Élections régionales au Karnataka: un choc salutaire pour les partis d’opposition en Inde

Les dernières élections régionales qui se sont déroulées en mai 2018 au Karnataka en Inde pourraient être un premier pas vers la constitution d’un front uni de la part de l’opposition dans la perspective des élections générales en 2019. Si le parti du Premier ministre Narendra Modi est solidement ancré dans 20 États sur 28, sa prédominance pourrait s’étioler au profit d’une volonté de changement du peuple indien. Les prochaines élections régionales seront à ce titre décisives.

Tout a commencé par un psychodrame inédit en Inde : le 18 mai 2018, les résultats officiels indiquent une nette victoire du BJP (Bharatiya Janata Party, le « Parti du peuple indien » du Premier ministre Narendra Modi), avec 36,2% des votants contre 19,9% aux élections précédentes, et une stabilisation du Congrès, parti sortant, à 38% et du Janata Dal (Secular), avec 18,3% contre 20,2% en 2013. Grâce à une meilleure répartition des voix, le BJP manque de peu la majorité avec 102 sièges sur un total de 220 (soit un gain de 64 sièges) contre 78 pour le Congrès (en recul de 44 sièges) et 37 pour le JD (S) (avec 3 sièges en moins). Mais le BJP est appelé par le gouverneur du Karnataka à désigner le chief minister et à former le gouvernement. Pour aider le BJP à constituer un groupe majoritaire par débauchage (appelé « horse trading » dans le vocabulaire politique indien) d’au moins 7 élus de l’opposition, le gouverneur, rompant avec les pratiques habituelles, a accordé quinze jours de délai au BJP, et déclenché une bataille politique d’ampleur nationale.

La Cour suprême saisie par l’opposition décide alors de demander au chief minister pressenti par le BJP, B.S. Yeddyurappa, de solliciter un vote de l’Assemblée (« floor test »). Celui-ci renonce le 21 mai et laisse la place au candidat unique désigné à la dernière minute par le Congrès et le JD (S), H.D. Kamaraswamy.

Le 23 mai, ce dernier prête serment sous les yeux de Sonia Gandhi, de Rahul Gandhi, président du Congrès, de Mamata Banerjee, chief minister du West Bengale, de Chandrababu Naidu, chief minister de l’Andhra Pradesh, de Mayawati, chef du parti BSP (Bahujan Samaj Party, le « Parti de la société majoritaire »), du vétéran Sahrad Yadav, et de nombreux autres leaders de partis régionaux qui ont accouru à Bangalore pour célébrer dans une rare unité la victoire de l’alliance, improbable, des frères ennemis du Congrès et du JD (S).

Ce succès tactique préfigure-t-il un renversement de tendance durable à moins d’un an des élections générales du printemps 2019 en faveur d’un front anti-Modi, Premier ministre de l’Inde depuis 2014 ?

Cela n’est pas certain : la dynamique du BJP, l’omniprésence médiatique de Narendra Modi et sa machine électorale ont assuré au Karnataka des gains significatifs en nombre de voix. Le BJP confirme ainsi sa progression dans l’Inde du sud culturellement et politiquement éloignée de ses bastions de l’Inde du nord, comme on l’avait déjà constaté lors d’autres élections régionales au Tamil Nadu et même au Kerala.

Par ailleurs, la question clef pour l’opposition est bien sûr sa capacité de définir une stratégie d’alliance stable, soit autour du Congrès, soit plus probablement entre partis régionaux, le Congrès pouvant être alors un partenaire junior, ce qui suppose un programme de gouvernement à l’échelle de l’Union et non pas seulement un puzzle reflétant les multiples priorités des États.

Le BJP n’a d’ailleurs pas tardé à prédire l’échec de la coalition au pouvoir à Bangalore qui préfigurerait ce qui se passerait au niveau national et a rappelé à ce sujet qu’en 1977, Indira Gandhi fut battue par un front « anti-Indira » dont la rapide désunion lui avait permis de revenir au pouvoir en 1980.

La seule stratégie gagnante dans le scrutin majoritaire à un tour, en vigueur en Inde, serait d’organiser avant les élections – et non pas après – dans chaque circonscription la bipolarisation, c’est-à-dire un duel entre un candidat d’opposition et le candidat BJP, pour éviter que la fragmentation des candidats ne conduise mécaniquement à la victoire du parti arrivé en tête, même minoritaire. Cela suppose une intense préparation entre les grands partis régionaux et la définition d’un plateforme commune permettant de justifier les inévitables et difficiles arbitrages.

Il existe pour cela des conditions favorables : un sentiment d’urgence et de peur créé par l’hégémonie politique (le BJP est au pouvoir dans plus de 20 États sur 28, contre 3 pour le Congrès), idéologique (le Rashtriya Swayam Sevak Sangh (RSS) est une puissante machine anti-Congrès), culturelle (promotion d’une Inde hindouiste, recul du multiculturalisme, marginalisation des musulmans), économique (soutien financier des grands capitalistes indiens), associée à une communication omniprésente et une utilisation habile des réseaux sociaux.

Par ailleurs, en dépit de mesures positives comme la mise en place de la GST (TVA), le bond en avant des énergies renouvelables et un taux de croissance dépassant 7%, nombre des promesses, probablement surabondantes, de la campagne de 2014 du BJP ont été déçues : l’agriculture est en grande difficulté, l’insuffisance des créations d’emplois (12 millions seraient nécessaires chaque année) conduit à gonfler un secteur des services à faible productivité, l’industrie est sevrée de crédits bancaires en raison de la mauvaise situation bilancielle des grandes banques (avec l’abondance des « bad loans »), les inégalités s’accroissent entre les territoires et les communautés. L’Inde reste classée, en termes de compétitivité, au 44e rang sur 63 pays par le IMD World Competitiveness Center.

Lors des élections régionales au Gujarat en décembre 2017, le BJP n’avait pas atteint ses objectifs en termes de sièges. Les prochaines élections régionales (Madhya Pradesh, Rajasthan, Chhattisgarh) seront des tests significatifs pour voir si le front anti-Modi est capable de dépasser ses contradictions et rivalités avant les élections générales de 2019.

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