L’organisation centralisée de la France et son fonctionnement particulièrement jacobin au cours du mandat actuel ont conduit à des crises marquant fortement les opinions publiques. Le collectif Hic & Nunc propose, pour y remédier, de relocaliser des administrations, agences et satellites de l’État installés en Île-de-France dans des villes moyennes et de repenser le fonctionnement d’établissements publics culturels et universitaires d’excellence – dans un objectif d’amélioration du service rendu, de décentrement du regard, mais aussi pour redonner de l’emploi à des territoires moins dynamiques.
L’État s’est historiquement construit en France par l’extension du domaine royal, situé en Île-de-France. Paris est donc devenue très tôt capitale du royaume, sans jamais que ce rôle spécifique ne soit sérieusement contesté et remis en cause. La quasi-totalité des administrations centrales de l’État ainsi qu’une myriade d’agences, corps de contrôle, acteurs publics sont situés à Paris, auprès du gouvernement, sans qu’aucune espèce de norme ne sacralise cette situation de fait ou que la démonstration soit faite d’une plus grande efficacité du travail gouvernemental ou administratif.
L’organisation centralisée de la France et son fonctionnement particulièrement jacobin au cours du mandat actuel ont conduit à des crises marquant fortement les opinions publiques : crise des « gilets jaunes », gestion ultra-centralisée et indifférenciée de la crise sanitaire. Le sentiment d’une haute fonction publique d’État hors sol et détachée des préoccupations des classes moyennes et populaires est fréquemment ressenti dans la population et est aggravé par les postures et maladresses de communication de la présidence de la République.
Ces échecs ainsi que la perception d’un pouvoir trop « parisien » et centralisé, déconnecté de la réalité des territoires, doivent appeler une réponse audacieuse dans la continuité des transformations profondes mises en place avec la décentralisation en France mais aussi des mesures fortes de relocalisation (telle que l’installation de l’ENA à Strasbourg).
Dès lors, il pourrait être intéressant de prendre un contre-pied fort en déconcentrant et en relocalisant des administrations, agences et satellites de l’État ou en repensant le fonctionnement d’établissements publics culturels et universitaires installés en Île-de-France dans des villes moyennes, dans un objectif d’amélioration du service rendu, de décentrement du regard, mais aussi pour redonner de l’emploi à des territoires moins dynamiques. Nos voisins européens ont déjà montré les évolutions possibles dans cette voie.
Enfin, sans aller systématiquement jusqu’à la relocalisation, il y a urgence à rééquilibrer les moyens accordés dans certaines politiques publiques d’excellence entre la région parisienne et le reste du territoire telles que la culture et l’enseignement supérieur et la recherche. En effet, de telles politiques sont caractérisées actuellement par la disparité, que ce soit dans les moyens financiers accordés aux acteurs culturels mais aussi en ce qui concerne le rayonnement médiatique des événements ou l’attribution de moyens pour les structures d’enseignement supérieur d’excellence.
Déconcentration et relocalisation des administrations centrales en régions : les exemples étrangers
Proposition n°1 : Une réponse audacieuse à apporter est la relocalisation hors de Paris et de sa proche banlieue de ministères, d’agences, de corps de contrôle, voire de services centraux d’entreprises publiques. L’hyper-concentration actuelle n’apporte plus d’avantages décisifs dans un monde qui a appris, notamment avec la crise liée à la Covid-19, à travailler à distance en limitant le présentiel au strict nécessaire. Les villes qui ne sont pas les métropoles capitales régionales seraient privilégiées.
Les exemples étrangers
Cette situation de dispersion des acteurs de l’État sur l’ensemble du territoire est fréquente chez certains de nos voisins et s’accentue depuis quelques années :
En Allemagne, si l’organisation est fédérale et la capitale est à Berlin depuis 1991, des institutions fédérales majeures sont localisées dans de nombreuses autres villes qui ne sont d’ailleurs pas toujours des capitales des Länder :
- cela est très marqué dans le domaine judiciaire avec notamment la Cour constitutionnelle et la Cour fédérale (équivalent de la Cour de cassation) à Karlsruhe, le Tribunal fédéral du travail à Erfurt, le Tribunal administratif fédéral (équivalent du Conseil d’État) à Leipzig, la Cour fédérale des finances et le Tribunal fédéral des brevets à Munich, le Tribunal social fédéral à Kassel, la Cour des comptes fédérale à Bonn… ;
- des agences de sécurité telles que l’Office fédéral de la police criminelle à Wiesbaden, l’Office fédéral de protection de la constitution à Cologne et l’Office de migration et des réfugiés (équivalent de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides) à Nuremberg ;
- l’Office fédéral pour la cartographie (équivalent de l’IGN) à Francfort, la GIZ (équivalent de l’Agence française de développement) à Bonn et Eschborn (banlieue de Francfort) ;
- malgré la réunification et l’installation du gouvernement fédéral à Berlin, de nombreux ministères sont restés à Bonn depuis 1991 (Défense, Éducation et Recherche, Agriculture et Alimentation, Santé, Environnement, Développement) malgré les six cents kilomètres et cinq heures de train qui séparent les deux villes.
Au Danemark, dans un mouvement entamé en 2018, plus de 4000 fonctionnaires des agences gouvernementales ont été déplacés en dehors de l’aire urbaine de Copenhague. Par exemple, les 440 agents de l’Agence environnementale ont été déplés à Odense, troisième ville du pays à une heure et demie de train de la capitale ou le Service national d’immigration (375 agents) à Naevsted, ville de 80 000 habitants à une heure de la capitale.
Au Royaume-Uni, cette politique a été amorcée dans les années 1980 tant pour les administrations centrales que pour celles des composantes décentralisées du Royaume (Écosse et Ulster). Par exemple, certaines agences et entités publiques ont déjà été délocalisées comme 2000 emplois de la BBC vers Salford (banlieue de Manchester, à deux heures de Londres) et l’Office national des statistiques à Newport (Pays de Galles, à 2 h 40 de train de Londres) en 2006. C’est aussi près de 22 000 agents qui doivent être déplacés à partir de 2020 dans une nouvelle vague.
En Irlande, des politiques similaires ont permis de relocaliser 20 000 agents depuis la fin des années 1980.
Des relocalisations similaires ont eu lieu au début des années 2000 pour huit des quarante agences gouvernementales en Norvège.
En 2018, suite à l’arrivée au pouvoir de la gauche au Mexique, Andrés Manuel López Obrador a proposé qu’un ministère relocalise une partie de ses services dans chacune des trente régions de l’État, les ministres s’engageant à s’y installer au moins un jour par semaine (il convient de noter que cette promesse n’est pas encore tenue dix-huit mois plus tard).
Dans les pays concernés, ces relocalisations ont fait l’objet d’études qui ont révélé de nombreux avantages :
- réorganiser et moderniser en profondeur les services concernés tant en ce qui concerne leur condition matérielle que leur fonctionnement interne ;
- rééquilibrer l’emploi public, notamment vers des territoires en difficulté économique ;
- soulager la capitale de certains flux de populations ;
- les fonctionnaires déplacés retrouvent un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle dans les villes où le coût de la vie est plus faible. Les services y trouvent une qualité de travail améliorée, une productivité accrue et un turn-over plus faible.
Des résistances peuvent cependant venir de l’encadrement supérieur compte tenu du challenge organisationnel et des contraintes personnelles. La démarche proposée entraîne un coût initial qui serait contrebalancé par un effet de compensation à court terme (opérations immobilières bénéficiaires) mais aussi par un effet keynésien multiplicateur dans les territoires accueillant ces services.
Une démarche similaire pourrait être entreprise en France en lien étroit avec les territoires
En ayant établi une liste préalable des structures concernées, un appel à projet serait lancé à destination des villes candidates qui s’engageraient à accompagner fortement les installations (en facilitant les transports, en mettant à disposition des locaux ou du foncier, en soutenant l’installation des agents et de leurs conjoints…). Le mouvement doit se faire en une première vague en tout début de mandat permettant de tester la méthode pour enclencher un deuxième mouvement vers la fin du mandat. Cette approche en deux temps permet également de se déployer sur deux mandats des maires.
Les villes qui ne sont pas déjà des grandes capitales régionales devraient être priorisées dans une logique d’aménagement du territoire et, dans le cas des ex-capitales régionales, de compensation des emplois disparus lors de la fusion des régions. Les métropoles capitales régionales ont déjà des dynamiques démographiques et économiques plus fortes que les moyennes nationales, dynamiques amplifiées encore par la fusion des régions, et n’ont pas besoin d’un coup de pouce supplémentaire. Les territoires les moins dynamiques économiquement et démographiquement devraient être privilégiés ainsi que ceux qui ont été affaiblis par la RGPP et les réorganisations de l’armée depuis 2000.
Parmi les structures concernées, on pourrait ainsi cibler : l’administration de certains ministères (Santé, Agriculture, Territoires, Fonction publique, Outre-mer, Industrie, Environnement, Anciens combattants, etc.), des agences et des EPA (établissements publics administratifs) nationaux (Pôle emploi, Agence nationale de l’habitat, Agence nationale de la recherche, Centre national de la fonction publique territoriale, Agence française pour la biodiversité, Office français de protection des réfugiés et apatrides…), des corps de contrôles et juridictions (Conseil économique, social et environnemental, autorités de régulations, Conseil d’État, Cour des Comptes…), des sièges sociaux ou des parties d’entreprises publiques actuellement implantées dans Paris ou dans sa proche banlieue (France Télévision, des services de la SNCF et d’EDF…). Les centres des ministères régaliens (Intérieur, Affaires étrangères, Défense) ne seraient pas concernés, pour faire plus facilement face en cas de crise sécuritaire majeure.
Les territoires seraient choisis également dans une logique de cohérence avec des spécialisations historiques des territoires, mais aussi pour créer de nouvelles synergies avec des acteurs déjà présents localement (universités, institutions internationales ou européennes, proximité frontalière…).
Les emplacements libérés dans la ville de Paris ou ses environs pourraient donner lieu à des développements de nouvelles fonctions (pépinière d’entreprises ou incubateurs de start-up, logements sociaux ou étudiants…) ou bien à des opérations immobilières pouvant équilibrer financièrement les opérations.
En amorçant les opérations dès le début du mandat présidentiel, une première vague de délocalisation pourrait se dérouler dans les trois premières années en laissant ainsi un impact fort.
L’effet économique attendu est particulièrement important et peut s’avérer essentiel pour la survie et le renouveau pour de nombreuses villes moyennes. L’analyse de la stratégie de relocalisation au Royaume-Uni fait apparaître que l’installation de 100 agents publics dans un territoire a créé 110 emplois privés dans un rayon de deux à trois kilomètres, principalement dans des secteurs de services non délocalisables. Inversement, l’effet du départ est estimé à moins de dix pertes d’emplois pour cent départs.
L’intérêt d’une telle dynamique est aussi de pouvoir s’assurer de la bonne compréhension, par les services des ministères en charge de la conception de politiques publiques, de la réalité du quotidien en régions, loin du microcosme parisien.
La mise en œuvre d’un tel plan doit être accompagnée de moyens importants pour garantir sa réussite : l’accompagnement des personnels et de leurs proches est une condition essentielle de la réussite d’un tel projet en envisageant des reclassements éventuels pour les personnels ne pouvant suivre le mouvement. Une forte association des territoires d’accueil, dans toutes les strates de collectivités, est essentielle.
Ainsi, on pourrait imaginer à l’horizon 2030 une organisation de l’État central mieux répartie et maillée sur le territoire avec, par exemple, le Conseil d’État à Poitiers, le ministère de la Santé à Tours, la Cour des comptes à Nancy, le ministère de la Mer au Havre, le ministère des Transports au Mans, le ministère de l’Industrie à Clermont-Ferrand, l’Institut national et des études économiques (Insee) de la statistique à Metz, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) à Calais, l’Agence française de développement (AFD) à Nice, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) à Limoges, le ministère des Outre-Mer à Fort-de-France, le ministère de l’Agriculture à Reims, etc.
Culture, universités : mieux partager l’excellence
Une forte concentration des moyens budgétaires du ministère de la Culture est affectée à Paris et à l’Île-de-France où sont dépensés pour la culture 139 euros par habitant et par an contre 15 euros hors Île-de-France, notamment en raison de la concentration des grands musées nationaux et des scènes nationales à Paris.
Dans le domaine de l’enseignement supérieur, les coûts des études sont 50% plus élevés à Paris qu’en régions, constituant une barrière importante aux filières d’excellence pour la très grande majorité des étudiants. Les grandes écoles sont très inégalement réparties sur le territoire, près du tiers étant situées en Île-de-France (18% à Paris). Les étudiants parisiens et franciliens sont, de plus, surreprésentés dans les grandes écoles : 8% de leurs étudiants ont passé leur baccalauréat à Paris et 22% dans une autre académie d’Île-de-France. En 2016-2017, les bacheliers franciliens constituaient entre 44% et 57% des effectifs inscrits à l’École polytechnique, HEC, l’ENS Ulm et l’Institut d’études politiques (IEP) Paris et, dans les trois premières écoles, on comptait près d’un quart de bacheliers parisiens.
Ceci contribue à un sentiment de décalage entre la population française et ses élites et leur culture. Si, grâce à la décentralisation et les politiques actives des collectivités, on ne peut plus parler de Paris et du désert français, il y a cependant un décalage persistant dans la construction des élites et de la « haute culture ».
Proposition n°2 : D’autres opérations volontaristes pourraient également favoriser une meilleure répartition de l’excellence parisienne sur le territoire national et contribuer à réduire l’écart tant réel que symbolique :
- les établissements d’enseignement supérieur d’excellence (Polytechnique, HEC, Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), Institut national d’histoire de l’art (INHA), École du Louvre…) dépendant largement de fonds publics pourraient délocaliser une partie de leur formation dans des antennes en province dans la continuité de ce que Sciences Po-Paris a pu faire depuis 2000. Ceci pourrait aussi permettre d’augmenter les capacités d’accueil de ces établissements afin d’encourager leur internationalisation et surtout leur ouverture sociale et géographique. Les établissements déjà implantés en régions (Sciences Po-Paris, École des hautes études en sciences sociales, École normale supérieure, Institut Mines-Télécom…) seraient encouragés à poursuivre ces tendances en accentuant leur ouverture sociale. Cela serait également encouragé pour les préparations publiques aux grandes écoles.
- les grandes institutions culturelles nationales parisiennes et notamment celles des établissements publics à caractère administratif (EPA) d’État seraient encouragées à monter leurs projets en partenariat avec des institutions culturelles en régions. Ainsi, on peut imaginer que les expositions du Louvre, du musée d’Orsay ou du Centre Pompidou aient une déclinaison adaptée dans un ou plusieurs musées de province coproducteurs. Une approche similaire pourrait être adoptée dans le spectacle vivant (Opéra, Philharmonie de Paris, Comédie-Française, théâtres nationaux… ) avec un certain nombre de dates dans des théâtres de province. Ceci permettrait une plus grande démocratisation de la « haute culture ».
Les investissements importants des collectivités depuis vingt ans ont permis à de nombreuses villes des provinces de s’équiper des plateaux techniques et d’institutions muséales renouvelées permettant d’accueillir sans difficulté ce type de manifestation. Une politique volontariste de rayonnement serait une forte incitation pour prolonger et élargir cette tendance.
Le développement de ces politiques aurait, en plus d’un impact démocratique fort, la possibilité de générer de nouvelles synergies avec les acteurs locaux et faire « monter en gamme » l’ensemble des institutions universitaires et culturelles du pays.
Hic & Nunc est un collectif de hauts fonctionnaires issus des trois fonctions publiques, enseignants-chercheurs, dirigeants d’entreprises ou de structures associatives, en action sur l’ensemble du territoire national.