Ennahdha : les islamistes à l’épreuve des urnes

À l’approche des élections législatives et présidentielle tunisiennes organisées en octobre 2019, Louis-Simon Boileau et Mahdi Elleuch reviennent, pour l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation, sur le rôle d’Ennahdha, acteur majeur de la scène politique tunisienne, aujourd’hui confronté à des dissensions internes quant à la stratégie politique adoptée par la direction actuelle.

Depuis 2011, Ennahdha constitue une exception dans la vie politique tunisienne par sa stabilité et sa continuité, dans un champ partisan très fragmenté. Première force parlementaire pendant la Constituante (2011-2014), la formation islamiste arrive seconde aux élections de 2014 et décide de participer à la coalition gouvernementale avec son principal rival : le parti présidentiel Nidaa Tounes. À la faveur de scissions internes au bloc Nidaa Tounes, elle redevient le premier parti à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en 2016. Une position confirmée par les élections municipales de 2018 où, malgré la perte de 400 000 voix par rapport aux élections législatives, Ennahdha est arrivée première.

Acteur majeur de la vie politique tunisienne depuis sa création au début des années 1980, le parti issu des Frères musulmans reste l’unique véritable machine politique en capacité de revendiquer une implantation sur l’ensemble du territoire. Légalisé à la faveur de la Révolution de 2011, la formation n’est pas encore parfaitement acceptée dans le champ politique. En plus d’une histoire qui n’est pas exempte de recours à la violence, Ennahdha est accusée par certains de ses détracteurs d’être impliquée dans les assassinats politiques de 2013.

La « stratégie de normalisation, d’inclusion à tout prix » a motivé la décision de participer à la coalition gouvernementale avec le rival d’hier Nidaa Tounes. Néanmoins, ce choix ne fait pas l’unanimité au sein du parti, et en particulier dans sa base. Les contestations de la stratégie de conciliation avec les autres forces gouvernementales se font de plus en plus vives. Les rivalités internes font apparaître des divergences idéologiques entre modérés et conservateurs, ainsi que des luttes personnelles pour la succession de Rached Ghannouchi.

Appelée à jouer un rôle de premier plan lors des élections législatives et présidentielle de l’automne 2019, Ennahdha devra faire face à un certain nombre de défis.

L’épreuve du pouvoir

Arrivée largement en tête des élections constituantes de 2011, avec près de 41% des sièges, Ennahdha a choisi d’exercer tout le pouvoir, marginalisant ses alliés au sein de la Troïka. Après deux années de confrontations tous azimuts, le parti a révisé sa stratégie et adopté une orientation politique d’acceptation du compromis. Cette stratégie recherchée par les dirigeants islamistes devait permettre de transformer l’identité d’un parti de contestation en parti de gouvernement.

Plusieurs événements au courant de l’année 2013 ont accéléré cette transformation d’Ennahdha. La série des assassinats politiques des leaders de gauche Chokri Belaïd en mars 2013, puis de Mohamed Brahmi en juillet 2013, a entraîné un traumatisme profond dans l’opinion publique tunisienne. Ennahdha a été accusée d’avoir participé aux assassinats par l’intermédiaire de ses liens avec des groupes salafistes djihadistes et d’encourager la violence politique à travers « ses milices », les Ligues de protection de la révolution (LPR). La contre-révolution égyptienne de l’été 2013 et la répression contre les Frères musulmans ont eu un effet décisif sur le changement de positionnement du parti à l’égard du processus révolutionnaire ouvert avec la chute de Ben Ali.

Suite aux élections de 2014, en participant à la coalition gouvernementale avec Nidaa Tounes, son meilleur ennemi, Ennahdha a fait le choix de l’exercice du pouvoir au nom de la protection de l’unité nationale. En acceptant la participation au gouvernement, le parti islamiste cherchait à montrer son acceptation de la démocratie ainsi que sa capacité à gouverner et à réformer, à l’opposé de l’image laissée par les deux gouvernements de la Troïka. En n’ayant pas les ministères clés de l’action publique, le risque était d’être tenu responsable des positions du gouvernement sans toutefois avoir les leviers et l’initiative politique pour la mise en œuvre de leur agenda.

Premier groupe (ou « bloc ») parlementaire depuis la scission au sein du bloc Nidaa Tounes en janvier 2016, Ennahdha se pense comme un « veto-player » en capacité de faire chuter une loi et la coalition gouvernementale, si ses conditions ne sont pas acceptées. Pourtant, elle a décisivement contribué à l’adoption, en septembre 2017, du projet de loi fort controversé, défendu par le président de la République, portant amnistie des fonctionnaires impliqués dans des malversations sous le régime de Ben Ali. C’est d’ailleurs la seule occasion où la redoutable discipline parlementaire du parti islamiste a été mise à l’épreuve, la moitié des élus nahdhaouis n’ayant pas pris part au vote.

Le vote de la loi de « réconciliation administrative » symbolisait l’entente entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, qui a marqué les trois premières années du quinquennat. Justifiée d’abord, des deux côtés, par la configuration parlementaire et par le nécessaire consensus, l’alliance entre les deux cheikhs (et entre leurs partis respectifs) a été de plus en plus assumée, certains allant jusqu’à promettre une alliance de dix à quinze ans. Néanmoins, les relations se sont dégradées en 2018 suite au soutien d’Ennahdha au Premier ministre Youssef Chahed, que le président cherchait, avec Nidaa Tounes, à évincer. Synonyme de rupture avec Essebsi, ce choix politique ne fait pas l’unanimité au sein d’Ennahdha.

Des tensions internes de plus en plus visibles

L’apparente solidité d’Ennahdha ne doit pas faire oublier l’existence de lignes de failles internes. Son histoire, depuis sa création au début des années 1980, est celle d’une contre-société, construite dans la clandestinité, dans l’exil et dans la répression, ayant tissé sa toile au sein des catégories sociales populaires et de la petite classe moyenne urbaine. Quatre lignes de fractures peuvent être distinguées : idéologique, stratégique, de genre et générationnelle.

Du point de vue idéologique, une ligne de fracture se situe entre ceux que la politologue Anne Wolf, spécialiste d’Ennahdha, appelle les « dogmatiques » et les « pragmatiques ». Les « dogmatiques », tenants d’une ligne conservatrice sur le plan des questions culturelles et sociétales, sont les plus opposés à la stratégie de compromis adoptée par la direction du parti. Des cadres comme Habib Ellouze et Sadok Chourou ont exprimé leurs vives critiques à l’égard de Rached Ghannouchi, accusé d’avoir abandonné l’inscription de la Charia dans la Constitution comme source de la loi, lors des débats de l’été 2013. Incarnant l’image d’un islamisme radical très proche des salafistes, ces deux anciens présidents du mouvement ont été écartés des listes présentées par Ennahdha aux élections législatives de 2014.

Les « pragmatiques », quant à eux, se satisfont d’une ligne plus conciliante sur les questions religieuses et sociétales. Au Congrès d’Hammamet, les inflexions sur la question de l’islamisme politique d’Ennahdha ont conduit le parti à adopter le terme de « démocrate-musulman », en référence à la démocratie-chrétienne. Le parti ne s’est cependant pas sécularisé : il a acté la distinction entre ses activités de prédication et son action politique. Ennahdha conserve les principes religieux définis lors de sa création en 1981, au fondement de son corpus doctrinal. Récemment, Lotfi Zitoun, conseiller politique de Rached Ghannouchi, qui s’est distingué ces dernières années par des positions audacieuses en matière de libertés individuelles et d’égalité successorale, a appelé à l’abrogation de ce document fort controversé, et à la transformation définitive d’Ennahdha en un parti politique séculier.

Ce débat idéologique s’accompagne d’un second débat, stratégique. Deux lignes s’opposent en interne. Celle dite de « l’islamisation par le bas » postule que Ennahdha doit se constituer comme un mouvement politique et social (“harakisme”), s’insérer dans des réseaux de solidarité à l’échelon local et maintenir une activité de prédication en lien avec les acteurs religieux. À l’inverse, celle dite de « l’islamisation par le haut » entend transformer la société par la conquête du pouvoir par les urnes et nécessite pour cela qu’Ennahdha devienne un parti politique spécialisé (« hizbisme »), capable de dépasser sa base électorale. C’est cette dernière approche qui a triomphé lors du Congrès d’Hammamet en 2016.

Des différences apparaissent aussi entre les hommes et les femmes. Des figures féminines du parti islamiste sont apparues au premier plan à partir de 2011. Parmi elles, la vice-présidente de l’Assemblée nationale constituante, Meherzia Labidi, l’actuelle ministre de la Formation professionnelle, Sayida Ounissi, la députée Farida Labidi, ancienne présidente de la commission des droits et libertés, ou encore la nouvelle maire de Tunis, Souad Abderrahim. Le fait d’être une femme n’implique pas nécessairement un positionnement plus progressiste sur la question de l’égalité entre les sexes. Lors du débat sur l’égalité dans l’héritage, les prises de positions anti-égalité ont été motivées par des considérations religieuses et politiques. En revanche, l’essor des femmes en politique aurait permis, selon certains observateurs, la genèse d’un « féminisme musulman ».

Enfin, il existe des tensions entre les différentes générations de militants nahdahoui. La première génération, celle de Rached Ghannouchi, a plus de 70 ans. Arrivée dans le militantisme politique dans les années 1970, elle est à l’origine de la formation du parti au début des années 1980. La seconde génération est celle des cadres, quinquagénaires ou sexagénaires, qui ont rejoint l’organisation politique et la clandestinité à partir des années 1990, issus notamment de l’organisation étudiante UGTE (Union générale tunisienne des étudiants). Ils considèrent que leur tour est venu de prendre la direction du parti.

La troisième génération, celle des trentenaires et des quarantenaires, correspond aux dirigeants qui ont peu connu la clandestinité et qui sont apparus politiquement à la faveur de la révolution de 2011. Ils doivent leur promotion par la volonté de Rached Ghannouchi de former une nouvelle génération et de rajeunir le mouvement pour donner une image plus moderne et plus citadine.

2019 : une victoire probable, des dilemmes certains

Malgré les pertes de voix qu’elle enregistre d’une élection à une autre, Ennahdha reste le seul parti à conserver un noyau dur de fidèles électeurs. L’absence de concurrence sur le créneau de l’islamisme politique, la fragmentation des oppositions de gauche ainsi que la bataille au sein de l’exécutif entre le Premier ministre Youssef Chahed et le camp du président, font qu’elle arrivera probablement en tête lors des prochaines élections législatives.

Ennahdha est confrontée, et le sera avec plus d’insistance dans les prochaines semaines, à plusieurs enjeux. Trois défis se posent :

  • Le premier est le positionnement vis-à-vis de l’opinion publique sur un certain nombre d’affaires qui refont surface. La plus sensible révèle l’existence d’un appareil secret lié au parti, menant des activités d’espionnage et entretenant des liaisons avec des groupes djihadistes. À l’origine de la révélation, un comité d’avocats représentant la partie civile dans les affaires des assassinats des deux leaders du Front populaire. Le Comité de défense des deux martyrs Belaid et Brahmi pense détenir ainsi les preuves de l’implication d’Ennahdha dans les assassinats politiques de 2013. Une enquête judiciaire a finalement été ouverte, et cette affaire risque d’embarrasser sérieusement le parti islamiste dans les prochains mois. Récemment, la découverte de cas de maltraitances d’enfants dans une école coranique du centre de la Tunisie a relancé le débat sur l’éducation dans les écoles religieuses, en dehors du système d’enseignement public. Ennahdha, d’habitude favorable au développement de l’instruction coranique, se retrouve depuis dans une position délicate.
  • Le second est celui de son positionnement politique après les législatives. Si les chances d’Ennahdha d’arriver en tête sont assez fortes, il n’est pas sûr que le parti voudra désigner un chef de gouvernement issu de ses rangs. L’expérience difficile des deux gouvernements de la Troika (2011-2013) est encore dans les esprits des dirigeants islamistes, mais aussi de ceux de ses alliés potentiels. La reconduction de la coalition actuelle avec le nouveau parti du chef du gouvernement Youssef Chahed est, a priori, le scénario le plus envisageable. Mais Ennahdha ne semble pas souhaiter pour autant rompre avec Nidaa Tounes et son fondateur, le président Essebsi.
  • Le troisième dilemme concerne sa décision, ou non, de présenter un candidat à l’élection présidentielle. Contrairement à 2014, Ennahdha se dit concernée par l’élection présidentielle. À ce stade, le parti islamiste n’a pas fait connaître sa décision de présenter une candidature. L’impopularité de Rached Ghannouchi dans les sondages vient s’ajouter à des chances déjà très minces pour un candidat islamiste de l’emporter dans un scrutin national à deux tours. L’hypothèse la plus envisageable est donc qu’Ennahdha apporte son soutien à une candidature hors de ses rangs. S’il n’est pas encore établi que Youssef Chahed présentera sa candidature, Nidaa Tounes a déjà annoncé que son candidat serait Beji Caied Essebsi, en attendant l’acceptation (de moins en moins probable) du président nonagénaire. Rached Ghannouchi a évoqué, il y a quelques mois, le nom de Kamel Morjane, chef du parti destourien Al Mubadara, ministre dans ce gouvernement mais également sous Ben Ali, comme un candidat potentiel. Avec la fusion récentre d’Al Mubadara avec Tahya Tounes, le nouveau parti de Youssef Chahed, cette hypothèse se renforce. L’inamovible président d’Ennahdha pourrait, quant à lui, se présenter aux élections législatives, et pourquoi pas envisager la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple.

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