Alors que la Cour suprême aux États-Unis s’apprêterait à remettre en question l’arrêt Roe vs Wade permettant aux femmes d’avorter, Amandine Clavaud, directrice de l’Observatoire Égalité femmes-hommes et autrice de Droits des femmes : le grand recul ? À l’épreuve de la crise sanitaire en Europe, revient dans cette tribune publiée dans Le Monde sur la stratégie au niveau mondial des États conservateurs qui portent atteinte aux droits des femmes et en particulier à leur liberté de disposer de leur corps.
En 1991, Susan Faludi publiait Backlash. La guerre froide contre les femmes (Éditions des femmes) relatant la stratégie des conservateurs aux États-Unis pour entraver les droits des femmes. Plus de trente ans après, le terme de « backlash », utilisé pour parler des régressions des droits des femmes dans le monde, n’a jamais été autant d’actualité comme en témoigne le projet de la Cour suprême des États-Unis de remettre en cause l’arrêt Roe vs Wade de 1973, permettant aux femmes d’avorter. « La guerre froide contre les femmes » n’a jamais cessé. Si cette annonce constitue une onde de choc pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps, elle traduit la stratégie déployée – et qui n’est pas nouvelle – par un certain nombre d’États conservateurs appuyés par des acteurs religieux rigoristes qui ont multiplié les attaques contre les droits des femmes ces dernières années.
Cette lame de fond réactionnaire s’inscrit dans un contexte où la mobilisation des mouvements féministes dans le sillage de #MeToo depuis 2017 a permis de mettre à l’agenda politique les droits des femmes et d’obtenir des avancées que ce soit dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ou encore pour la défense des droits et la santé sexuels et reproductifs (DSSR). Si certains pays ont dépénalisé l’avortement après de longues batailles menées par la société civile féministe en Irlande en 2019, en Nouvelle-Zélande en 2020, en Argentine et au Mexique en 2021 ou que d’autres en ont étendu le délai de recours comme en France en 2022, la situation pour l’accès à la contraception et au droit à l’avortement demeure préoccupante au niveau international, mettant en danger la santé et la vie des femmes.
Chiffres alarmants
L’avortement est défini comme un droit humain fondamental et inaliénable dans plusieurs textes internationaux dont la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) de 1979, la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) de 1994 et la Déclaration et le Programme d’action de Pékin de 1995.
Pourtant, le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) indiquait dans son rapport, Mon corps m’appartient. Revendiquer le droit à l’autonomie et à l’autodétermination portant sur 57 pays dans le monde, que « seule la moitié des adolescentes et des femmes peuvent prendre leurs propres décisions en matière d’autonomie et d’intégrité corporelles ». Chaque année, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime en effet à 121 millions le nombre de grossesses non désirées dans le monde. Le Center for Reproductive Rights souligne, lui, que près de 700 millions de femmes vivent dans un pays où les lois en matière d’avortement sont restrictives. Enfin, une étude du Guttmacher Institute précise que 45% des interruptions volontaires de grossesses réalisées le sont dans des conditions dangereuses pour les femmes.
Ces chiffres alarmants sont à mettre en corrélation avec la coalition d’États qui s’opposent systématiquement dans les enceintes internationales à la défense des droits humains et en particulier aux droits et à la santé sexuels et reproductifs. La Commission de la condition de la femme aux Nations unies est le théâtre chaque année de vives négociations sur les conclusions agréées, ces pays refusant d’aborder la question de l’avortement ou récusant même le terme « genre ». Cette offensive, menée par la Russie, le Brésil, l’Arabie Saoudite, le Vatican entre autres, a été accentuée sous la présidence de Donald Trump aux États-Unis qui avait rétabli la « règle du bâillon mondial » dite « Global gag rule », interdisant tout financement pour la santé sexuelle et reproductive aux ONG internationales. Donald Trump a aussi été signataire de la Déclaration de consensus de Genève aux côtés d’une trentaine de chefs d’État et de gouvernement en octobre 2020 qui affirmait la souveraineté nationale des États concernant les lois sur l’IVG. L’ancien président américain a, de plus, nommé des juges conservateurs à la Cour suprême posant ainsi les jalons qui permettraient la remise en cause de l’arrêt Roe vs Wade.
À cet agenda politique, s’est ajouté un élément conjoncturel, la pandémie de Covid-19 qui a renforcé les inégalités d’accès à la contraception et au droit à l’avortement. Une étude de l’UNFPA révélait que 12 millions de femmes avaient connu des perturbations dans leur prise en charge auprès des services de planification familiale, provoquant 1,4 million de grossesses non désirées durant les confinements.
Faire respecter l’État de droit
Mais plus grave encore, la crise sanitaire a été instrumentalisée par des gouvernements conservateurs pour restreindre la liberté des femmes à disposer de leur corps. L’IVG a été considérée comme une intervention « non essentielle » dans l’Ohio, le Mississipi, le Texas, l’Alabama, l’Iowa, l’Arkansas, et l’Oklahoma aux États-Unis. En Europe, cela a aussi été le cas en Roumanie, en Lituanie et en Slovaquie où une proposition de loi avait été portée en juillet 2020 pour rendre l’accès à l’IVG plus difficile avant d’être rejetée in fine par le Parlement. Ces tentatives ont toutefois fini par aboutir en Pologne en janvier 2021, l’IVG n’étant autorisée qu’en cas de viol, d’inceste, ou de mise en danger de la vie de la femme. À ce jour, plusieurs femmes sont décédées en raison de la non-prise en charge des médecins par crainte d’être condamnés par la justice.
L’arrivée de réfugiées ukrainiennes ne pouvant avoir accès à l’IVG souligne l’urgence pour l’Union européenne de faire respecter l’État de droit. Le 19 janvier dernier, Emmanuel Macron appelait à inscrire le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux. La France, qui préside le Conseil de l’Union européenne, a jusqu’en juin pour traduire cette déclaration en actes. Face à cette vague réactionnaire, le président peut aussi consolider sa diplomatie féministe aux côtés de la Suède ou du Canada, en renforçant notamment les financements qui lui sont alloués, pour défendre les droits des femmes dans les instances internationales.