Les manifestations de début mai 2018 ont marqué le retour, sur la scène médiatique, du mouvement des Black Blocs. Tomas Statius, journaliste à Street Press, décrypte, pour l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, ce qui s’entend derrière ce terme, rappelant que l’on est encore loin d’un grand réseau international des « encagoulés ».
La question des nouvelles formes d’actions radicales est épineuse. Quoi de plus compliqué, en effet, que d’analyser un mouvement fugace par nature ? Comment définir le Black Bloc ? C’est un mode d’organisation collective, qui regroupe des groupes affinitaires, présents sur plusieurs terrains sociaux, le temps d’une mobilisation collective. Si l’apparition du terme même est sujet à caution, tout comme sa généalogie – est-il un terme employé d’abord par les militants eux-mêmes, ou par les policiers chargés de son traitement ? –, l’avènement médiatique de ce répertoire d’action, des années 1990 à aujourd’hui, peut, quant à lui, être rattaché à deux événements : le sommet du G7 à Seattle en 1999 et le G20 à Gênes en 2001. La raison de ce mode d’organisation est simple : préserver l’anonymat de ceux qui commettent des actions violentes et mettre en échec la police dans une stratégie proche de la guérilla urbaine. L’objectif ? Ouvrir des brèches insurrectionnelles lors des manifestations et cibler des symboles du capitalisme (banques, grands groupes, assurances) ou de la puissance étatique (mobilier urbain, police). De fait, on peut d’emblée rappeler qu’il y a autant de Black Blocs que de mouvements sociaux. Au risque d’en décevoir certains, on ne peut pas parler d’internationale Black Bloc, ni de grands réseaux des « encagoulés ».
La tâche est d’autant plus ardue dans le cas du mouvement social du printemps 2018. En effet, ce que l’on a appelé le « Cortège de tête » – la tête de manifestation pendant la loi travail – regroupait tant des partisans de l’action violente que des manifestants non violents qui, en soutien à ces groupes, adoptaient les mêmes codes vestimentaires. Le second obstacle auquel on se heurte, et pas des moindres, est la rareté de la parole des membres de ce Cortège de tête ou de ces Black Blocs. Il est évident que le mouvement, sans être aphasique, comme les révoltes urbaines, préfère « agir » à « parler ». Dès lors, il faut comprendre son « discours » à partir de ses « actes », et/ou donc déceler les quelques traces laissées par ces membres, tant dans des publications militantes ou lors de fugaces prises de parole.
La grande force de ce Cortège de tête est de polariser une partie des débats autour de son existence et de s’attribuer une centralité que les mouvements de gauche radicale n’avaient plus eue depuis plusieurs années – hormis des événements relevant de l’hyperlocal. À chaque manifestation, on est contre ou pour le Black Bloc. Les politiques sont appelés à se prononcer, tout comme les journalistes ou les citoyens. Le fait que ce répertoire d’action politique soit perpétuellement débattu donne d’autant plus d’importance à ceux qui en sont les porteurs. Comme bien des débats ont pu le montrer depuis Nuit debout, le cortège de tête, en tant qu’entité, fait partie de ceux qui imposent – réimposent – la question de la violence ou de la non-violence dans les répertoires d’action politique. Cette violence est à leurs yeux justifiée, puisqu’elle est utile pour rendre visible la répression de l’État, ainsi que sa partialité dans l’utilisation de la force.
L’autre force du Cortège de tête est sa capacité à rassembler les différentes familles de la gauche radicale et à recruter au-delà. Cette force vient, à mon sens, de la nature inclusive du mouvement social d’avril 2016 mais également des grèves qui se déroulent au début du mois de mai 2018. Les manifestations contre la loi travail sont devenues des manifestations contre la « loi travail et son monde ». Tout comme les manifestations pour soutenir les cheminots se sont muées en manifestations contre Emmanuel Macron et son monde.
Pour évoquer les différents groupes ou tendances qui continuent à garnir les rangs du Cortège de tête, je partirai d’un événement médiatique que l’on connaît tous : l’incendie d’une voiture de police Quai de Valmy en mai 2016 – parce que c’est une référence que l’on partage et que, à mon sens, il livre une assez bonne photographie des différentes forces en présence. L’idée n’est absolument pas de limiter le Cortège de tête à ces quelques mouvances, représentées par des individus sortis de la masse, mais plutôt de partir de ces profils pour essayer de dessiner les contours de ce mouvement, qui se distingue par une extrême hétérogénéité. Comme toute photographie, elle est imparfaite.
Qui trouve-t-on sur le banc des prévenus ? Tout d’abord Kara Wilde. Une femme transgenre américaine, venue en France pour rejoindre le Kurdistan, d’après ce qu’elle déclare aux enquêteurs peu après son interpellation. Interrogée par ces mêmes policiers, elle se définit comme « anarchiste-communiste, écologiste radicale et féministe ». Son profil permet d’emblée d’identifier plusieurs pôles du Cortège de tête. D’abord, un féminisme radical, qui a émergé lors des mouvements contre la loi travail et qui continue d’infuser la sphère militante en mai 2018. Du Pink Bloc, groupement de militants LGBTQ+ dont le but était de perturber les rassemblements de La Manif pour tous, au Witch Bloc, cortège de féministes déguisés en sorcières, on peut voir des emprunts de plus en plus nombreux aux vocables et aux répertoires d’action collective du Cortège de tête. Puis la proximité idéologique (le communisme, l’autogestion), et parfois affinitaire, de membres du Cortège de tête avec les Kurdes du YPG ou du PKK. C’est l’une des luttes fréquemment associées (on a pu le voir à Nuit debout), comme d’autres luttes d’autodétermination (celle des Basques par exemple). Enfin, ce n’est pas un hasard si Kara Wilde se définit comme écologiste, tant les mouvements contre les grands projets, comme Notre-Dame-des-Landes, Bure ou Sivens, ont constitué des foyers de radicalité au cours de la dernière décennie.
Le second profil sur lequel je voudrais m’attarder est celui de Nicolas F. Propriétaire de son appartement à Saint-Ouen, ingénieur, l’homme ne brille pas par son parcours militant. Pourtant, c’est lui qui a asséné de coups de barres de fer à Kevin P., policier de la sécurité civile (surnommé par la suite Kung-Fu Cop). Dans un texte que les enquêteurs retrouvent chez lui, l’homme affirme avoir basculé après une manifestation du 28 avril 2016. Il explique avoir pris conscience de la violence exercée par la police, après avoir vu une manifestation, à laquelle il ne participait pas, être réprimée. À mon sens, il représente la « massification » du Cortège de tête, c’est-à-dire l’agrégation d’individus qui n’étaient pas proches des milieux militants et qui se sont mobilisés sur le thème des violences policières. Cela a constitué une courroie d’entraînement pour le mouvement social, à Paris mais aussi en proche banlieue et dans les quartiers populaires.
Le troisième profil que j’évoquerai est Ari R., proche des milieux autonomes, des milieux indépendantistes basques et militant anti carcéral. Krème de son surnom, Ari R. n’a pas parlé pendant l’ensemble de l’instruction, réfutant la légitimité du tribunal à juger de son cas. Il représente, à mon sens, le canal historique de ceux qu’on a appelé les Autonomes.
Enfin, je reviendrai sur deux derniers profils, les frères Bernanos. Tous deux sont membres de l’AFAPB (Action fasciste Paris banlieue), un groupe affinitaire descendant des bandes antifascistes des années 1980-1990, réactivées à Paris au tournant des années 2000 notamment dans les tribunes Auteuil du Parc des Princes. Ces deux frères sont le symbole de la politisation de ces groupes affinitaires autrefois centrés sur la lutte contre l’extrême droite (anticapitaliste, féministe, islamophobie, etc.), présents désormais dans les mouvements sociaux, des manifestations pro-migrants ou contre l’état d’urgence. Ils sont étudiants – il ne faut pas oublier qu’une partie non négligeable des membres du Cortège de tête provenait du militantisme étudiant, dont l’une des organisations phares est le MILI (Mouvement inter-luttes indépendants). Un groupe, encore une fois, affinitaire, né dans les lycées de l’Est parisien au moment de l’affaire Leonarda. Ces milieux étudiants sont assez proches idéologiquement des écrits du Comité invisible, dont l’activisme s’est prolongé dans un groupe, monté à l’occasion des élections, qui s’appelait Génération ingouvernable.
Cet essai de cartographie peut être poursuivi en s’intéressant aux nombreuses actions qui ont été menées en l’honneur des inculpés de la voiture brûlée. Entre le 18 juin 2016 et le 21 novembre 2017, ce ne sont pas moins de 75 actions qui ont été menées en soutien à deux des inculpés du Quai de Valmy, Kara Wilde et Krème. Elles vont du sabotage à l’organisation de manifestation de soutien ou de sessions de tractage, en France, bien sûr, mais aussi dans plusieurs pays européens (Suisse, Allemagne, Belgique) et même aux États-Unis. Certaines d’entre elles permettent d’élargir un peu plus la sphère « d’affinité » autour de ce Cortège de tête.
Des actions anti technologiques – l’incendie d’un FabLab (Grenoble), d’antennes relais (Orbeil, Puy-de-Dôme), d’un bâtiment d’Enedis (Crest) – ont été dédiées à Krème et Kara Wilde. Ce renouveau du luddisme, notamment autour de Grenoble, pôle technologique français, permet d’élargir pour partie les références du Cortège de tête et de prouver, à nouveau, son hétérogénéité. C’est également le cas des actions anti carcérales : sabotage de véhicules de prestataires de la prison, manifestation aux abords de Fleury-Mérogis.
En même temps, ces actions permettent également de percevoir les possibles limites de cette « union sacrée » entre les franges de la gauche radicale qui se sont retrouvées, à un moment donné, dans le Cortège de tête, et ce notamment sur la question du rapport à la technologie de ces différentes mouvances.