Les transformations régionales, qui peuvent potentiellement mettre en péril la sécurité et la prospérité de la France, sont importantes, allant des enjeux économiques, des conflits bilatéraux, de l’extrémisme politique à la criminalité. Le besoin d’une stratégie française pour les Balkans occidentaux, ambitieuse et tournée vers l’avenir, n’a jamais été aussi grand. Or, selon Ardijan Sainovic, chercheur associé au Centre Émile Durkheim à Sciences Po Bordeaux, docteur en science politique, la réaction des décideurs français – du moins jusqu’à présent – n’a pas été à la hauteur de son positionnement international et de son potentiel politique.
Les changements profonds dans les affaires régionales – voire globales – mettent en doute les hypothèses qui sous-tendent depuis longtemps la politique étrangère de la France. Dans le monde globalisé, la compétition pour les marchés et les ressources s’intensifie. Les puissances émergentes et les acteurs non étatiques jouent un rôle de plus en plus important dans la région. En même temps, les sociétés demeurent embourbées dans les conflits, la pauvreté et la mauvaise gouvernance. Les transitions que vivent les Balkans depuis deux décennies – de la guerre à la paix, de l’autoritarisme vers la démocratie et du communisme vers le capitalisme – comptent pour la France et son avenir. La France s’est engagée depuis longtemps – conformément à son histoire non isolationniste – à jouer un rôle dans la résolution des problèmes dans la région. Ces transitions ont de l’importance aussi car ces changements ont potentiellement de sérieuses implications pour la sécurité, la prospérité et le bien-être des citoyens français. Un échec pour maintenir la compétitivité de la France, à répondre aux menaces transnationales ou à gérer les différends bilatéraux peut avoir des conséquences négatives directes sur son propre territoire.
Les objectifs fondamentaux de la politique étrangère française demeurent largement inchangés : garantir la sécurité de la France et de ses citoyens, créer les conditions d’une croissance économique à long terme chez elle, protéger et améliorer les autres aspects de la qualité de vie des citoyens. Pour assurer ces objectifs, la France est amenée à travailler globalement avec d’autres acteurs pour renforcer un ordre international fondé sur les règles. Cela permet d’assurer la paix, le pluralisme, les opportunités économiques, les droits humains, etc. De ces objectifs fondamentaux découlent les buts principaux de l’engagement français dans les Balkans :
- assurer la paix et la stabilité par l’implication dans la gestion des conflits bilatéraux et le renforcement de la démocratie ;
- renforcer ses intérêts géoéconomiques dans la région ;
- gérer l’influence étrangère, les inquiétudes principales portant en particulier sur la Russie, notamment depuis l’épisode ukrainien.
Pourtant, le contexte régional dans lequel la France poursuit ses objectifs connaît des changements qui permettent de déterminer les moyens et méthodes à mettre en œuvre. Les débats sur la politique étrangère française sont malheureusement trop cantonnés aux considérations de court terme et à l’actualité immédiate : nous semblons avoir perdu notre capacité à réfléchir de manière stratégique à long terme en matière de politique internationale.
Cette note représente une tentative de le faire. Trois tâches guident ce travail : premièrement, identifier les principales tendances régionales ; deuxièmement, considérer les effets positifs et négatifs de ces tendances pour la France en analysant l’évolution de son implication dans la région et, enfin, réfléchir à une stratégie tournée vers l’avenir qui permettra à la France de tirer parti de nouvelles possibilités tout en atténuant les risques futurs.
Le contexte : les transformations multiscalaires
Plusieurs changements dans les Balkans sont importants pour la France. Ce contexte de transformation rapide rend indispensable une réévaluation des méthodes de la politique française. Nous pouvons classifier ces évolutions en deux grandes catégories : d’une part, la transformation rapide du pouvoir et des opportunités économiques et, d’autre part, la volatilité et les incertitudes politiques de la région.
Les transformations économiques
La diffusion rapide du pouvoir économique global vers les puissances émergentes est frappante. Dans la région, la Chine a développé un mécanisme de coopération multilatéral avec le format 17+1, qui constitue le cadre de son ambitieux projet « Belt and Road Initiative » (BRI). Elle participe à la construction et finance la modernisation de nombreux projets d’infrastructure. La Turquie a, quant à elle, augmenté son volume commercial avec la région de 307% entre 2002 et 2012. Ses investissements couvrent aujourd’hui des secteurs stratégiques tels que les télécommunications, les transports et les banques. La Russie jouit, de son côté, d’une position dominante dans le secteur de l’énergie : la Serbie, la Bosnie et la Macédoine du nord dépendent significativement du gaz naturel russe. L’Union européenne demeure cependant le principal partenaire commercial et investisseur de la région. Mais l’accroissement de la présence de puissances non occidentales – encore modeste à ce jour – peut constituer à plus long terme un potentiel de changement subtil dans l’ordre européen.
La montée en puissance des marchés émergents et la mondialisation de la production intensifient à la fois les pressions concurrentielles et ouvrent de grandes possibilités pour les entreprises françaises. En dépit de nombreux problèmes structurels, les Balkans connaissent de bonnes performances économiques, avec une croissance moyenne de 3,8% en 2018. La pandémie a quelque peu changé la donne, mais l’accélération économique devrait reprendre et se poursuivre dans les années à venir selon les institutions financières. Cela devrait s’accompagner d’une expansion de la classe moyenne, créant d’importantes opportunités pour les investissements et le commerce. Les Balkans occidentaux, forts de 18 millions de consommateurs, pourraient constituer un moteur à la croissance dans les années à venir, d’où l’importance de créer des liens avec ces économies. D’ailleurs, les marchés émergents sont souvent à l’origine de nouvelles formes de consommation dépassant de nombreuses technologies du siècle précédent et créant de nouveaux marchés globaux en ligne. Ne pas développer des connexions étendues avec ces marchés émergents peut être désavantageux. Or, l’une des principales faiblesses du commerce extérieur français est due à une mauvaise concentration géographique des produits, sur certaines régions peu porteuses en termes de croissance, négligeant les régions qui se développent. D’ailleurs, la France a de moins bons résultats dans la région en tant que partenaire commercial : elle est déclassée par certains États membres voisins mais aussi par l’Allemagne.
Les économies des Balkans occidentaux disposent de nombreux atouts structurels (faibles taux d’imposition, faible coût de la main-d’œuvre, un niveau de qualification professionnelle qui s’accroît), regorgent de ressources, notamment énergétiques, qui augurent de bonnes perspectives de développement, et ont de grands besoins en infrastructures. Il est probable que les ressources naturelles demeurent un point d’ancrage de la croissance économique mondiale : un développement des ressources stratégiquement important, intelligent et durable est essentiel pour l’avenir de la planète. Ce secteur peut constituer un espace d’innovation technique et sociale, dans lequel les entreprises françaises pourraient prendre part.
Volatilité et incertitudes des politiques régionales
Plusieurs changements et risques géopolitiques incitent à une réévaluation de la politique française dans la région. D’abord, le retrait relatif du leadership américain dû à plusieurs transformations. Les États-Unis ont joué un rôle central dans la stabilisation de la région par leur engagement direct, diplomatique et militaire dans les années 1990 et 2000. La diffusion du pouvoir et son engagement vers d’autres zones rendent plus difficiles sa capacité d’influence. La politique étrangère américaine est plus en retenue dans la région, laissant le leadership à l’Union européenne. Même si une politique étrangère plus redynamisée, basée sur le respect et la peur de la puissance américaine, n’est pas à exclure, surtout si la situation sécuritaire venait à s’aggraver, elle n’est pas susceptible de remplacer le rôle européen dans le renforcement d’un ordre libéral dans la région.
Ceci étant, l’Union européenne a traversé de nombreux défis et connu des évolutions dans la période récente qui ont contribué à limiter la portée de son engagement. La crise économique de 2008, puis financière et de l’euro, ont détourné son attention et engendré une « fatigue de l’élargissement », reflétée également dans l’opinion publique. Pour l’instant, les pressions internes, la montée du populisme et les préoccupations sur l’immigration ont un impact sur son action. L’UE constitue aussi un mécanisme complexe confronté depuis quelques temps par un conglomérat de facteurs qui engendrent une stagnation dans la prise de décision. Il s’agit de problèmes liés à la gestion de l’intégrité territoriale et politique (négociations intenses sur le Brexit, ou la gestion des crises comme dans le cas de la Crimée) ; ou sur le fonctionnement et la coordination interne (le Brexit et la montée des populismes semblent renforcer ceux qui sont méfiants à l’égard des élargissements et ceux qui ont des doutes sur un fonctionnement européen à 27 + 6); ou encore sur la cohésion sociale et politique (l’UE est confrontée aux inquiétudes sur les régressions démocratiques à l’œuvre dans certains pays, la montée du populisme encore une fois, et les crises migratoires).
Ces facteurs conduisent l’UE à un dilemme entre, d’un côté, sa disponibilité à intervenir directement dans les Balkans occidentaux et, d’un autre côté, ses intérêts géostratégiques dans la région. Les Balkans occidentaux demeurent dans l’agenda de l’UE mais le problème porte sur le moment, le format et son efficacité. Cette imprévisibilité peut engendrer une incertitude des politiques dans la région, et renforcer potentiellement un rapprochement avec d’autres puissances émergentes.
D’autant plus que la persistance de la volatilité, des situations de trouble et des tensions régionales en termes de sécurité – les différends bilatéraux, les faiblesses de certains États, les processus de démocratisation inachevés – continuent de représenter un défi majeur et une menace pour la sécurité de l’Europe. Le différend entre le Kosovo et la Serbie demeure préoccupant, les dysfonctionnements institutionnels en Bosnie rendent délicat tout progrès tangible du pays, les polarisations politiques dans pratiquement tous les pays de la région empêchent la mise en œuvre de réformes nécessaires au renforcement de l’État de droit. Dans l’ensemble, la région est devenue plus sûre qu’elle ne l’a été par le passé, mais le niveau de frustration accroît le sentiment croissant de désordre ayant le potentiel de se propager, amplifié par l’omniprésence et l’immédiateté des médias et réseaux sociaux qui transmettent les informations de première main.
Ces évolutions sont susceptibles d’avoir des implications pour la politique étrangère de la France.
Les ambiguïtés de la politique balkanique de la France : entre réinvestissement et contradictions
La France a été engagée depuis les années 1990 de différentes manières dans les Balkans occidentaux, d’abord assez maladroitement lors des conflits en Croatie et Bosnie, à l’instar de tous les pays européens divisés et incapables de s’entendre sur une politique commune ; puis de manière plus volontariste prenant part dans les pourparlers entre Pristina et Belgrade à Rambouillet et dans l’intervention de l’OTAN contre les forces serbes. Les Balkans occidentaux sont aussi l’un des espaces importants du soutien civil à la reconstruction, tandis que la France a été et continue d’être engagée dans les opérations militaires de maintien de la paix sous l’égide de l’OTAN ou de l’UE.
Après quelques années de désintérêt relatif, l’engagement français dans la région s’accroît avec une politique qui devient plus proactive. La France a rejoint, avec un an de retard, le Processus de Berlin – initiative diplomatique lancée par l’Allemagne en 2014 afin d’accélérer les processus d’adhésion dans l’UE – et a organisé le troisième sommet à Paris en 2016. Elle a joué un rôle important dans la mise en place de l’Office régional de coopération pour la jeunesse des Balkans occidentaux (RYCO), chargé de contribuer au renforcement des liens entre jeunes de la région, inspiré de l’Office franco-allemand pour la jeunesse. En complément de la médiation de l’UE, la France et l’Allemagne ont initié un dialogue intergouvernemental avec Pristina et Belgrade. La France est également à l’origine du renforcement de la lutte contre les trafics illicites d’armes à feu dans les Balkans occidentaux, notamment depuis les attentats de 2015 perpétrés sur son sol au moyen d’armes en provenance de la région. Une initiative de coordination a été également lancée conjointement avec l’Allemagne fin 2017, comprenant une feuille de route régionale et des réunions locales.
Enfin, une stratégie nationale pour les Balkans occidentaux a été adoptée en 2019 suite à la volonté du président français de réinvestir la région. L’accent y est mis sur les aspects sécuritaires, de justice et de défense. Trois niveaux d’interaction sont développés : des relations bilatérales avec chacun des pays, des mécanismes de coopération multilatérale incluant les pays des Balkans, souvent en coordination avec l’Allemagne, et les actions sous l’égide de l’UE dans le cadre du processus d’élargissement. L’extension du mandat de l’Agence française de développement (AFD) aux pays des Balkans occidentaux va résolument dans ce sens. Certes, un certain nombre d’études ont démontré que l’aide au développement a peu d’effets sur le développement économique réel des pays bénéficiaires, mais cela contribue assurément à engendrer des gains politiques en renforçant les alliances, surtout lorsque le processus de socialisation (transfert de valeurs, croyances et idées) va de pair avec l’aide. Ceci étant, de multiples facteurs peuvent dicter des actions en faveur du développement, non réduites aux considérations politiques : morales, commerciales, électorales, etc. Et l’AFD, sous l’impulsion de Rémy Rioux, semble élaborer une véritable vision des projets de développement au service des enjeux locaux et globaux en coordination avec d’autres institutions internationales.
De manière générale, la France bénéficie d’un environnement stratégique favorable qui lui permettrait d’étendre son influence et sa position dans la région, renforcé par le Brexit, mais elle peine à réaliser pleinement ses ambitions. La stratégie française dans les Balkans reproduit les contradictions habituelles de la politique internationale de la France, en particulier s’agissant du rapport à l’Union européenne. La France promeut en théorie une forme de « souveraineté européenne », notamment à travers l’Europe de la défense ou l’autonomie stratégique de l’Union, mais elle semble envisager l’UE uniquement comme relais de la puissance française : le multilatéralisme, qu’elle vante, devient très vite un problème dès lors que ses résultats ne sont pas conformes aux ambitions françaises. Ses réserves à l’égard de l’élargissement ne sont pas nouvelles : le scepticisme est présent chez les élites politiques qui opposent, à tort, élargissement et approfondissement, ou qui voient dans l’élargissement un renforcement irréversible de l’Allemagne au détriment de l’influence française. Cela s’est manifesté par un blocage de deux ans concernant l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du nord.
Cette posture s’est révélée être manifestement sous-optimale en matière de politique étrangère, à tel point que la France a dû se résoudre en mars 2020 à lever ses réserves. Force est de reconnaître que la posture initiale a eu de nombreuses conséquences négatives pour le pays et pour l’UE : cela a contribué à détériorer l’image de la France auprès des citoyens et gouvernements, à décrédibiliser l’action des institutions supranationales telles que la Commission et le Parlement européen et s’est révélé in fine contreproductif. Cet épisode a surtout révélé les faiblesses politique de la France : largement minoritaire sur cette question au sein de l’UE, elle s’est montrée bien incapable d’obtenir le soutien nécessaire pour envisager une autre stratégie européenne pour la région. De surcroît, la France continue de bloquer la libéralisation des visas pour le Kosovo, en s’opposant aux recommandations des mêmes institutions européennes. Cela révèle une autre tension de la politique étrangère française, entre promotion des valeurs universelles et défense d’intérêts cyniques.
Sa politique étrangère sous-optimale est aussi due à la présidentialisation de son régime qui éloigne le corps diplomatique, les experts et les individus, des décisions et tend à personnaliser les options. Les analyses lucides faites sur le terrain peinent à remonter jusqu’aux décideurs. Cette politique étrangère éclipse quasi totalement l’importance de la diplomatie : les facteurs internes prennent une place prépondérante dans le choix de politique étrangère, en particulier les rivalités pour le pouvoir, les enjeux électoraux de court terme, l’identité et le statut du régime. La politique d’élargissement n’a jamais été conduite uniquement par des évaluations technocratiques, mais les hautes idées de l’unité européenne l’ont toujours guidée. Le risque aujourd’hui, c’est qu’elle soit façonnée par les politiques nationales et le populisme, devenant une politique à haut risque pour les États membres. De telles mesures de blocage, entrant en conflit direct avec les priorités nationales des États de la région, si elles venaient à se répéter, pourraient limiter le potentiel géopolitique de la France et de l’Union européenne. La France pourrait perdre encore davantage sa capacité entrepreneuriale des normes, des idées et des initiatives. Pourtant, elle a les moyens pour entreprendre des initiatives qui la mettent au cœur de la coopération régionale, contribuant à renforcer son soft power.
Pour une politique française plus ambitieuse et démocratique
Bon nombre des limites de la politique étrangère française découlent des difficultés à sortir d’une politique réactive, dans un contexte où les enjeux exigent plus de hauteur de vue dans une diplomatie qui se veut européenne et globale. La ligne directrice de ses actions exige un renouvellement de l’engagement de la France envers l’internationalisme libéral, mis à jour pour refléter le monde qui émerge. Il offre la base d’une politique efficace et tournée vers l’avenir – une politique que tout gouvernement français devrait adopter, quelle que soit son appartenance politique. Traditionnellement, l’internationalisme libéral des affaires internationales renvoie, entre autres, à l’engagement constructif envers le multilatéralisme et la coopération, une implication dans la résolution des conflits, le soutien et l’engagement dans les institutions internationales et l’emphase sur les normes et le droit international. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les institutions et les règles ont contribué à maintenir un système international relativement stable et ouvert. Dans les Balkans occidentaux, l’exportation des normes européennes a contribué à assurer la transition vers la paix, la démocratie et l’économie de marché libre. Elle a permis d’amplifier la voix de l’UE dans les affaires régionales en lui permettant d’exercer une influence inégalée à ce jour.
La politique française peine à s’adapter rapidement aux changements internationaux à l’œuvre. Avec sa posture diplomatique actuelle, elle semble, en effet, réitérer les mêmes maladresses qu’avec l’élargissement de l’UE aux pays de l’Est de 2004, prenant le risque d’un triple isolement en Europe, vis-à-vis des petits pays des Balkans occidentaux qui placent l’intégration européenne au cœur de leurs politiques nationales, mais aussi à l’égard des autres États membres et des institutions européennes conscientes de la nécessité de cultiver la capacité d’attraction de l’UE. Elle risque de se marginaliser en manquant de s’adapter au contexte. Au-delà de l’implication récente dans la région, le réengagement exige une approche assurée, stratégique, ambitieuse et soutenue dans une région complexe. La prolifération des acteurs dans les affaires internationales rend difficile pour les États de poursuivre seuls les agendas politiques de manière autonome.
L’efficacité dépend de la capacité à mobiliser une large gamme d’acteurs partageant les mêmes intérêts et valeurs concernant des objectifs spécifiques. L’UE est bien équipée pour être performante à ce sujet, mais cela nécessite que l’action des États membres vienne en appui et de manière complémentaire. Avant toute chose, la stratégie française pour les Balkans doit remettre au centre le rôle de l’UE. Elle doit contribuer à restaurer la marque européenne en tant que promoteur de paix et de stabilité, d’une gouvernance responsable et des avantages d’une société ouverte ; avoir confiance en ses capacités pour que le « produit » européen se révèle plus attractif que celui de ses concurrents géopolitiques. Cela passe inévitablement par le renforcement de la crédibilité concernant l’intégration européenne.
Penser stratégiquement requiert de supprimer les frontières entre la politique étrangère et la politique intérieure. Une possibilité serait d’ouvrir le processus décisionnel de la politique étrangère à d’autres acteurs, des universitaires, d’ONG ou de think tanks, pour « irriguer la réflexion et maintenir son lien permanent avec les débats en cours ». Pour répondre aux défis actuels, il est nécessaire d’unir l’expertise existante : l’élaboration de la stratégie internationale de la France ne devrait pas être le domaine réservé de l’exécutif ou des fonctionnaires centraux, aussi compétents soient-ils, mais devraient inclure une multitude d’acteurs. Nous devrions envisager une manière différente de faire de la politique étrangère, en incluant les collectivités territoriales et locales, les entreprises, les syndicats, les citoyens. Le secteur privé a besoin des réseaux et connaissances pour trouver les nouveaux débouchés économiques dans les Balkans occidentaux. La fonction publique centrale gagnerait aussi à mieux diversifier les modes de recrutement, à rechercher des expériences en dehors des filières traditionnelles ; et les fonctionnaires en service pourraient gagner de l’expérience en dehors de leur administration d’origine dans le cadre de leur développement professionnel. L’avantage serait de faire remonter de nouvelles idées et d’améliorer les connexions avec d’autres secteurs de la société française.
En ce sens, les citoyens français ne devraient pas être maintenus à l’écart des processus décisionnels. Il serait bénéfique d’élargir la participation citoyenne aux discussions sur la politique étrangère en général, et dans les Balkans occidentaux en particulier : cela permettrait aussi de renforcer les connaissances des citoyens sur les objectifs, méthodes, enjeux de l’engagement français dans la région. Faire preuve de transparence et de pédagogie permettrait de lever les doutes auprès d’une partie de l’opinion publique sceptique sur les avantages d’une Union élargie aux Balkans.
La France devrait également utiliser la connaissance comme un avantage comparatif dans sa stratégie pour les Balkans. L’expertise française, le savoir-faire et les connaissances techniques dans de multiples domaines sont considérables. Dans le domaine économique, l’innovation est la clé de la compétitivité. En politique, la connaissance devrait être placée au cœur des politiques de développement, en partageant les expériences françaises sur l’environnement, la production des ressources naturelles, sur l’urbanisme, l’éducation, la santé, etc. Construire et tirer parti de l’expertise devrait constituer une part intégrante et tournée vers l’avenir de la stratégie française. Expertise France a toute sa place dans cette approche et devrait être déployée dans les six pays de la région : créer des partenariats de ce type, fondés sur l’exportation des compétences techniques, n’exige pas nécessairement d’investir davantage financièrement.
Il devient toutefois important de repenser les solutions pratiques aux problèmes spécifiques. Les contributions les plus appréciées de la France dans la région des Balkans – la contribution aux efforts des alliés durant les interventions dans les Balkans, sa participation aux opérations de paix, son plaidoyer en faveur de la justice transitionnelle, son soutien à la résolution des différends bilatéraux, au renforcement de l’État de droit et à la protection des minorités – ont toutes été animées par un esprit d’intérêt public, tout en étant pragmatiques et axées sur la résolution des crises. La mobilisation conjointe de la puissance « soft » et « hard » a permis de faire avancer les intérêts français et a favorisé les biens publics globaux. Le succès de la politique internationale de la France doit être jugé sur la base des résultats démontrés. Beaucoup de choses restent encore à faire dans ce contexte changeant. Il est nécessaire de sortir d’une attitude paternaliste dans le rapport aux Balkans occidentaux : constater les défaillances capacitaires et d’expertise des acteurs locaux ne doit pas signifier que l’action internationale doit s’y substituer. Les réformes ont besoin d’être menées avec les acteurs locaux, et non pour eux. Même si les motivations internationales sont pures et que les efforts ne servent qu’à essayer de rendre la vie des acteurs locaux meilleure, sans l’implication de ces acteurs dans le processus, les réformes risquent d’être minées par les contestations locales. La France doit poursuivre une stratégie plus compréhensive, constructive et ambitieuse en impliquant les acteurs privés et les sociétés civiles dans la conception et l’application des politiques. Cela implique de rejeter l’idée que les Balkans occidentaux ne sont pas importants pour la France. Il est également important que l’autonomie stratégique française, profondément ancrée dans les institutions de la Ve République, ne se réduise pas à une vision restrictive de ses intérêts, ou à une approche unilatérale, ou encore à une compétition avec les autres puissances européennes, ou enfin au rejet du leadership des institutions européennes dans la diffusion des normes et la résolution des conflits dans la région.
La France a commis des erreurs dans sa stratégie pour les Balkans, détériorant son image, décrédibilisant l’UE et affaiblissant in fine son influence tant au sein de l’UE que des États des Balkans. En ce sens, nous plaidons pour un retour de la politique étrangère française résolument fondée sur l’internationalisme libéral, le plus à même de servir les intérêts et valeurs de la France et de l’UE. Au lieu de maintenir le cercle vertueux d’une diplomatie bilatérale et multilatérale, la France se marginalise : seule une poignée d’États l’a rejointe dans son blocage concernant l’ouverture des négociations d’adhésion pour l’Albanie et la Macédoine du nord. Elle s’éloigne aussi de cette tradition libérale lorsqu’elle bloque la libéralisation des visas pour le Kosovo, alors que plus de 80 conditions techniques exigées par l’UE ont été remplies. La politique internationale ne doit pas être traitée comme un instrument au service d’intérêts électoraux de court terme. Investir sur les outils diplomatiques, cultiver et maintenir des relations étendues avec de larges acteurs internationaux et régionaux, contribuer à créer des coalitions multilatérales solides, promouvoir une économie internationale ouverte, la paix et la stabilité, et un ordre international basé sur les règles – tous ces éléments constitutifs d’une approche institutionnaliste libérale sont plus importants que jamais.