La crise politique vénézuélienne engendrée par les résultats contestables et contestés de l’élection présidentielle est devenue régionale, voire internationale. Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, analyse le processus électoral et ses résultats, ainsi que son contexte politique et institutionnel peu propice à un scrutin ouvert et transparent, et s’interroge également sur les raisons de la mobilisation régionale et internationale.
Les Vénézuéliens ont voté, le 28 juillet 2024, pour élire leur président. Chef de l’État, députés et responsables locaux sont au Venezuela issus d’un vote au suffrage universel. Mais ces rendez-vous électoraux font depuis l’avènement à la magistrature suprême d’Hugo Chavez, en 1999, et bien davantage de Nicolas Maduro, depuis 2013, et de leur régime, proclamé « bolivarien », l’objet de polémiques récurrentes. Derrière le respect du calendrier des consultations, et grosso modo des procédures et du rituel électoraux, leur contexte est discuté par les oppositions et un certain nombre d’acteurs internationaux.
Les États-Unis, la « communauté internationale » et certains pays latino-américains ont exercé ces dernières années des pressions diplomatiques, et parfois financières, sur les autorités de Caracas pour les inviter à respecter les règles de la vie démocratique. La Barbade, la Colombie, les États-Unis, le Mexique, la Norvège, les Pays-Bas, et la Russie ont facilité en octobre 2023 un compromis électoral entre autorités et opposition. Plus récemment, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et Gustavo Petro, son homologue colombien, ont dans un premier temps demandé au chef d’État vénézuélien, Nicolas Maduro, de se conformer au calendrier électoral et d’accepter le moment venu le verdict des urnes. Au lendemain d’une votation à problème, les deux chefs d’État, constatant un désaccord sur le résultat, ont invité Nicolas Maduro et ses opposants à répéter l’exercice. Ces contentieux internes accompagnés d’ingérences étrangères posent deux questions ayant une portée générale. La première est celle au Venezuela du lien entre vote et vie démocratique. La seconde est celle des interférences extérieures et de leurs finalités.
Les élections au Venezuela, comme ailleurs dans le monde, ont-elles un sens démocratique ? Reflètent-elles les enjeux qui sont posés à une société et à un pays en termes pluriels et concurrentiels ? Ou s’agit-il d’autre chose ? Quant aux ingérences extérieures, sont-elles motivées par une exigence éthique applicable à tout pays et à toute situation assimilable ? Ou assiste-t-on à autre chose, reflet de rapports de force antagonistes en émergence ?
28 juillet 2024, un rituel électoral respecté à la lettre
Les élections présidentielles vénézuéliennes permettent depuis 1958 de désigner le premier magistrat au suffrage universel1Rómulo Betancourt a été le 7 décembre 1958 le premier président élu après la dictature militaire de Pérez Jimenez.. Celles du 28 juillet 2024 n’ont pas fait exception.
Constitutionnellement, les citoyens vénézuéliens âgés de 18 ans ont été conviés au terme du mandat effectué par le chef d’État en exercice à voter pour désigner son successeur. Le mandat présidentiel, selon la loi fondamentale en vigueur, est de six ans. Le sortant, Nicolas Maduro, avait été élu le 28 mai 2018. Le Conseil national électoral (CNE), institution nationale compétente, a convoqué six ans plus tard les Vénézuéliens à remplir leur devoir électoral, le 28 juillet 2024 donc. Les inscrits étaient le 28 juillet au nombre de 21 392 464.
Le votant avait à effectuer un choix entre plusieurs candidats. Cette fois-ci, ils étaient au nombre de dix : Javier Bertucci (Esperanza por el Cambio) ; José Brito (Primero Venezuela) ; Daniel Ceballos (Arepa Digital) ; Antonio Ecarri (Alianza del Lápiz) ; Claudio Fermín (Soluciones para Venezuela) ; Edmundo González Urrutia (Plataforma Unitaria Democrática) ; Nicolas Maduro (Gran Polo Patriótico Simón Bolivar) ; Enrique Marquez (Centrados en la Gente) ; Luis Eduardo Martinez (Action démocratique et COPEI) ; Benjamin Rausseo (Confederación Nacional Democrática).
Les conditions d’expression des suffrages sont définies de façon précise par la loi fondamentale, la loi organique des autorités électorales, la loi organique du processus électoral et son décret d’application. Le CNE a par ailleurs rédigé et diffusé à l’intention des membres des bureaux un manuel. 15 798 bureaux de vote ont été ouverts, de 6 à 18 heures, sur la totalité du territoire. 1 021 230 inscrits ont été tirés au sort pour assurer le déroulement du scrutin. Leur participation, rémunérée, relève d’un service électoral obligatoire. Les partis politiques pouvaient désigner trois personnes par bureau sous réserve d’une inscription préalable auprès du CNE. Le vote s’est déroulé, comme cela est l’usage depuis 2004, en quatre étapes : vérification de l’identité de l’électeur ; vote sur une machine électronique, le votant sélectionnant sur une image du bulletin un numéro correspondant au candidat de son choix ; dépôt dans une urne de la confirmation papier du vote électronique imprimée par la machine ; signature de la liste d’émargement après restitution de la carte d’identité.
Les Vénézuéliens de l’étranger avaient la possibilité de voter dans les représentations diplomatiques du Venezuela, ambassades et consulats. 69 211 électeurs de l’étranger ont été autorisé à le faire. On estime à environ 4 millions les Vénézuéliens en âge de voter résidant hors de leur pays.
Plusieurs missions d’observateurs étrangers ont fait acte de présence. Selon le CNE, 635 observateurs étrangers ont été accrédités. Un certain nombre de demandes ont été rejetées comme celles du Parlement européen et du Sénat espagnol. Les résultats ont été supervisés par le Conseil national électoral qui a déclaré vainqueur le président sortant, Nicolas Maduro, avec 51,2% des suffrages exprimés, son opposant étant crédité de 44% des voix.
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Abonnez-vous28 juillet 2024, les trompe-l’œil d’une élection présidentielle
Suffit-il de voter, même si les critères requis ont été scrupuleusement respectés, pour obtenir un label démocratique ? Le vote, historiquement, a pu être l’objet de captations et de détournements par des régimes autoritaires ou dictatoriaux, l’Allemagne national-socialiste, l’Italie fasciste, le Mexique du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), la Russie communiste ou le Zaïre de Mobutu, parmi beaucoup d’autres. Qu’en est-il du Venezuela ? Quel a été le contexte politique et démocratique de la consultation du 28 juillet 2024 ?
Depuis la première victoire incontestée de Hugo Chavez en 1998, et grosso modo les années suivantes, jusqu’à son décès en 2013, les consultations se sont déroulées dans des conditions de compétitivité et de transparence, démocratiquement acceptables. Pour diverses raisons, qui dépassent le périmètre de cet article, les élections ayant validé l’accession au pouvoir de son successeur Nicolas Maduro ont pris des libertés croissantes avec le droit. La façade démocratique a été maintenue, tout comme les convocations électorales à date constitutionnelle, mais le fonctionnement de la démocratie vénézuélienne a été détourné de ses finalités, sans pour autant que le régime en suspende les règles. Le Venezuela a glissé progressivement de la démocratie libérale à la démocratie d’apparence, telle qu’elle a été pratiquée par le PRI au Mexique pendant soixante-dix ans. Les élections, dans ce pays, étaient plurielles, mais le PRI les a toutes gagnées de 1929 à 2000. « Le Mexique », en avait conclu publiquement le 31 août 1990 Mario Vargas Llosa, « est une dictature parfaite […] camouflée de telle sorte qu’elle paraît ne pas l’être2Dans Enrique Krauze, « La dictadura perfecta », México-Madrid, Letras Libres, 12 novembre 2012.. »
Le Venezuela a dérivé de façon progressive vers ce modèle mexicain. Le cas le plus révélateur de cette régression assumée et inavouée s’est produit au lendemain de la victoire de l’opposition aux élections législatives du 6 décembre 2015. L’Assemblée nationale, issue de cette votation majoritairement composée de députés d’opposition, a été dépossédée de ses compétences par divers aménagements institutionnels. Le Tribunal suprême a été remanié, le 23 décembre 2015, quelques jours avant l’entrée en fonction de la nouvelle Assemblée nationale. L’exécutif a désigné 13 juges titulaires et 20 suppléants, s’assurant ainsi d’une majorité automatique au sein du Tribunal suprême. Une Assemblée nationale constituante (ANC) de 545 membres a été désignée le 30 juillet 2017 selon une procédure nouvelle, restreignant l’impact du suffrage universel. 173 de ses membres ont été en effet « élus » par diverses structures de la société civile. Composée majoritairement de partisans du président, elle n’a engagé aucun travail de réforme constitutionnelle. En revanche, elle a d’autorité revendiqué la légitimité parlementaire et occupé la place législative revenant à l’Assemblée nationale. Les recours présentés se sont heurtés aux décisions d’un « pouvoir judiciaire » préalablement remanié comme signalé précédemment. Favorable aux thèses du président, le pouvoir judiciaire s’était arrogé l’autorité législative le 29 mars 2017, dans l’attente de l’élection de l’Assemblée constituante.
Parallèlement, les oppositions ont été doublement diabolisées. D’abord en la présentant comme facteur de polarisation violente. Une loi de lutte contre la haine a été adoptée le 8 novembre 2017 par l’ANC, afin de permettre l’arrestation d’opposants et la suspension de partis politiques. Selon l’ONG Espacio Público, au 19 juin 2023, 83 opposants avaient été condamnés en application de cette loi. La même organisation a présenté un bilan chiffré plus précis de son application le 30 mai 2024. Ensuite, l’opposition a pu être condamnée, et donc déconnectée des rendez-vous électoraux, comme antinationale, porteuse d’intérêts contraires à ceux du pays. Un décret a été adopté par l’ANC le 29 août 2017, afin de permettre l’arrestation comme traîtres à la patrie d’acteurs politiques nationaux. Un média d’opposition, runrun.es, examinant les dossiers de 110 personnes amnistiées le 1er septembre 2018, signalait que 21% d’entre elles avaient été condamnées comme « traîtres à la patrie ».
Le déroulement de la campagne présidentielle du 28 juillet 2024 a été en tous points conforme à ce scénario. Les autorités ont éliminé un certain nombre de candidats potentiels, bénéficiant d’une notoriété, comme Henrique Capriles, candidat présidentiel en 2013, condamné à quinze ans d’inéligibilité, pour « irrégularités administratives », et Leopoldo López, condamné à plusieurs reprises entre 2008 et 2017, pour « corruption », « incitation à la délinquance et au terrorisme », a été contraint de s’exiler en Espagne, où il réside depuis 2020. Antonio Ledezma, ex-maire de Caracas, condamné pour « complot » en 2015 et 2017, vit également en exilé espagnol. La liste s’est allongée avant la consultation présidentielle avec la mise à l’écart de María Carolina Machado, sortie victorieuse des primaires de l’opposition en 2023. Elle a été suspendue de ses droits civiques pour une durée de quinze ans le 26 janvier 2024. Des candidats présidentiels susceptibles de fragmenter le vote oppositionnel ont été autorisés. La force de contestation la plus importante, la Plateforme unitaire démocratique, n’a pu présenter en dernier ressort qu’un postulant inconnu du grand public, l’ambassadeur à la retraite Edmundo González Urrutia. Désignée après la mise à l’écart de María Carolina Machado, Corina Yoris n’a en effet pas pu faire valider sa candidature par le CNE, le système informatique ayant rejeté ses tentatives, son nom ayant été modifié sans qu’elle en ait été avisée.
La présentation du bulletin de vote a privilégié un critère favorisant le candidat officiel. En effet, la photo de chaque candidat est répétée autant de fois qu’il est soutenu par un parti différent. Nicolas Maduro apparaît ainsi 13 fois sur 38, ses 13 représentations, sous 13 étiquettes, figurant les unes à côté des autres tout en haut du bulletin, contrairement à son principal rival, Edmundo González Urrutia, dont les trois photos sont réparties en différents endroits.
Les autorités se sont par ailleurs efforcées d’intimider les opposants. Des hôteliers et restaurateurs ayant accueilli María Carolina Machado et Edmundo González Urrutia ont été contraints de fermer leurs établissements. Tous deux ont eu de grandes difficultés pour voyager en avion, mais aussi en voiture, les routes empruntées, pour assister à des meetings, ayant été coupées. La voiture utilisée par María Carolina Machado a été sabotée le 18 juillet dans la localité de Barquisimeto. Le responsable de sa sécurité a fait l’objet de vexations policières. L’opposition, de façon concomitante, a été accusée d’entretenir un climat de violences. La victoire présentée comme certaine du candidat du Grand Pôle patriotique, Nicolas Maduro, aurait, selon ses partisans, été refusée par l’opposition, prête à user de la violence en dépit des évidences. Le 15 juillet, Nicolas Maduro a déclaré au cours d’une réunion publique que l’opposition préparait « une hécatombe », « une tragédie pour modifier le cours des événements ». Le 17 juillet, à Caracas, il a été plus loin, signalant que « s’il on veut éviter au Venezuela un bain de sang, une guerre civile fratricide, d’origine fasciste, on doit garantir le plus grand succès, la plus grande victoire de l’histoire de notre peuple ». Le responsable de la campagne de Nicolas Maduro, Jorge Rodríguez, a présenté le 19 juillet les informations sur les élections diffusées par la presse internationale, comme les éléments préparatoires « d’un plan fasciste de l’opposition extrémiste destiné à contester le résultat des élections ». Le président sortant est revenu à la charge le 22 juillet, à San Cristóbal, localité de l’État de Tachira, accusant explicitement plusieurs organismes de presse internationaux de mener une « opération visant à nous rendre invisibles », « l’agence espagnole EFE, l’agence AFP, l’agence AP, CNN. ». Et d’ajouter, « personne ne va altérer le processus électoral. Je ne vais pas leur permettre. S’ils brûlent le feu rouge, […] ce sera leur dernière erreur politique, la justice passera sur le fascisme. ». Des sondages préélectoraux accordant une victoire écrasante au président sortant ont été largement diffusés pour valider le commentaire alarmiste.
Afin d’assurer la meilleure diffusion du discours officiel, le bureau des droits humains des Nations unies à Caracas a été fermé le 15 février 2024, ainsi que la page web de l’association Medianálisis le 22 juillet. Plusieurs médias, essentiellement en ligne, ont été suspendus le 22 juillet : TalCual, runrun.es, El Estímulo. Les Vénézuéliens de l’étranger, plusieurs millions, poussés à l’exil, en majorité du fait du désordre économique et social plus que pour des raisons politiques, ont été écartés du vote, sous un couvert de légalité. Seuls ont pu voter ceux ayant la possibilité de prouver leur qualité de résident à l’étranger, à savoir quelques dizaines de milliers sur 4 millions. Leur départ, quel qu’en soit la raison, mais dû à l’incapacité des autorités de leur permettre de vivre au Venezuela, en a fait des personnes suspectes d’être proches de l’opposition.
Le final de cet opéra bouffe électoral a été sans surprise. Sans attendre la fin du dépouillement, Nicolas Maduro s’est proclamé vainqueur. Le CNE, contrairement à ses obligations légales, n’a pas communiqué les procès-verbaux comptabilisant les résultats enregistrés dans chacun des centres de vote. Face aux récriminations nationales et extérieures exigeant le respect de la loi, le président a botté en touche, demandant au Tribunal suprême, organisme ayant perdu son indépendance en 2017, comme signalé plus haut, de se prononcer. Assimilant la contestation du résultat à la diffusion de fausses informations, le procureur général de la Nation a ouvert une information judiciaire le 5 août contre María Carolina Machado et Edmundo González Urrutia. Parallèlement, Nicolas Maduro annonçait la suspension de l’application WhatsApp et du réseau social X d’Elon Musk.
Ambiguïtés démocratiques extérieures, ambiguïtés de l’opposition
Le Venezuela est une puissance pétrolière située dans l’aire d’influence régionale des États-Unis. Inventeur de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960, il avait su combiner jusqu’en 2005 la défense de ses intérêts sans entrer en conflit majeur avec Washington. Carlos Andrés Pérez et Hugo Chávez, au delà de leur coloration politique opposée, ont garanti la poursuite des livraisons de pétrole aux États-Unis pendant les deux guerres du Golfe, celle de 1991 et celle de 2003.
Les relations bilatérales ont pris une direction conflictuelle à partir du moment où le Venezuela a participé aux initiatives visant à mettre fin au projet de grand marché américain, imaginé par Washington sous le nom de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Le rapprochement parallèle de Caracas avec Moscou et Pékin, la participation active du Venezuela à tous les forums d’autonomie latino-américaine3Par ordre alphabétique, l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique), la CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et de la Caraïbe), l’UNASUR (Union des nations d’Amérique du Sud). ont accentué les motifs de mésentente. D’autant plus que la Chine a acquis, au cours de la période, un périmètre d’influence inédit, diplomatique, militaire et surtout économique, perceptible jusque dans l’hémisphère occidental. Les États-Unis ont alors soumis depuis 2008 le Venezuela à des sanctions, mêlant la défense de leurs intérêts géopolitiques nationaux à celle des valeurs démocratiques.
L’opposition a saisi ce divorce comme une opportunité. Elle a pris des initiatives, parfois aussi peu démocratiques que celles du pouvoir, l’alignement sur les États-Unis étant considéré comme éthiquement permissif. Dès la victoire de Hugo Chávez, l’opposition avait usé de toutes sortes d’actions, y compris en 2002 une tentative de coup d’État pour forcer une alternance. Au fil des années, elle a fait appel et s’est appuyée sur toutes sortes d’alliés étrangers, dont beaucoup n’hésitaient pas à recourir à des moyens démocratiquement peu regardants. Fort du soutien de Washington, le président de l’Assemblée nationale élue en 2015, Juan Guaidó, s’était auto-proclamé président le 23 janvier 2019. Cet acte institutionnellement incongru avait cependant été accepté comme valide démocratiquement par les États-Unis et à leur suite leurs alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et de l’Organisation des États américains (OEA). Les autorités vénézuéliennes exerçant l’autorité effective sur le territoire et la population ont alors de façon diplomatiquement insolite été expulsées de l’OEA, le siège étant attribué au représentant du « président » Guaidó. En 2017, les gouvernements libéraux-conservateurs latino-américains ont accompagné les sanctions de Washington, en organisant à cet effet un groupe interaméricain de concertation, à Lima. La société pétrolière vénézuélienne Citgo, de droit étatsunien, a été mise sous embargo. Le président colombien, Iván Duque, a parrainé le 23 février 2019, avec un soutien militaire logistique des États-Unis, et sous couvert d’aide humanitaire, une tentative de marche oppositionnelle forçant la frontière vénézuélienne. Cette année, l’opposition, forte de la reconnaissance de la victoire autoproclamée de son candidat, Edmundo González Urrutia, reconnue par l’Argentine, les États-Unis, et l’Uruguay, a lancé le 5 août un appel « à la conscience des militaires », leur demandant de renverser le pouvoir en place.
L’escalade avait pourtant baissé d’un ton depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Plusieurs sociétés pétrolières nord-américaines étaient revenues au Venezuela. On avait constaté parallèlement que l’opposition et les autorités dialoguaient, sans que pour autant la situation interne ait été qualitativement différente. La manipulation du résultat par les autorités a relancé la machine à polémiquer. Les extrêmes droites de gouvernement espagnole, latino-américaines et étatsunienne ont, en dépit de la modération constatée à la Maison-Blanche depuis février 2022, soutenu les opposants vénézuéliens les plus radicaux. María Carolina Machado, et Antonio Ledezma ont ainsi intégré le Foro Madrid, créé en 2019 par le parti d’extrême droite espagnol Vox. Ils participent aussi aux activités du CPAC, Forum de la droite du Parti républicain nord-américain4Jean-Jacques Kourliandsky, Vox, carrefour des extrêmes droites européennes, américaines et israélienne, Fondation Jean-Jaurès, 3 juillet 2024.. À titre individuel, Leopoldo López a en 2021 participé à la campagne présidentielle de la candidate péruvienne d’extrême droite, Keiko Fujimori. Les manifestations organisées dans le monde le 18 août pour exiger la vérité des urnes ont bénéficié du soutien logistique de ces groupes. À Madrid, la région présidée par Isabel Díaz Ayuso, responsable du courant le plus à droite du Parti populaire, a contribué à la mobilisation contre Nicolas Maduro, mais aussi contre Pedro Sánchez, président socialiste du gouvernement espagnol, jugé complice.
La Bolivie, la Chine, Cuba, l’Iran, le Nicaragua et la Russie ont salué la victoire de Nicolas Maduro. Le Brésil de Lula, en quête d’un dénominateur commun aux pays latino-américains, a sondé la faisabilité d’une option de troisième voie, la tenue de nouvelles élections. La Colombie de Gustavo Petro a soutenu l’initiative. Le Chili de Gabriel Boric, visité le 5 août par le président brésilien, n’a pas donné suite. Le Mexique a fait un pas de deux. Andrés Manuel López Obrador (AMLO), après un accord initial, a fait marche arrière, priorisant comme le font les gouvernants aztèques depuis la guerre perdue contre les États-Unis en 1848 les relations d’État à État, quels que soient les gouvernants, rejetant toute ingérence, fût-elle des mieux intentionnées. Forts de leurs soutiens internationaux, Nicolas Maduro et Mariá Corina Machado ont tous deux rejeté la médiation du Brésil et de la Colombie.
L’élection dans un tel contexte, au-delà de l’élection présidentielle du 28 juillet 2024, peut difficilement être vue comme un acte de consolidation de la démocratie. Ce laxisme démocratique ne peut fonctionner qu’en diabolisant la partie adverse. Avec cette diabolisation, elle est exclue du cadre institutionnel électoral et collectif. Les adversaires sont des « traîtres à la patrie » pour les tenants du pouvoir ; les « bolivariens », quant à eux, sont des communistes, voire des narco-communistes, pour les opposants. Considérés hors jeu les uns par les autres, et inversement, ils ont recours pour régler leurs contentieux à la violence. « Les cieux écraseront les communistes », a déclaré l’Argentin Javier Milei. Nicolas Maduro l’a traité de membre d’une « secte satanique ».
Les dérives démocratiques et électorales du Venezuela sont-elles révélatrices d’un environnement politique et culturel atypique, celui de l’Amérique latine ? La question mérite d’être universalisée. Elle a une dimension double, géopolitique et morale.
La crise vénézuélienne a en effet une dimension géopolitique. Le Venezuela n’est pas le seul pays du monde en situation d’apnée démocratique. Mais la raison du plus fort a modulé l’application du théorème démocratique exigée en ce qui concerne Caracas par la « communauté internationale ». L’Afghanistan, l’Égypte, le Pakistan, le Rwanda ou la Turquie bénéficient de circonstances atténuantes. La Chine et la Russie, et même l’Iran, ont les moyens de maintenir les avocats du droit à distance. Le Venezuela est sur le fil du rasoir, un marqueur de frontières en dispute. Les dissidents de l’ordre international, ce dernier longtemps régi par la « communauté internationale », se reconnaissent dans le bras de fer engagé par Caracas avec Washington et Bruxelles. Derrière la reconnaissance et la contestation du résultat du scrutin présidentiel, il y a en toile de fond un bras de fer, annonciateur d’un rideau entre mondes en dispute.
Cette crise a également une valeur d’exemplarité éthique. Le champ des concurrences électorales, en territoires historiquement considérés comme démocratiques, aux États-Unis, en Europe, ou dans l’extrême-Occident latino-américain, s’est lui aussi rétréci. La mondialisation des économies a réduit les marges des gouvernants et donc le contenu des alternances proposées aux électeurs. La communication et la lutte des places, sur un mode sportif ou footballistique, dans le meilleur des cas, ont généré un malaise global. La polarisation d’enjeux minimaux et la diabolisation des adversaires, « la fabrication de l’ennemi5Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, Paris, Robert Laffont, 2011. », n’ont fait qu’accentuer une dégradation démocratique, qui est globale. Analysant les réactions à deux coups d’État survenus dans son pays, le Pérou, l‘un en 1992 et l’autre en 2022, l’un par un chef d’État de droite, Alberto Fujimori, et l’autre par un président de gauche, Pedro Castillo, le professeur de relations internationales Farid Kahhat en tire une conclusion qu’il qualifie d’« acide » : « il y a ceux qui critiquent l’un des coups d’État, mais pas l’autre, émettant [ainsi] un jugement fondé sur des critères qui n’ont pas grand-chose à voir avec la démocratie ou l’ordre constitutionnel6Farid Kahhat, Contra la amenaza fantasma, Lima, Crítica, 2024, p. 58. ».
- 1Rómulo Betancourt a été le 7 décembre 1958 le premier président élu après la dictature militaire de Pérez Jimenez.
- 2Dans Enrique Krauze, « La dictadura perfecta », México-Madrid, Letras Libres, 12 novembre 2012.
- 3Par ordre alphabétique, l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique), la CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et de la Caraïbe), l’UNASUR (Union des nations d’Amérique du Sud).
- 4Jean-Jacques Kourliandsky, Vox, carrefour des extrêmes droites européennes, américaines et israélienne, Fondation Jean-Jaurès, 3 juillet 2024.
- 5Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, Paris, Robert Laffont, 2011.
- 6Farid Kahhat, Contra la amenaza fantasma, Lima, Crítica, 2024, p. 58.