 44% d’entre eux, les Européens ont besoin d’une démocratie plus directe. Le système représentatif n’arrive qu’en troisième position, à 40%. Et c’est ce mouvement qu’il faudrait désormais amplifier. Rendre la parole aux citoyens et partager le pouvoir sont aujourd’hui notre horizon démocratique le plus efficace face aux tentations autoritaires et à la facilité technocratique. C’est un projet exigeant qui suppose de faire confiance aux citoyens et qui doit intégrer de garantir le lien à la décision dans tous les dispositifs de concertation, au risque sinon de disqualifier la participation citoyenne et de renforcer la défiance à l’égard du système politique.

Le vote ne fait pas la démocratie et les démocraties représentatives sont nombreuses à se rétracter. Face à la concurrence des récits mondialisés sur les modèles les plus efficaces pour répondre aux défis du siècle, l’Europe doit continuer de porter la démocratie comme réponse, une démocratie renouvelée, délibérative et vivante.

C’est l’appel même d’Oleksandra Matviichuk, d’origine ukrainienne, prix Nobel de la paix en 2022 : « Le monde démocratique s’est accoutumé à faire des concessions aux dictatures. […] En tant qu’êtres humains, nous avons le droit de déterminer notre propre identité et de faire nos propres choix démocratiques. […] Il est fondamental que nous défendions nos valeurs précisément au moment où elles sont menacées. Nous ne devons pas devenir le miroir de l’État agresseur. Cette guerre n’est pas une guerre entre deux États, mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie. Nous nous battons pour pouvoir construire un État où les droits de chacun sont garantis, les autorités doivent rendre des comptes, les tribunaux sont indépendants et la police ne réprime pas violemment les manifestations pacifiques d’étudiants sur la place centrale de la capitale du pays»3Oleksandra Matviichuk, «4 5Discours de la prix Nobel de la paix : « La guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre deux États, mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie » »6, Le Monde, 10 décembre 2022..

La prochaine étape de la construction démocratique serait donc d’élargir le droit des citoyens à prendre une part active et continue aux décisions qui les concernent, partout où ces dernières sont prises. Continuer de protéger la transparence de la vie publique et le contrôle des politiques publiques contribue par ailleurs directement à opposer aux dérives autoritaires une puissante réponse politique fondée sur l’émancipation individuelle et la souveraineté collective, deux principes qui resteront l’aspiration profonde et authentique de chaque peuple et de chaque communauté. Cette élection doit être le rendez-vous de ceux qui vont défendre la démocratie. Au terme de l’enquête, 92% annoncent vouloir voter aux élections européennes. De quoi faire rêver n’importe quel sondeur alors que la campagne officielle s’arrête ce soir. Reste désormais à savoir comment vivrons-nous l’Europe au quotidien dès le 10 juin prochain. Tout dépend du 9 juin, car les démocrates ont rendez-vous avec l’histoire.

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