À l’occasion de la publication de la deuxième vague de l’enquête sur la fatigue informationnelle, Fabrice Février, membre de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès1Fabrice Février est un professionnel des médias depuis une trentaine d’années. Directeur stratégie et communication au groupe Les Échos-Le Parisien jusqu’en 2024, il a été précédemment directeur des études., analyse la place que les Américains font aujourd’hui aux médias traditionnels. Assurément les véritables perdants des élections de 2024, ces médias subissent la concurrence des géants du numérique. Et la France n’est pas à l’abri du même phénomène, inquiétant pour la démocratie.
Ce que nous apprend l’élection présidentielle américaine
Qui sont les véritables perdants des élections qui se sont tenues en 2024 ? Les médias grand public ! Telle est, au lendemain de la deuxième élection de Donald Trump, la conclusion de la plupart des observateurs des médias.
Le double mouvement de la fragmentation des audiences, au profit quasi exclusif des plateformes numériques gratuites, et de la défiance massive à l’encontre des médias grand public a abouti à ce qu’ils n’aient plus joué un rôle central dans l’information des électeurs américains. En 2016, la perte d’influence des médias historiques était constatée, mais leur audience plutôt préservée. Ce fut notamment le cas du New York Times, qui avait enregistré 200 000 nouveaux abonnés, dans les deux mois après l’élection de Donald Trump. Dans un éditorial post élection, le journal avait quand même admis « une erreur de lecture » de la campagne, reconnaissant que « les médias ont raté ce qu’il s’est passé autour d’eux. C’est aussi l’échec de la compréhension de la colère bouillante d’une grande partie de l’électorat américain qui se sentait laissée de côté ». Et il concluait ainsi : « selon l’avis des électeurs américains, le gouvernement était cassé, le système économique était cassé et, nous l’avons entendu si souvent, les médias étaient cassés. Eh bien, quelque chose est sûrement rompu. Il peut être réparé, mais il faut le faire une bonne fois pour toutes ».
Que s’est-il passé huit ans plus tard ? Aucun signe d’amélioration ! La perte d’influence des médias est consommée et leur perte d’audience vertigineuse. Un exemple : selon Nielsen Media Research, les soirées électorales des chaînes de télévision américaines ont chuté de 25%, perdant 15 millions de téléspectateurs par rapport au scrutin de 2020 (de 57 millions en 2020 à 42 millions en 2024). Bien que leader devant les autres chaînes, même Fox News, pourtant très proche du camp Trump, a enregistré une baisse de 24% de son audience. Quant à CNN, elle est sortie grande perdante de la soirée (-44% en quatre ans) et incapable de renouveler son public (67 ans de moyenne d’âge). Parmi les chaînes généralistes – les équivalentes de TF1 et France 2 chez nous –, aucune n’est parvenue à dépasser les 6 millions de téléspectateurs. À l’échelle de la France, cela équivaudrait à ce que les soirs d’élection présidentielle, les audiences des grandes chaînes généralistes dépassent à peine le million de téléspectateurs !
Dans leur analyse de la deuxième vague de l’enquête sur la fatigue informationnelle réalisée par la Fondation Jean-Jaurès, l’Obsoco et Arte, David Medioni, Guénaële Gault et Sébastien Boulonne emploient le mot juste pour décrire le phénomène qui est l’œuvre, tant il s’accélère et paraît inéluctable : l’exode informationnel. Le système informationnel migre massivement des médias grand public vers les plateformes sociales, des studios de télévision aux écrans de YouTube, des journalistes aux algorithmes, des experts aux « news influencers », cette nouvelle tendance qui a marqué la campagne de 2024.
Par ailleurs, ce que nous apprend cette dernière élection américaine, c’est que la fragmentation des audiences peut devenir une arme redoutable, quand elle tombe dans les mains de ceux qui se dotent des moyens technologiques et financiers dans le but d’identifier des blocs d’électeurs comme autant de cibles différenciées à conquérir. Peu importe la cohérence du discours général, ils optent pour l’empilement d’intérêts particuliers. Ils ne se soucient ni de produire du commun, ni de concevoir une politique équilibrée au service de l’intérêt général. De fait, la frontière n’est plus étanche entre l’information et la manipulation, le débat et la polarisation, la vérité et la croyance. Appliquer cette grille de lecture à n’importe quel sujet d’actualité permet de mesurer l’ampleur du danger. C’est vertigineux. Si l’intelligence artificielle recèle de grandes vertus, il est fort probable qu’elle aussi vienne renforcer l’arsenal des pires desseins. Son utilisation pervertie a tout pour en faire l’outil préféré des adeptes de la société « post vérité ».
Il est illusoire de croire que leur effacement des pratiques informationnelles puisse être sans effets sur notre société en général et sur notre vie démocratique en particulier. Car la conscience du monde qui se dessine, dont les prémices sont déjà très visibles, devrait nous encourager à faire du combat pour la qualité de l’information, et son accès au plus grand nombre, un enjeu aussi crucial que les combats pour la qualité de l’air ou de l’eau. Cette bataille pour la planète média est d’abord celle de la préservation du journalisme de qualité. Car, comme le disait Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, « le journalisme, c’est le contact et la distance2Citation citée dans Alexis Lévrier, Le contact et la distance. Le journalisme politique au risque de la connivence, Paris, Les Petits Matins, 2016. ». Le contact pour nous confronter au réel, la distance pour éclairer notre réflexion et fournir la matière nécessaire au débat public. Un monde sans médias serait par la force des choses un monde sans journalistes. N’oublions jamais qu’en France, par exemple, la presse emploie 70% des journalistes. Or, l’économie de la presse est la plus menacée. Si la critique est toujours la bienvenue, taper sur les médias est devenu un sport national dans la plupart des démocraties. Hélas, les médias eux-mêmes sont des pratiquants de la discipline. Pourtant, il y a bien urgence à se battre pour leur sauvegarde. Car, ils sont mortels. Encore combien de coups de semonce faudra-t-il supporter pour s’en convaincre ?
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Abonnez-vousÉtats-Unis : trois signes avant-coureurs de ce qui va nous arriver
Le symbole Newsweek
Le premier coup de semonce fut asséné le 18 octobre 2012 : le magazine américain Newsweek annonçait l’arrêt de son édition papier et son passage au format tout numérique. Le 31 décembre, il publiait sa dernière édition imprimée, avec cette accroche en couverture comme pour signifier la cause numérique de sa disparition : « #lastprintissue ». Créé en 1933, inspirateur de la création de L’Express en 1964 par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, Newsweek a joué un rôle de premier plan dans les grandes mutations de la société américaine, notamment en matière de droits civiques. Durant des décennies, il a occupé le devant de la scène médiatique américaine, aux côtés de l’autre grande publication du pays, Time,lancé dix ans avant Newsweek. Au sommet de leur rayonnement, ces titres diffusaient à eux deux plus de 7 millions d’exemplaires chaque semaine. Ils incarnaient à la perfection le vocable « généraliste ». Leur nature profonde était quasiment universelle. Ils s’adressaient à tous les publics, en couvrant tous les champs de l’actualité, politique, économique, internationale, scientifique, culturelle… Ils faisaient la démonstration de la capacité des médias grand public à créer du lien et à représenter tous les visages de la société. À quelques jours de son dernier numéro, le journal Le Monde exhumait une citation de Stephen G. Smith, qui fut rédacteur en chef de Newsweek de 1986 à 1991 : « Newsweek, c’était une conversation commune qui était partagée par toute la nation ». Tout était dit en ces quelques mots : les médias généralistes aidaient à faire société.
Comme beaucoup d’autres publications, le magazine Newsweek a succombé à la crise de son modèle économique. Crise du média papier, première victime du monde numérique : sa diffusion avait chuté de moitié entre 2000 et 2012, tombant de 3,14 millions d’exemplaires à 1,5 million ; la publicité se raréfiait aussi, les annonceurs désertant son caractère trop généraliste et lui préférant le ciblage ultra pointu permis par le web. Clin d’œil de l’histoire : la même année que l’arrêt de Newsweek, Internet devenait la source prioritaire d’information de 39% des Américains, et la publicité numérique dépassait pour la première fois les revenus de la presse papier.
Trop généralistes, trop attrape-tout, trop les mêmes informations que partout ailleurs, les médias mainstream éprouvent les pires difficultés pour refonder leurs modèles.
La première élection de Donald Trump
Le deuxième coup de semonce, c’est la première élection de Donald Trump, le 8 novembre 2016. Un choc pour la plupart des médias américains : 194 sur 200 avaient soutenu Hillary Clinton. Comment la victoire avait-elle pu échapper à la candidate démocrate ? La question a agité les rédactions des grands médias. Certes, elle avait remporté le vote populaire, obtenant, au plan national, près de 3 millions de voix de plus que son concurrent républicain. Mais Donald Trump avait remporté le scrutin des grands électeurs, le seul qui compte. Ce particularisme américain d’un suffrage à moitié universel remonte à l’origine même de la Constitution américaine. La volonté de ses fondateurs était de concilier une gouvernance locale, fondée sur les États, et une gouvernance fédérale, basée sur l’ensemble de la population. Beaucoup, encore aujourd’hui, jugent que cela reste le meilleur moyen de ne pas marginaliser les plus « petits » États, à cause du faible nombre de leurs habitants, de tenir compte aussi de leurs intérêts et de leurs aspirations, face aux habitants des grandes métropoles des côtes Est et Ouest.
Des observateurs des médias, notamment à partir d’une étude du Pew Research Center, ont mis en exergue la poussée du vote Trump dans les zones qualifiées de déserts informationnels, quand leurs habitants n’ont plus disposé de journal local. Steve Waldam, fondateur d’une coalition en faveur du rétablissement de médias locaux, déclarait encore au début de l’année 2024 : « La perte de ces journaux entraîne les populations locales dans une spirale de désinformation, de division et de polarisation. Sur le plan national, on a tendance à considérer les opposants comme des ennemis. Sur le plan local, quand vous les croisez à un match ou au supermarché, vous réalisez qu’ils sont des êtres humains eux aussi ».
Dans les germes de la fatigue informationnelle, il y a bien cette exaspération d’une partie croissante de la population, la plus éloignée des grands centres urbains, là où se trouvent la plupart du temps les lieux de pouvoir, d’autorité, d’influence… et de décision. Comme si, aux yeux de ces gens, leurs vies ne comptaient pas, qu’elles étaient même rendues invisibles. Comme si leur parole n’était plus écoutée. Or, dans la plupart des enquêtes, on constate que proximité et confiance vont souvent de pair3Baromètre de la confiance politique, enquête OpinionWay pour le Cevipof/SciencesPo, 2024 ; Enquête sur le rapport des Français à leur maire, Ifop pour Politicae, 2024..
En 1987, Donald Trump prononçait cette sentence, qui sera l’argumentaire central de ses futures campagnes : « Si vous êtes différents ou scandaleux, les médias vont écrire à votre sujet ». Alors, il n’hésitera pas à paraître différent et scandaleux. Pour mener sa bataille de l’opinion, il n’a pas hésité à affronter durement les médias, ni à recourir à l’outrance verbale. Il jettera fréquemment cette phrase à la figure des journalistes devant lui : « you’re the fake news ». Ses futurs électeurs, dont beaucoup vivaient dans les nouveaux déserts de l’information, ne lui en tenaient pas rigueur. Au contraire. Il représentait leur voix par procuration.
En plus de combattre les médias traditionnels, Donald Trump a pu compter sur les campagnes de désinformation qui ont largement circulé sur Facebook. Nouvellement élu, il déclara dans un entretien à la chaîne de télévision CBS : « j’ai une telle puissance, en ce qui concerne le nombre d’abonnés [sur les réseaux sociaux], que cela m’a permis de gagner tous les scrutins où les démocrates ont dépensé pourtant plus d’argent que moi que moi. Et j’ai gagné. Les réseaux sociaux ont plus de pouvoir que tout l’argent qu’ils dépensent ».
Pour la campagne de 2016, Facebook sera accusé d’avoir laissé se propager des « hoax », ces articles créés de toutes pièces, diffusant de fausses informations et apparaissant vraisemblables. On se souvient encore du faux communiqué de Vatican, qui annonçait le soutien du pape François à Donald Trump. L’article le plus viral de la fin de campagne était faux.
Une enquête du site BuzzFeed révélait que les faux articles avaient généré davantage de trafic que les vraies informations, vérifiées et recoupées, au cours des trois mois ayant précédé le scrutin. Facebook en avait été le principal diffuseur. Mark Zuckerberg éprouva les plus grandes peines pour assurer la défense de sa plateforme, qui touchait près de 70% des Américains en 2016 : « Identifier la “vérité” est compliqué. Si certaines fausses informations sont faciles à démonter, une très grande partie du contenu, même venu de sources très populaires, a souvent des informations justes dans l’ensemble, mais avec des détails erronés ou omis. (…) Je crois que nous devons être extrêmement prudents par rapport à l’idée de devenir nous-mêmes des arbitres de la vérité ». Bref, circulez, il n’y a rien à voir ou presque !
YouTube, podcasts et « influencers news »
Le troisième coup de semonce sera-t-il le coup fatal pour les médias traditionnels ? Vainqueur haut la main de l’audience durant la campagne américaine de 2024, l’attelage associant YouTube, podcasts et « influencers news » sur les réseaux sociaux ont quasiment mis hors-jeu ces fameux médias mainstream.
YouTube a pris le dessus sur la télévision et s’est imposé sur les écrans du salon des familles. Pour la première fois, la plateforme a dépassé le seuil des 10% de l’audience de la télévision aux États-Unis. Non contente de supplanter la télévision traditionnelle, YouTube a en plus conforté sa domination sur le streaming vidéo. La plateforme touche aujourd’hui trois Américains sur quatre et son algorithme adore les formats longs, ce dont les conseils et les équipes de Trump se sont emparés. De manière inattendue, même si c’est à un degré moindre, Spotify (les États-Unis sont le premier marché du leader mondial du streaming audio) fut également un acteur émergent de la campagne.
Dans l’une de ses dernières chroniques sur son site Episodiques, Frédéric Filloux, fin analyste des médias et de la tech, ancien journaliste correspondant aux États-Unis, explique que « le point commun de YouTube et de Spotify est d’avoir hébergé des formats longs, aux audiences colossales qui ont offert aux candidats et supporters républicains des tribunes à la fois complaisantes et puissantes ». Parmi ces tribunes, on trouve le podcast de Joe Rogan, qui compte près de 20 millions d’abonnés sur YouTube. Frédéric Filloux explique que l’interview de Donald Trump « a collecté, en 24 heures, 26 millions de vues et a totalisé 52 millions de vues dans les jours qui ont suivi. Ajouté à cela les écoutes sur Spotify où Rogan a 14 millions de d’abonnés, on peut estimer l’audience totale de ce vidéo-podcast à plus de 65 millions de personnes ». C’est pourquoi, après les avoir affrontés en 2016, Donald Trump n’a pas hésité à contourner les médias traditionnels en leur donnant très peu d’interviews. Il ne risquait pas la contradiction.
Last but not least : il faudra désormais compter sur ces nouveaux venus appelés « news influencers ».Le Pew Research Center, organisation indépendante qui scrute les évolutions de la société américaine, les définit comme des personnes qui publient régulièrement des articles sur l’actualité et qui comptent au moins 100 000 abonnés sur les réseaux sociaux. Ils peuvent être des journalistes qui sont ou étaient employés par une entreprise de presse ou des créateurs de contenus indépendants. Le Pew Research Center a mené une enquête approfondie de laquelle ressortent quelques résultats édifiants. On apprend ainsi qu’un Américain sur cinq, dont beaucoup de moins de 30 ans, a été soumis à ce type de contenus. De toutes les plateformes, c’est X (ex-Twitter racheté en 2022 par Elon Musk) qui en héberge le plus grand nombre (85%).
En lançant sa formule « You are the media now », Elon Musk ne résiste à aucun discours outrancier : « La presse d’extrême gauche n’a cessé de répéter que Trump était comme Hitler, Mussolini et Staline réunis. Il y a quelque chose qui ne va pas avec la presse. Le journalisme est mort. C’est pourquoi le journalisme citoyen est l’avenir. C’est le journalisme citoyen, où l’on entend les gens, c’est fait par des gens, pour les gens », déclare-t-il sur X le 10 novembre dernier.
Depuis une dizaine d’années, les coups de semonce annonçaient la montée de la fatigue informationnelle et l’exode qui affaiblissent les médias traditionnels. L’attaque contre le journalisme est une arme de destruction massive. Ce n’est pas un hasard si on la retrouve souvent dans les mains des populismes.
Oui, la France est exposée de la même façon que les États-Unis
Alors que la bataille de l’attention ne se joue pas à armes égales avec les géants du numérique, que chaque acteur se bat pour la même minute et le même euro, le rapport de force n’est plus et ne sera plus jamais en faveur des médias.
Chez nous aussi, les plateformes sociales gratuites sont ultra dominantes. Environ 40 millions de Français utilisent Google chaque jour, 30 millions Facebook, 20 millions Instagram et YouTube, 5 millions X et Spotify. Quasiment aucun média d’information, même les plus puissants d’entre eux (Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, France Info…), ne dépasse les 5 millions d’utilisateurs quotidiens sur Internet.
À cela s’ajoutent deux grandes menaces : le vieillissement des audiences des médias traditionnels et les conditions de marché qui se durcissent et qui fragilisent toujours plus l’économie de l’information (sur le numérique, on assiste à un ralentissement du marché de l’abonnement et à un coup de frein brutal à la publicité). Par ailleurs, il y a la vie démocratique, aussi malade que le système informationnel, le destin des deux étant intimement lié. Longtemps, la force de la démocratie a résidé dans sa capacité à prendre en compte toutes les différences, afin de mettre en œuvre des politiques équilibrées au service du commun et de l’intérêt général. Alors qu’elle constituait un facteur de cohésion et d’inclusion (« la société prend en compte ma différence »), la diversité a été remplacée par la minorité (et ses tyrannies). Longtemps, les médias ont raconté et donné un visage à ces diversités, qui, au final, formaient un ensemble auquel chacun consentait à se rattacher.
Désormais, les minorités sont des blocs hermétiques, enfermés sur eux-mêmes, qui refusent de cohabiter et de dialoguer avec les autres. L’opinion des autres ne les intéressent pas, ils les considèrent même comme des adversaires. Ces blocs se nourrissent de la peur du déclassement, voire de l’invisibilisation dans les médias. Après avoir d’abord touché les classes populaires, ce « mal-être » à force d’être « mal vu » atteint désormais la classe moyenne. Or, celle-ci a toujours constitué la clé de voute de notre société. Elle représente la majorité, qui a toujours consenti au commun et à la représentation élective. En quelque sorte, un véritable pôle de stabilité.
Les populistes, sous toutes leurs formes, ont compris que cette bascule de l’opinion majoritaire pouvait être la clé pour accéder au pouvoir. Les minorités sont ainsi instrumentalisées, ce qui nourrit la polarisation de l’opinion, ce poison pour la démocratie. Désormais, il s’agit moins de rassembler (une majorité) que de cliver pour capter des minorités auxquelles sont tenus des discours faisant mine de prendre en compte leurs différences.
Le dénominateur commun entre la crise démocratique et la crise informationnelle, c’est la crise du réel. La critique est faite aux politiques d’être déconnectés de la vie réelle et aux médias de ne plus rendre compte des réalités. Les deux ne jouent plus le rôle qu’on est en droit d’attendre d’eux. Le réel et la complexité sont occultés au profit de la croyance et de la conflictualité. C’est tout le rapport à la vérité qui s’en trouve remis en cause. Le danger mortifère de la société dite « post vérité » ou encore « post factuelle ». La vérité est de moins en moins la valeur de base, elle devient secondaire. Les faits ne sont plus fondamentaux, ils sont mis en question, comme le soulignait un livre publié par la Fondation Jean-Jaurès en 2019 : « Qu’est-ce qu’un fait ? Qu’est-ce qui distingue un fait scientifique d’une opinion, d’une croyance, d’une rumeur ? »
Les personnalités publiques peuvent désormais annoncer des fausses nouvelles en toute connaissance de cause, sans le moindre égard pour la vérité – et en tirer bénéfice. Le tout en contournant autant que possible la contradiction journalistique.
La refondation démocratique passera inévitablement par une refondation informationnelle. Si les médias sont une partie du problème, ils détiennent une partie de la solution : le journalisme. Cela restera toujours leur meilleur atout, leur raison d’être et le socle de leur proposition de valeur.
Le journalisme sera toujours la meilleure voie pour enrayer l’exode, à tout le moins le freiner, ainsi que pour donner des signes d’écoute et de confiance aux fatigués de l’information, dont les médias sont la principale cause à leurs yeux. Les contours de cette réponse ne sont jamais qu’un retour aux sources du journalisme :
- le journalisme du réel : rendre compte des faits et garantir leur véracité ;
- le journalisme de la distance : éclairer la réflexion et le débat public ;
- le journalisme de la solution : contribuer à faire société, créer du lien, identifier les pistes d’un mieux-vivre individuellement et collectivement.
Toutes les parties prenantes de nos démocraties auraient intérêt à prendre au sérieux le spectre d’un monde sans journalistes. Car rien ne peut remplacer l’intelligence humaine pour raconter le monde tel qu’il est, et non pas tel que certains systèmes de pensée voudraient qu’il soit, pour rendre accessible la complexité et, enfin, pour répondre au sentiment d’impuissance face à l’information.
Dans le cas contraire, chaque désert informationnel se transformera inéluctablement en désert civique. La perspective est menaçante, mais de moins en moins une illusion d’optique. Il est grand temps d’en prendre conscience et d’agir !
- 1Fabrice Février est un professionnel des médias depuis une trentaine d’années. Directeur stratégie et communication au groupe Les Échos-Le Parisien jusqu’en 2024, il a été précédemment directeur des études.
- 2Citation citée dans Alexis Lévrier, Le contact et la distance. Le journalisme politique au risque de la connivence, Paris, Les Petits Matins, 2016.
- 3Baromètre de la confiance politique, enquête OpinionWay pour le Cevipof/SciencesPo, 2024 ; Enquête sur le rapport des Français à leur maire, Ifop pour Politicae, 2024.