De l’élection à la démocratie en Afrique (1960-2020)

Soixante ans après les indépendances, l’Afrique vote très massivement. La tenue d’élections régulières est un rituel maîtrisé, mais encore marquée par diverses pesanteurs sociologiques et par les complexes rapports de force internes. Leur étude montre qu’il existe dans le continent des pratiques hybrides du politique. La maturité électorale est encore diversement acquise et la maturité démocratique demeure le plus souvent incertaine. À travers une synthèse de nombreux travaux et sur la base de sa propre expérience, l’ancien diplomate Pierre Jacquemot livre une analyse fouillée – et éclairante – sur l’évolution politique contrastée du continent.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

L’ENTRÉE DANS LE PROCESSUS ÉLECTORAL
Les prémices (1960-1990) 
Le déverrouillage démocratique (1990-2000)
L’autocrate et son piège 

UNE MATURITÉ ÉLECTORALE IMPARFAITE 
Le paradoxe de l’incertitude
La gestion du cycle électoral. Des manipulations ? 
L’argent. Quel rôle ? 
La durée des mandats et le type de scrutin. Quelle influence ? 
Les commissions électorales. Quelle indépendance ? 
Les observations. Quelle efficacité ? 
Le contrôle parallèle. Quelle pertinence ? 

UN MARCHÉ DE DUPES ? 
Un rituel de mise au pas ?
Un vecteur de violence ? 
Le vote ethnique. Quelle réalité ? 
Le vote diasporique. Quel poids ?

LE PARADIGME DE LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE EN QUESTION 
La transition par l’élection 
Quatre régimes types de démocraties électives 

UNE TRANSITION ILLUSOIRE ? 
L’addiction au pouvoir 
L’alternance limitée
La « fatigue du vote »

LA RÉINVENTION DE LA DÉMOCRATIE ?
Un constat ambigu 
La démocratie électorale débordée
La démocratie interactive 

CONCLUSION

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SYNTHÈSE

La transition des régimes autocratiques vers des régimes multipartites plus ouverts a suivi plusieurs trajectoires électorales en Afrique. Elle a conduit à une variété de situations dont peu nombreuses sont celles qui traduisent une grande maturité démocratique.

L’élection multipartite est entrée dans le répertoire du politique du continent au début des années 1990. Ce fut la période héroïque du « déverrouillage démocratique » avec l’installation de procédures électorales imitées du système occidental mais de fait rendues hybrides par le jeu des luttes politiques et appropriées à l’état des ressources locales. Depuis 1990, 600 élections présidentielles et législatives se sont tenues dans 53 pays africains. Seule l’Érythrée ne vote pas.

L’ampleur de la révolution politique et institutionnelle qu’a connue le continent ne doit pas être sous-estimée. Les scrutins pluralistes ont contribué à redessiner le paysage politique de plusieurs façons. En créant de nouvelles règles du jeu. En évinçant les dictateurs les plus violents (Idi Amin Dada, Bokassa, Mengistu, Mobutu). En élargissant le spectre des possibles. En ce sens, une élection est toujours un moment politique majeur. À partir de ce constat, la thèse de la « démocratisation par l’élection », dominante dans de nombreux cénacles, énonce que chaque élection fait avancer, par paliers, la démocratie sous l’effet d’une double impulsion : l’apprentissage de la citoyenneté par des électeurs plus impliqués dans les réseaux associatifs et l’instauration irréversible de normes institutionnelles et de pratiques concurrentielles.

Pour autant, rares sont les scrutins africains qui respectent les règles formelles de la démocratie électorale. Les manipulations à chaque étape du cycle électoral prennent diverses formes, allant de l’intimidation des électeurs et des candidats à la manipulation de l’organe de gestion électorale en passant par les failles dans l’enrôlement et le trucage dans le décompte des résultats. L’achat des voix est monnaie courante ; les institutions officielles de contrôle sont peu crédibles et les observations extérieures, internationales et régionales, sont souvent frileuses à dénoncer les manquements aux règles, même si certaines sont devenues plus vigilantes sur ce qui définit le seuil de régularité d’une élection. Devant cet état de fait, depuis une quinzaine d’années, des groupements de citoyens inventent une « observation » hautement plus efficace, participant de ce fait à une « gouvernance par le bas » de la société.

Une mauvaise gestion du cycle électoral fait toujours le nid de la méfiance publique, des frustrations, voire de la violence. Si un scrutin réussi peut calmer et rassembler une nation, un autre aux résultats contestés peut avec brutalité la diviser. On pense à la Côte d’Ivoire en 2000 et 2010, au Kenya en 2002 et 2008, au Ghana en 2008, au Zimbabwe en 2008, au Gabon en 2010, à la République démocratique du Congo en 2011, à l’Ouganda en 2011, au Sud-Soudan depuis 2013, au Burundi en 2015 ou plus récemment au Nigeria en 2019. La violence peut aussi surgir quand l’élection est le moment de « régler des comptes » comme au Kenya, sur des conflits fonciers, ethniques ou sociaux qui ne trouvent pas d’autres modalités de régulation.

Un marché de dupes ? Le fait est que l’élection en Afrique met en présence d’un côté quelques acteurs, souvent sans projets politiques distinctifs, sinon celui de saisir une opportunité de consolider ou d’acquérir une position de rente et de prestige social, et de l’autre des électeurs en déficit d’information et donc aux choix politiques limités. Il y a un divorce entre le temps électoral et le temps gouvernemental et législatif. Au moment du vote, les électeurs ont le sentiment d’être maîtres du jeu. Mais ils ne sont que les souverains d’un jour. Sitôt le vote passé, avec les promesses qui l’ont précédé, ils constatent que les élus prennent le large et que l’intérêt général est ensuite ballotté au gré des protestations.

La possibilité d’alternance au pouvoir est un critère de la démocratie. Elle se rencontre rarement en Afrique. À la fin de 2019, 14 chefs d’État africains étaient au pouvoir depuis plus de vingt ans, si l’on compte leur fils et leur neveu. Une addiction. Dans nombre de cas, la transition électorale a ressemblé plus à un renforcement du multipartisme électoral que de la démocratie électorale. Les pouvoirs sont le plus souvent détenus par la même élite politique qui a dominé la vie politique depuis les transitions des années 1990. Alors que le continent se caractérise par sa jeunesse, la classe politique continue d’être animée par des vieux. Nulle part dans le monde l’écart entre l’âge médian des administrés et celui de leurs gouvernants n’est aussi élevé qu’en Afrique : 43 ans.

Face aux revers de la transition démocratique, les citoyens perdent confiance et s’éloignent d’un système qu’ils jugent corrompu et détaché de leurs préoccupations. La conséquence est la « fatigue du vote ». L’abstention est, depuis le début des années 2000, de 50 % en moyenne. Le sentiment d’exclusion et de non-représentation est le plus marqué au sein de l’électorat féminin, parmi les jeunes et les citoyens des zones les plus éloignées des villes.

En fin de compte, le constat est contrasté. Lorsque l’on croise les indicateurs de la maturité électorale et ceux de la maturité démocratique (Afrobaromètre, Banque mondiale, Freedom House, Mo Ibrahim, Economist Intelligence Unit, V-Dem), l’Afrique offre une large palette de situations. On peut les regrouper en quatre types.

  • Les néo-démocraties électives matures (Cap-Vert, Ghana, Maurice, Namibie, Sénégal, Tunisie) prospèrent dans les pays qui sont parvenus à transcender le clientélisme et où les dirigeants sont régulièrement élus par le biais de processus participatifs, compétitifs, libres, réguliers, transparents, librement surveillés et pacifiques. L’alternance de partis au pouvoir existe et le parlementarisme est actif. La durée de mandats est limitée. Le succès électoral est obtenu davantage par la persuasion que par le contrôle ou l’achat des votes. Même si ces régimes peuvent parfois enfreindre un ou plusieurs des critères de la maturité électorale, ces violations ne modifient pas fondamentalement les règles du jeu entre le gouvernement et l’opposition.
  • Les anocraties électives composites (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Kenya, Malawi, Mozambique, Nigeria, Tanzanie) ont la forme de la démocratie mais pas toute sa substance. Elles procèdent régulièrement à des élections devenues un rituel avec rarement une possibilité d’alternance. Les élections sont contrôlées (listes électorales, médias, Internet, organes de gestion et de validation). Les dirigeants sont élus au sein d’un cercle restreint plus en raison de leur habileté à séduire que de leur compétence. En anocratie, les coalitions entre groupes rivaux formés le temps de l’élection sont changeantes (vagabondage politique ultérieur des élus) et la vie politique est instable.
  • Les démocratures électives autoritaires (Algérie, Angola, Égypte, Rwanda, Ouganda, Zimbabwe) ont survécu aux vagues de libéralisation et d’élections multipartites. L’appartenance à ce groupe est établie à partir de six éléments : les gouvernants élus ou non élus viennent d’un cercle fermé ; le processus électoral est manipulé et les organes de contrôle ne sont pas indépendants ; le niveau de compétition est faible ; le pouvoir exécutif est présidentiel et sans limites ; la régulation de la participation est rigide ; enfin des restrictions importantes sont imposées par le gouvernement pour limiter la participation d’opposants.
  • Enfin, dans les proto-démocraties électives immatures (Burundi, Centrafrique, Libye, Sud-Soudan), l’élection n’est pas un facteur d’homogénéisation du corps social et de stabilisation politique. Le pouvoir politique fait l’objet de luttes et de transactions permanentes qui échappent au jeu démocratique. La coalition au pouvoir, pas ou mal élue, n’est pas formellement redevable de ses actes et rien ne l’incite à adopter des politiques qui seraient favorables au développement.

La pandémie de la Covid-19 rappelle l’importance de libérer le potentiel de développement endogène du continent africain. Ce potentiel se situe au sein d’une nouvelle génération d’acteurs, au sein des mouvements sociaux. On est à présent sorti du schéma réducteur assignant aux militants un rôle de trublions, de contestation de rue. Ils sont pleinement proactifs et suppléent les défaillances de l’État en se dévouant au service des communautés. Les « Afriques du bas », où l’individu s’affirme de plus en plus au-delà de pesanteurs communautaires, aspirent au renouvellement des formes d’incarnation du leadership et à la construction d’un écosystème politique plus responsable. La manière avec laquelle sont gérés la crise et l’après-crise pandémique est décisive pour la légitimité des gouvernants.

Si les élections demeurent en principe une étape importante dans la transition démocratique pour promouvoir en Afrique les libertés, informer les citoyens, leur apprendre à vivre dans une société en bouleversement, construire des systèmes résilients, l’élaboration d’un nouveau cadre institutionnel solide et qui garantisse la redevabilité des élus est essentielle, pour autant qu’elle prenne en compte en particulier de l’évolution des mouvements citoyens qui plaident et agissent déjà pour une « démocratie du bien commun ».

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