À la suite de l’opération militaire lancée par la Russie contre l’Ukraine, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, ancien ministre des Affaires étrangères et secrétaire général de la Fondation Jean-Jaurès, analyse la situation et appelle à durcir les sanctions contre le régime russe si nécessaire.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une véritable tragédie qui va bouleverser durablement les relations internationales et remet en cause brutalement beaucoup de nos approches. Mais soyons lucides. La brutalité de Poutine vient de loin, j’ai pour ma part l’expérience en tant que Premier ministre d’une rencontre avec Vladimir Poutine dans les premiers jours de novembre 2013 à Moscou. Lors de cette réunion, Poutine m’a interpellé avec virulence sur la question de l’Ukraine déjà. Il était indigné par le sommet Union européenne-Ukraine qui devait se tenir dans les jours suivants afin de signer un accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine et, à la fin de l’échange, Poutine a affirmé avec force « De toute façon, cet accord ne se fera pas ! ». En effet, le président ukrainien Viktor Ianoukovytch, proche de Moscou, a finalement refusé de signer l’accord.
S’en est suivi pendant des mois jusqu’à février 2014 un puissant mouvement populaire et démocratique : le mouvement de la place Maïdan, marqué par une puissante détermination populaire qui malgré une répression féroce finit par aboutir au départ du président Ianoukovytch qui fuit son pays pour se réfugier en Russie. La suite, nous la connaissons : l’élection du président Porochenko et la signature de l’accord avec l’Union européenne. Mais Poutine ne perdra pas de temps pour lancer une riposte, ce sera l’annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes dans le Donbass. Certes, les accords de Minsk dans le cadre du format Normandie vont calmer la situation mais le conflit dans l’est de l’Ukraine continuera d’être meurtrier, avec près de 15000 morts pendant toute cette période.
Toutefois, depuis 2014, la démocratie en Ukraine n’a cessé de s’affirmer et le rapprochement avec l’Union européenne s’est consolidé. Cela, le président Poutine ne l’a jamais accepté et c’est aussi en cela qu’il a sous-estimé les Ukrainiens qui ne sont pas prêts à revenir à un régime autoritaire comme à Moscou, d’autant qu’ils savent aussi ce qui se passe de l’autre côté de la frontière en Biélorussie. Poutine, en niant la réalité nationale ukrainienne et les évolutions de la société, a sous-estimé la résistance à son agression et il a également sous-estimé la capacité des Européens à répondre ensemble et rapidement à son intervention. Les Européens, en particulier à l’est de l’Europe, la Pologne, les Pays baltes mais aussi la Roumanie et la Bulgarie ont compris les menaces et en tirent évidemment les leçons. C’est aussi le cas en Allemagne où les révisions stratégiques sont rapides en matière de défense comme en matière de ressources énergétiques et l’Alliance atlantique avec l’OTAN a rapidement montré son unité et sa détermination. L’OTAN a en effet retrouvé une nouvelle vigueur. Cela aussi, Poutine ne l’avait pas pris en compte : les États-Unis, qui pensaient se recentrer sur le Pacifique, l’Asie et la menace chinoise sont obligés de revenir se préoccuper de la question de la sécurité en Europe.
Malgré l’importance de ces moyens, l’armée russe rencontre de grandes difficultés, l’autre déconvenue pour Poutine réside dans le fait que les sanctions produisent leurs effets et Poutine a pris un risque immense d’isoler durablement son pays sur la scène internationale et de l’affaiblir. Les Chinois regardent à deux fois avant de se couper du reste du monde, ils voient d’abord où sont leurs intérêts. Des millions d’Ukrainiens sont aujourd’hui sur les routes de l’exode et il y a d’ores et déjà des milliers de victimes des destructions massives des villes détruites par cette guerre qui touche aujourd’hui pour la première fois le continent européen. C’est une véritable tragédie et, face aux difficultés qu’il rencontre, Poutine est tenté par la fuite en avant dont on connaît déjà l’expérience en Syrie (le siège de Marioupol rappelle celui d’Alep). Il est certes obligé de revoir à la baisse ses ambitions mais tenté d’aller plus loin en brutalisant encore davantage les populations, avec le risque de faire déborder le conflit aux frontières de l’Union européenne.
Nous devons rester fermes et créer les conditions pour conduire Poutine à cesser le combat et à accepter enfin une vraie négociation pour une paix juste et durable. S’il faut renforcer les sanctions notamment en montant d’un cran, c’est-à-dire en arrêtant les commandes de gaz russe et de pétrole, alors n’hésitons pas à le faire. Car ce qui nous menace aussi, c’est le risque d’un conflit long avec le risque de déstabilisation du camp occidental puisque l’arrivée de réfugiés par millions en Pologne et dans le reste de l’Europe pourrait provoquer des divisions et être également source de tension sociale et politique, tout comme la question des conséquences sur le pouvoir d’achat et sur l’activité économique. Ne sous-estimons pas ces risques comme les risques de déstabilisations en Afrique avec la crise alimentaire qui se profile ou encore dans les Balkans où la Russie n’hésiterait pas à encourager les tensions. Certes, les discussions en Turquie peuvent être un signe que quelque chose est en train de bouger mais ne nous leurrons pas, c’est aussi le résultat d’un rapport de force qu’il faut continuer à renforcer. La question de l’Europe de la défense impliquant aussi l’industrie de la défense est plus que jamais à l’ordre du jour. Il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité de l’OTAN, mais de compléter notre capacité à définir une forme d’autonomie stratégique. Autonomie stratégique énergétique, autonomie stratégique technologique et autonomie stratégique alimentaire, autant de priorités pour les Européens. Continuons à nous mobiliser pour que ces objectifs puissent être durablement atteints. L’Union doit encore s’affirmer davantage sur la scène internationale en défendant ses intérêts et son modèle social, écologique et démocratique pour l’avenir de la sécurité en Europe. La crise actuelle a montré que rien de durable ne serait possible sans l’accord des Européens et, si de nouvelles négociations de cette échelle devaient se faire dans les prochaines années, il est évident que l’Europe ne pourra pas se limiter à un dialogue entre Moscou et Washington. Cela ne serait pas acceptable, les Européens doivent être autour de la table.