La Fondation s’associe au Courrier d’Europe centrale pour proposer un dossier spécial sur « L’Europe centrale face au coronavirus ». Dans ce quatrième volet et après l’analyse du cas hongrois, du cas polonais, et celui de la Tchéquie, retrouvez le décryptage de Corentin Léotard, rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale, sur la situation en Slovaquie qui fait face à l’épidémie de Covid-19. Le gouvernement d’Igor Matovič a, en effet, décidé de placer plusieurs localités roms en quarantaine totale, et sous surveillance de l’armée. Des associations locales ont alors dénoncé la discrimination à l’encontre des communautés roms.
Cet article, publié sur le site du Courrier d’Europe centrale le 5 mai 2020, vous est proposé en accès libre. Abonnez-vous au Courrier d’Europe centrale pour vous tenir informé, pour accéder à 5000 articles en archives et pour soutenir le média francophone de référence sur la région !
Aux confins de l’Union européenne, dans la partie orientale de la Slovaquie, plusieurs milliers de personnes ont été placées en quarantaine totale, surveillées par l’armée.
Žehra, petite commune perdue dans les collines verdoyantes bucoliques dans la région historique de Spiš, dans la partie orientale de la Slovaquie. Avec vue imprenable sur la plus grande citadelle de toute l’Europe centrale, bâtie au XIIe siècle et résidence des rois de Hongrie. Le journal Denník N décrit un tout autre décor : « Žehra est l’un des pires endroits où vivre en Slovaquie. À l’image des ghettos de Slovaquie, où même trente ans après la révolution, les gens vivent dans une pauvreté inimaginable ».
Dès le début de l’épidémie au mois de mars, les regards soupçonneux se sont tournés vers les communautés roms, souvent établies dans des quartiers insalubres en périphérie de villes ou de villages. Tantôt désignés comme une population vulnérable à protéger, mais tantôt pointés du doigt comme un facteur de risque sanitaire. Alors au début du mois d’avril, l’État a déployé les grands moyens pour mener, avec l’aide de l’armée, des tests de dépistage à grande échelle dans les localités roms où étaient récemment rentrés des habitants travaillant à l’étranger, en République tchèque et en Grande-Bretagne essentiellement.
Ce n’est pas un acte hostile. Nous voulons protéger les personnes en quarantaine et celles qui ont été en contact avec elles.
Cinq villages verrouillés par l’armée
Cinq jours plus tard, les résultats tombaient : trente et une personnes étaient positives au Covid-19 sur mille testées dans cinq communautés différentes de la région, distantes de quelques kilomètres les une des autres, à Žehra, Krompachy et Bystrany. Le virus a vraisemblablement été importé par des travailleurs de retour de Grande-Bretagne qui, comme des dizaines de milliers d’autres Européens du centre et de l’est, ont dû regagner leur pays au mois de mars, après avoir été jetés au chômage du jour au lendemain.
Le 8 avril, le Premier ministre Igor Matovič s’est envolé de Bratislava en hélicoptère pour se poser à Krompachy et décréter la mise en quarantaine immédiate et totale de plus de six mille personnes réparties dans cinq localités. Le chef d’état-major général Daniel Zmeko a annoncé le déploiement de 800 soldats pour boucler les sites concernés. Objectif : couper du reste du monde ces îlots de population. « Ce n’est pas un acte hostile », a assuré Igor Matovič. « Nous voulons protéger les personnes en quarantaine et celles qui ont été en contact avec elles », a-t-il justifié. Il a toutefois été donné la possibilité aux personnes malades du Covid-19 de se faire soigner en structure de soins, hors de la zone de quarantaine.
Depuis ce jour, il y a près d’un mois, les huit cents habitants du quartier Dreveník à Žehra ne peuvent plus se déplacer plus loin que les quelques rues de leur quartier, avec interdiction d’en sortir. La police patrouille le quartier, l’armée le ceinture, et des vivres sont acheminés par camion militaire.
Plusieurs associations locales sont montées au créneau pour dénoncer une discrimination/stigmatisation (eduRoma, Quo Vadis, etc.). Dans une pétition, des personnalités de la vie civile dénoncent des « mesures qui stigmatisent les hommes et les femmes roms comme agents pathogènes ! ». « La mise en quarantaine de localités avec l’aide des forces et de l’armée slovaque est de nature à provoquer la panique et des troubles tout en contribuant à accroître les tensions entre les Roms et la population majoritaire », proclame aussi la pétition. Surtout, les signataires mettent au défi le gouvernement de procéder de la même façon avec toutes les localités où des cas de coronavirus ont été détectées. « Il est du devoir du gouvernement de traiter tous les citoyens de la République slovaque de manière égale » et donc, selon elles, « de fermer des municipalités entières, pas seulement les communautés roms marginalisées ».
Igor Matovič, l’inclassable Premier ministre qui a pris ses fonctions au mois de mars en pleine crise du coronavirus, a nié toute malveillance et reçu le soutien sans faille d’un député et d’un eurodéputé issus de la minorité rom slovaque appartenant à son parti Olano. Sans avoir eu le temps encore d’en apporter l’illustration, le nouveau chef du gouvernement semble, il est vrai, plus disposé à favoriser l’intégration des Roms que son prédécesseur. Ce dernier, Robert Fico, l’homme associé aux sociaux-démocrates européens, qui a régné sur le pays pendant dix ans, a récemment qualifié M. Matovič de « Premier ministre des Tsiganes ».
Dans ces conditions de quarantaine particulièrement éprouvantes pour des familles défavorisées, il est primordial d’agir avec professionnalisme, mais encore plus avec humanité.
Tensions après l’exaction présumée d’un policier
Dans ce contexte particulièrement difficile, la tension est montée d’un cran à la fin du mois d’avril. Cinq enfants, un garçon et quatre filles âgés de sept ans à onze ans, ont affirmé, face à une caméra de télévision, avoir été maltraités par un policier, à coups de matraque. « Nous sommes allés chercher du bois et le policier a commencé à nous poursuivre et a crié que si nous ne nous arrêtions pas, il nous tirerait dessus. Il nous a emmenés et nous a frappé, là-bas ». Selon leur récit, des soldats leur avaient permis d’aller y jouer, près d’un ruisseau, mais l’endroit se trouvant hors de la zone de quarantaine, le policier mis en cause aurait sévi. Sa hiérarchie conteste les faits.
Cet incident somme toute banal, qui illustre les brimades dont les Roms sont régulièrement victimes, serait sans doute passé inaperçu dans un autre contexte. Mais l’affaire a créé l’émoi et déclenché une série de réactions, jusqu’au sommet de l’État. La plénipotentiaire du gouvernement slovaque pour les communautés roms, Andrea Bučková, a condamné l’action de la police et la présidente de la République, Zuzana Čaputová, s’est personnellement impliquée pour faire promettre une enquête sérieuse au chef de la police. « Dans ces conditions de quarantaine particulièrement éprouvantes pour des familles défavorisées, il est primordial d’agir avec professionnalisme, mais encore plus avec humanité », a-t-elle insisté.
Sans que l’on sache si les deux événements sont liés, quelques jours plus tard, le 1er mai, la quarantaine a été levée dans les trois zones concernées de Krompachy, et leur liberté rendue à leurs deux mille habitants après vingt-deux jours. L’autorité régionale de la santé publique a décidé de mettre fin à la quarantaine car « le risque de propagation de l’infection est déjà passé », a déclaré le Premier ministre. Entre-temps, les habitants de la localité de Bystrany avaient eux aussi vu l’armée lever le camp le 25 avril.
« Je vous félicite, vous avez réussi à faire face à la quarantaine et à endurer ces mesures radicales », s’est réjouie la plénipotentiaire pour les communautés roms, elle-même issue de cette minorité. « Vous avez notre sincère admiration pour la façon dont vous avez supporté ces restrictions à vos libertés personnelles ». Les centaines d’habitants encore soumis à ce régime à Žehra ont sans doute hâte d’entendre à leur tour ces mots.
La Slovaquie n’est pas un cas isolé : Amnesty International a constaté des pratiques similaires à l’encontre des Roms en Bulgarie. Dans un communiqué, l’ONG estime que les autorités ont failli à fournir aux familles roms les moyens nécessaires pour se protéger, tel que l’accès à l’eau, l’assainissement des eaux usées ou encore des produits d’hygiène et des soins de santé. « Outre le risque accru d’infection », constate Amnesty, « les mesures mises en place par les États pour faire face à la crise sanitaire, comme la quarantaine et la distanciation sociale, sont de nature à pousser de nombreux Roms davantage dans la pauvreté et l’isolement social ». Ce sont plusieurs millions de personnes dans toute la région d’Europe centrale, orientale et balkanique qui doivent ainsi lutter au jour le jour pour leur survie.