Défendre la démocratie en Europe en temps de crise sanitaire

Katarina Barley, vice-présidente du Parlement européen, députée européenne au sein du groupe Socialistes et démocrates (S&D), ancienne ministre de la Justice et de la Protection des consommateurs, s’alarme de la situation en Hongrie et en Pologne où les dirigeants conservateurs profitent de la crise sanitaire internationale pour étendre leurs pouvoirs. Dans une analyse en partenariat avec la Fondation Friedrich-Ebert à Paris, elle en appelle à une réaction forte de la Commission européenne et à la mise en place de sanctions financières afin que l’Union européenne fasse respecter l’État de droit, l’un des fondements qui a présidé à sa création.

Difficile d’imaginer plus cinglante humiliation : Judit Varga, ministre hongroise de la Justice, avait beau jeu de rappeler qu’assurément, le gouvernement hongrois se joignait, tout particulièrement en ces temps de crise, à l’appel au respect des valeurs démocratiques lancé par les quatorze États membres de l’Union européenne (UE), dont l’Allemagne. Cette déclaration commune devait être un ferme avertissement formulé à l’attention de la Hongrie, où le chef du gouvernement, Viktor Orbán, a réduit les pouvoirs du Parlement dans des proportions jusqu’alors inédites et peut désormais gouverner par décret pour une durée indéterminée. Il ne manquait à cet avertissement qu’un seul détail : le destinataire, à savoir la Hongrie. Dès lors, rien de plus facile pour Orbán que de vouloir s’associer sans plus attendre à la déclaration commune, et non sans un certain cynisme. 

Une nouvelle fois, cet épisode prouve à quel point il est dangereux de ne pas fermement condamner les gouvernements populistes et hostiles aux valeurs démocratiques. C’est en effet sur fond de crise sanitaire du Covid-19 que ces gouvernements poursuivent leur stratégie perfide consistant à accaparer les leviers du pouvoir à tous les niveaux du système politique et de la société entière. Il suffit de se pencher de plus près sur la stratégie de ces gouvernements pour comprendre pourquoi il est si important que l’Union européenne prenne des mesures conséquentes. Ainsi, Orbán ne se considère nullement comme un ennemi de la démocratie. Il préfère au contraire indiquer que les États membres de l’UE ont tous renforcé les compétences décisionnelles du pouvoir exécutif afin de lutter contre la crise sanitaire actuelle. Prétextant du fait que la lutte contre la pandémie requiert toute sa concentration, Orbán balaie ainsi d’un revers de main les arguties juridiques que lui opposeraient des esprits bornés. 

Le gouvernement polonais dirigé par le parti Droit et Justice (PiS) fournit un autre exemple éloquent de cette tactique visant à banaliser le déni de démocratie. Le gouvernement polonais veut notamment imposer par tous les moyens la tenue de l’élection présidentielle prévue pour ce mois de mai : une aberration quand on sait qu’en pleine crise sanitaire, aucun candidat ne peut se déplacer pour faire campagne à travers le pays – hormis le président sortant et candidat à sa réélection sous l’étiquette du PiS, Andrzej Duda –, et qu’une campagne électorale en bonne et due forme est actuellement impossible. Et pourtant, le PiS insiste sur la tenue de l’élection présidentielle qu’il souhaite organiser au moyen d’un vote par correspondance. Quid du risque d’exclure ainsi du vote des millions de Polonais installés à l’étranger ? Cela fait justement les affaires du PiS. Quid de l’avis du chef de la poste polonaise qui juge impossible de procéder à un vote par correspondance en l’état actuel des choses ? Le PiS s’en sert de prétexte pour limoger cette voix critique sans autre forme de procès et le remplacer par le vice-ministre de la Défense. Quid du caractère anticonstitutionnel de la modification ainsi requise de la loi électorale, si près de l’échéance du vote ? Le PiS n’y voit aucun motif à renoncer au vote par correspondance. Le PiS n’a pas grand-chose à craindre de ce côté-là ; et pour cause : le parti a déjà noyauté la Cour suprême de Pologne avec des juges complaisants, tout comme la Commission de contrôle du Tribunal constitutionnel, seule habilitée à potentiellement invalider l’élection. 

Comment se défend le PiS, lorsqu’il lui est reproché de faire une entorse aux valeurs européennes fondamentales que sont la démocratie et l’État de droit ? En pointant du doigt le vote par correspondance partiellement utilisé lors des dernières élections municipales en Bavière. Bis repetita : alors que la Pologne se contente de recourir à des pratiques européennes courantes, les Européens appliquent à la Pologne l’injuste règle du « deux poids deux mesures », se défend le PiS en usant toujours du même argumentaire – mais omettant opportunément de préciser que les élections municipales en Bavière étaient conformes à la Constitution et que la campagne électorale avait eu lieu avant le début de la pandémie. 

La tentation est forte de s’arroger des pouvoirs exécutifs illimités et de mettre en suspens les droits fondamentaux et le fonctionnement démocratique des institutions, tout en s’abritant derrière le prétexte de la lutte contre le coronavirus. C’est donc à raison que, dans de nombreux pays européens, les compétences du pouvoir exécutif en période de crise font l’objet d’un débat destiné à évaluer leur pertinence et leur degré. Cependant, il est important de faire une rigoureuse distinction entre les gouvernements qui se servent de la crise actuelle pour poursuivre leur mue autoritaire entamée bien en amont, et ceux qui légitimement procèdent à une extension de certaines compétences du pouvoir exécutif d’une durée limitée, et placée sous le contrôle du Parlement. 

Cette dernière condition est justement primordiale, car la séparation des pouvoirs doit aussi s’appliquer à l’heure du Covid-19, tout comme l’existence de contre-pouvoirs et de leur contrôle réciproque selon le modèle des « checks and balances ». Partout où et chaque fois que les gouvernements nationaux remettront en question ces principes, l’UE se devra d’agir. Dans l’article 2 du traité sur l’Union européenne, il est explicitement fait mention que la démocratie et l’État de droit font partie intégrante des valeurs fondatrices de l’UE. L’article 10 du même traité stipule que les gouvernements respectifs des États membres doivent se soumettre à un contrôle parlementaire. Dès lors que les principes de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs ne sont plus en vigueur, ce sont les fondements mêmes de notre Union européenne qui vacillent. 

Que peut alors faire la Commission européenne, qui se porte garante des traités ? Il faut tout d’abord que la Commission européenne, comme nous l’écrivions plus haut, nomme clairement les infractions commises par les États concernés et assigne ces derniers devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour non-respect des traités de l’UE. Par le passé, la CJUE a donné la preuve de sa capacité à agir vite contre les atteintes portées au droit communautaire. Par l’intermédiaire d’arrêtés temporaires, la CJUE pourrait immédiatement suspendre l’application des législations non conformes au droit de l’Union. 

Il faut faire pièce à l’argumentaire des populistes, consistant à instrumentaliser les valeurs fondamentales de l’UE pour mener à bien leurs intentions antidémocratiques. Que les électrices et les électeurs des pays concernés en aient parfaitement conscience : choisir Orbán et consorts, c’est voter contre l’Europe. Les populations des pays concernés sont pourtant majoritairement pro-européennes : en dépit de l’orientation nationaliste de leurs gouvernements respectifs, ces populations veulent continuer à profiter des avantages que l’unification européenne leur a apportés. À commencer par l’aide financière, dont leurs gouvernements sont les premiers à tirer profit, en finançant leurs mesures de soutien à la population via les fonds européens de soutien. 

C’est précisément cette question des financements européens qui nous conduits à la deuxième mesure nécessaire pour défendre efficacement les valeurs européennes fondamentales : quiconque brade ces valeurs fondamentales doit voir diminuer le montant des aides financières que lui accorde l’UE. Pour l’heure, un tel dispositif est encore inexistant et ne pourra être adopté qu’à la suite des négociations sur le prochain budget pluriannuel de l’UE. Ces négociations révèleront le niveau de détermination des États membres sur cette question. Dans leur dernier projet de budget de l’UE, les États membres avaient enterré la revendication portée par la Commission et le Parlement visant à conditionner le bénéfice des aides financières européennes au respect des principes de l’État de droit. Compte tenu des événements liés à la crise sanitaire, les doutes quant à l’adoption de sanctions financières sont plus que permis. Le prochain budget de l’UE sera entièrement destiné à surmonter la crise, c’est une certitude. Mais surmonter cette crise suppose également la mise à disposition d’instruments politiques européens plus robustes pour mieux protéger nos valeurs fondamentales à l’avenir. 

Ces deux mesures doivent entrer en vigueur rapidement, à savoir une réaction ferme de la Commission européenne et l’ouverture de la possibilité d’adopter des sanctions financières. La crise du Covid-19 ne doit pas dégénérer en crise de la démocratie en Europe. Nous ne pourrons nous prémunir contre les sirènes de l’autoritarisme – à l’intérieur des frontières de l’UE comme à l’extérieur – qu’à la condition que nous démontrions, précisément en cette lourde période d’épreuve, que réussite dans la lutte contre la pandémie et maintien de notre modèle de démocratie libérale sont indissociables.  

 

L’article original a été publié en avril 2020 dans le IPG-Journal sous le titre « Klare Kante. Die Pandemie bewältigen, die liberale Demokratie verteidigen – das muss in der EU eins sein. Auch finanzielle Sanktionen sind dabei kein Tabu« . 

Il est aussi disponible sur le site de la Fondation Friedrich-Ebert à Paris ici.

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