Corruption et réformes en Ukraine : le bilan des années Porochenko

Alors que la victoire récente à l’élection présidentielle de Volodymyr Zelensky suscite plusieurs interrogations, Paul Niland, entrepreneur installé en Ukraine depuis de nombreuses années, revient sur la question de la corruption en Ukraine – élément explicatif de premier ordre du résultat du scrutin présidentiel – et sur les réponses apportées et les réelles avancées réalisées selon lui au cours du mandat de l’ex-président Porochenko.

Les commentateurs se livrent bien trop souvent à des généralisations lorsqu’il est question de la corruption en Ukraine. Par exemple, on lit dans un article de Foreign Policy publié en septembre 2017 que « Quatre ans après la révolution du Maidan, il n’apparaît pas que le pays soit sur le point de résoudre ses problèmes de corruption » ; des énoncés de ce type présentent au public et aux décideurs une vue déformée du problème de la corruption en Ukraine.

La présente note ne vise pas à camoufler le problème mais à en donner une explication objective et, si possible, à le quantifier, ainsi qu’à fournir des précisions sur les nombreuses réformes et mesures de lutte contre la corruption qui ont vu le jour depuis que, il y a cinq ans, les Ukrainiens sont descendus dans la rue pour ce que l’on a d’abord appelé les manifestations de l’EuroMaidan et qui est maintenant mieux connu sous le nom de « Révolution de la dignité ».

Certes, la corruption existe encore en Ukraine, et elle a des racines profondes. Pour réduire les pratiques corrompues, voire pour parvenir enfin à y mettre un terme, il faut plus que des lois, il faut un changement d’attitude, et ce n’est pas un résultat que l’on puisse atteindre facilement ni rapidement.

Le problème de la corruption au niveau de l’État a été un des principaux déclencheurs de la révolution de 2013-2014 en Ukraine. Si le catalyseur a été l’annonce par le gouvernement de Viktor Ianoukovytch que l’Accord d’association tant attendu avec l’Union européenne ne serait pas signé, c’est le phénomène sous-jacent de la corruption qui a vraiment poussé les gens à manifester, associé aux mauvais choix successifs faits par le régime Ianoukovytch pour s’attaquer à la fois aux manifestants et à la démocratie elle-même en imposant les lois dites « dictatoriales » du 16 janvier 2014.

Sous Ianoukovytch, la corruption était florissante en même temps qu’elle devenait plus manifeste. Une presse libre, que l’on peut considérer comme un héritage de l’époque de Viktor Iouchtchenko, publiait des reportages sur les résidences princières de ceux qui volaient le pays et appauvrissaient les simples citoyens. Par ailleurs, des journalistes d’investigation révélaient les sommes énormes qui étaient versées à des amis et parents par le biais d’appels d’offres publics frauduleux. Ces chiffres faramineux enrageaient une population qui travaillait dur, parfois en ayant plusieurs emplois, pour survivre.

Le problème de la corruption ne se limitait pas au mode de vie opulent de ceux qui tiraient profit de postes de pouvoir ou proches du pouvoir. La corruption tue, par exemple en n’offrant pas de services hospitaliers appropriés, faute de subventions ou de crédits publics. La corruption tue également quand des retraités n’ont pas les moyens de se chauffer pendant les durs hivers ukrainiens. La corruption augmente la mortalité routière quand on peut se dispenser de passer l’examen en s’achetant le permis de conduire et quand, en acceptant les pots de vin, la police de la route permet aux usagers de se soustraire aux amendes qu’ils devraient payer pour excès de vitesse ou pour conduite en état d’ivresse, quand ce n’est pas pour l’un et l’autre à la fois.

La corruption est sans nul doute un cancer dans toute société. Pendant les années Ianoukovytch (depuis son retour au poste de Premier ministre en 2006-2007 puis quand il exerça la présidence à partir de 2010), la corruption en Ukraine étendit ses métastases à un rythme inquiétant. Elle touchait tous les domaines de l’administration des affaires publiques, au niveau local comme au niveau national.

Depuis la Révolution de la dignité, d’importantes mesures ont été prises en Ukraine pour enlever les cellules cancéreuses et mettre un terme à des pratiques de corruption qui ont fait des ravages dans le pays et y ont déclenché une révolution. Si de telles mesures n’avaient pas été prises, l’état d’esprit de la société ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Le pays aspire désormais à une évolution plutôt qu’à une révolution. Bien que la corruption n’ait pas disparu, le tableau est aujourd’hui bien différent de ce qu’il était avant que le Maïdan ne commence.

Un problème de perception

Parce qu’il est mal compris, voire pas compris du tout, le processus de réformes en Ukraine n’a pas une bonne image sur la scène internationale. Le 21 septembre 2018, l’organe d’information BNE Intellinews, basé à Moscou, a diffusé par e-mail un bulletin informant ses lecteurs d’un conflit entre deux services de lutte contre la corruption en Ukraine : le Bureau national de lutte contre la corruption (NABU) et le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAPO). L’article en question était précédé d’un chapeau rédigé en ces termes : « À Kiev, la tragédie de l’incapacité à venir à bout de la corruption a tourné à la farce ».

Ce type d’opinion, qui généralise « l’incapacité à venir à bout » de la corruption quoi qu’on fasse, fait partie du problème d’image et de réputation que rencontre l’Ukraine.

Sondages et opinions contre évaluations

Il y a de toute évidence une dissonance entre le sentiment des Ukrainiens face aux réformes en cours dans leur pays et les évaluations de la situation que font les experts internationaux.

Ainsi qu’il ressort d’un travail de recherche détaillé de l’International Republican Institute en mars 2018 et intitulé « Sondage d’opinion auprès de personnes résidant en Ukraine », 71% des personnes interrogées estimaient que leur pays « allait dans le mauvais sens » ; dans ce même rapport, « la corruption au sein de l’administration » était, après le conflit militaire dans le Donbass, le principal problème auquel le pays se heurtait.

On peut maintenant comparer ces opinions à celles de l’expert international Anders Aslund, économiste et chercheur à l’Atlantic Council, qui écrivait dès septembre 2015 : « Le FMI a une approche positive des événements d’Ukraine car il fonde son jugement avant tout sur la législation adoptée. Cette année, l’Ukraine a voté quelque 400 lois de réforme, ce qui est beaucoup. Jamais il n’a été autant fait pour les réformes en Ukraine. »

Une étude d’opinion publiée en novembre 2018 portant sur la corruption et menée par la Democratic Initiatives Foundation fait apparaître que 91% des personnes interrogées considéraient que la corruption était un problème grave en Ukraine, et que 61% d’entre elles y voyaient le plus lourd obstacle au développement du pays. La même étude montre que 61% des personnes interrogées estiment que la principale raison de la persistance des problèmes de corruption en Ukraine était que ceux qui étaient chargés de résoudre ce problème, à savoir les autorités nationales, étaient eux-mêmes corrompus, et que l’une des principales raisons pour lesquelles la corruption se heurtait à peu d’obstacles était qu’il régnait au sein des élites politiques un sentiment d’impunité.

Le problème que pose donc l’évaluation des vrais acquis de la réforme en Ukraine est dû à de multiples facteurs :

  • le manque d’informations, en Ukraine et au niveau international, sur des initiatives de réforme spécifiques ;
  • le peu de confiance que les Ukrainiens accordent à leurs dirigeants politiques ;
  • le manque de compétences internationales concernant l’Ukraine ;
  • l’insuffisance de la communication entre les organismes publics ukrainiens et des parties prenantes essentielles dans le pays et à l’étranger.

Pour se faire une idée plus juste des succès et échecs des réformes, les parties intéressées doivent se tourner vers des sources d’informations pertinentes et fiables. La Fondation Carnegie pour la paix dans le monde offre une source de qualité, considérée comme sérieuse et objective. Sa série de huit rapports publiés respectivement en août 2015, octobre 2015, décembre 2015, février 2016, avril 2016, avril 2017, octobre 2017 et mars 2018 présente en effet une vue d’ensemble très précieuse sur la façon dont le processus de réforme en Ukraine a progressé ces dernières années, avec des précisions sur les succès comme sur les échecs.

Exemples de réforme

Le secteur gazier

Le commerce du gaz avait été pendant de nombreuses années un des domaines où les pratiques frauduleuses étaient le plus répandues. La façon dont ce secteur était manipulé avait des conséquences qui allaient beaucoup plus loin que le simple enrichissement de quelques individus, même si, bien sûr, cet enrichissement y était pour quelque chose.

Les manigances dans le secteur du gaz ont creusé un trou énorme dans le PIB ukrainien puisque jusqu’à 8% de la richesse annuelle du pays ont disparu de ce fait. Et, comme c’est toujours le cas, ce sont les contribuables qui ont fini par combler le déficit. Mais, de plus, c’étaient précisément les revenus tirés de ce commerce, et du commerce du gaz entre la Russie et l’Ukraine, qui servaient à financer des projets politiques (notamment leur couverture publique par le biais de chaînes de télévision et autres médias) inscrits dans le sillage de ces pratiques frauduleuses.

Naftogaz Ukraine, l’entreprise d’État qui détient le monopole sur le marché de l’énergie, a été une des principales cibles des changements demandés lors de la révolution de 2013-2014. Il a fallu des agents lourdement armés du SBU (le service de sécurité national) pour déloger les principaux dirigeants de la société à l’époque.

Les changements apportés au sein de la direction et du conseil de surveillance ont permis d’assurer la transparence et d’obtenir des investissements. Ils ont aussi abouti à un engagement à agir au mieux des intérêts du pays et de la compagnie. Le meilleur exemple en est que Naftogaz a engagé une procédure, qu’elle a gagnée, contre le russe Gazprom devant la Cour d’arbitrage de Stockholm. Elle s’est ainsi vu accorder 4,63 milliards de dollars de dommages-intérêts. Pour engager ce type d’action, il n’y avait absolument aucune volonté politique dans l’Ukraine d’avant, où il était impensable de poursuivre la Russie en justice pour mettre fin à un système injuste et obtenir des réparations qui, en fin de compte, seraient bénéfiques pour les citoyens ukrainiens en tant que contribuables. Du temps de Ianoukovytch, et même avant, ceux qui contrôlaient le secteur gazier en Ukraine agissaient de concert avec leurs homologues de Russie, et l’idée de les avoir comme partie adverse dans une procédure judiciaire était non seulement impensable mais risible.

Naftogaz ne grève plus l’économie ukrainienne ; c’est même tout le contraire. C’est le groupe qui apporte la contribution la plus élevée au budget de l’État. En 2018, Naftogaz a versé à l’État 4,88 milliards de dollars en impôts et dividendes, ce qui équivaut à 15% du montant total des recettes du budget de l’État. Au 8 janvier 2019, le groupe Naftogaz avait versé 136,5 milliards de UAH en impôts et dividendes au budget de l’État en 2018. L’année dernière, la contribution de Naftogaz au budget de l’État a augmenté de plus de 27% par rapport à 2017. Ce montant se décompose comme suit : 23,9 milliards de UAH au titre de l’impôt sur les sociétés, 37,4 milliards de HUA de TVA, 28,5 milliards de UAH de redevances et 29,5 milliards de UAH de dividendes.

Les paiements du groupe Naftogaz ont représenté près de 15% du total des recettes de l’État en 2018, comparés au budget 2017 de la défense, qui était de 86,6 milliards de UAH, et aux 55,5 milliards de UAH de subventions pour l’achat de gaz par les ménages inscrits au budget de l’État. Le groupe Naftogaz reste, en Ukraine, le plus gros contributeur fiscal.

Réforme de la police

La réforme de la police a eu, en Ukraine, des effets mitigés, mais il n’en reste pas moins important d’en prendre note dans la présente note. Ce qui a changé à cet égard, c’est le point de contact principal entre les citoyens et les organes de répression, à savoir les nouvelles forces de police, qui comptent 22 000 hommes et femmes et opèrent dans les 34 principales agglomérations du pays (sauf, bien sûr, dans les zones du pays temporairement occupées par la Russie et par des forces aux ordres de la Russie).

Le problème récurrent que pose la lutte contre la délinquance en Ukraine est que, au delà des premiers intervenants, il subsiste un système de services d’enquête et autres services de police qui n’ont toujours pas été réformés. Il arrive que ces services entravent les efforts des nouveaux policiers désireux de travailler efficacement et honnêtement.

Il n’y a pas eu de réforme de la police, ni au niveau des effectifs de base, ni au niveau général. Mais la création de la nouvelle police a signifié que depuis juillet 2015, la réalité des rapports entre les citoyens et les policiers qui sont à leur service a grandement changé. Grâce aux efforts conjoints de pays comme les États-Unis, le Canada et le Japon, ces premiers intervenants d’un type nouveau sont bien formés et s’acquittent de leurs fonctions d’une façon très éloignée de celle des « miliciens » d’autrefois qui, souvent, complétaient leur salaire journalier en extorquant des pots-de-vin.

Le problème qui, toutefois, continue de se poser, est que des fonctionnaires de l’ancien régime démis de leur poste ont réussi à se recaser grâce à un système judiciaire qui, lui, reste douteux. L’Ukraine est à l’avant-garde des efforts considérables déployés pour remédier aux nombreux gros problèmes institutionnels communs à tout l’espace post-soviétique, et l’une des manifestations de cette difficulté est le lien qui existe entre les services de maintien de l’ordre et le crime organisé. Les connexions entre l’oligarchie et les hommes politiques constituent un autre domaine où les efforts entrepris en Ukraine pour rompre ce lien peuvent avoir valeur de test. On trouve un exemple épouvantable de la façon dont la combinaison de ces problèmes continue d’éprouver profondément le pays avec l’assassinat de Kateryna Handziuk, cette militante anti-corruption et dénonciatrice d’abus qui a été victime d’une attaque à l’acide dans sa ville natale de Kherson en juillet 2018. Kateryna Handziuk, qui venait d’avoir 33 ans, a été brûlée à 30% et est morte de ses blessures après trois mois d’hospitalisation.

On s’accorde généralement à penser que l’attentat contre Kateryna Handziuk était en lien avec ses efforts pour lutter contre la corruption et dénoncer les personnes corrompues, et il y a de bonnes raisons de soupçonner qu’il a été en fin de compte commandité par des hommes politiques de sa ville, de mèche avec des policiers. Ce qui semble corroborer cette hypothèse, c’est que l’enquête officielle lancée à la suite de cet assassinat n’a abouti à aucun résultat. Les meurtriers de Kateryna Handziuk courent toujours. Sa famille n’a pas obtenu que justice soit faite.

Le secteur bancaire

L’Ukraine a aussi lancé une réforme vaste et profonde de son système bancaire. Comme le relève la revue Business Ukraine, « déplorer la lenteur ou le caractère superficiel du processus de réforme en Ukraine après le Maidan, c’est de toute évidence ne pas penser au secteur bancaire. Depuis 2014, le système bancaire ukrainien a connu une réorganisation sans précédent, au cours de laquelle des pratiques corrompues qui sévissaient depuis des décennies ont été prises à bras le corps. Depuis, près de la moitié des banques du pays ont fermé ou ont été forcées de cesser leurs activités, celles qui ont survécu à la purge réformiste fonctionnant désormais dans un cadre réglementaire entièrement nouveau. »

Le même article cite ensuite Gerhard Boesch, premier vice-président de Raiffeisen Bank Aval, qui déclare : « La Banque nationale d’Ukraine (NBU) a désormais un nouvel ADN institutionnel (…) J’irai jusqu’à dire que, il y a cinq ans, on s’entendait largement à penser, sur le plan international, que la NBU était sans doute la pire des banques centrales de la région. Cette opinion a maintenant complètement changé. Même si tout le monde n’est peut-être pas obligé de la considérer comme la meilleure de la région, la NBU apparaît maintenant comme l’institution qui a fait les progrès les plus marqués et les plus rapides. »

Soulignant encore l’importance stratégique de cette réforme, Gerhard Boesch ajoute : «  Il est encore bien trop tôt pour annoncer ‘Mission accomplie’. On n’en est pas encore là, mais la panoplie des mesures est désormais en place. La NBU n’est plus un cas aberrant de politique monétaire. Cela a de vastes implications, non seulement pour le secteur bancaire mais aussi pour la stabilisation macroéconomique en général. »

Au total, la NBU a fermé 90 banques dans les années qui ont suivi la Révolution de la dignité ; une grande partie de la réforme du secteur bancaire a été réalisée en étroite collaboration avec la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Interrogé sur ce point dans le Kyiv Post, Alexander Pavlov, chef des opérations des institutions financières de la BERD en Ukraine, a dit : « Les mauvais sujets sont partis. C’est fait. Actuellement, il n’y en a plus dans le secteur bancaire. Tout le monde essaie de mener des activités bancaires normales, en surveillant de près les risques et la rentabilité. Nous ne voyons pas venir de nouvelle crise. Ce que nous voyons venir en fait, c’est une amélioration significative du système bancaire et une augmentation du crédit, ainsi que de nouveaux crédits à des sociétés privées normales. Une fois sorties de la crise, nombre de banques s’avèrent bien plus fortes, bien meilleures, bien plus efficaces, et leur tolérance au risque a commencé à augmenter. »

Selon Alexander Pavlov, « il reste encore trop de banques en Ukraine, mais la situation n’est pas critique. Les simulations de crise auxquelles la NBU procède maintenant de façon régulière montrent que le système bancaire est désormais plus fort et plus solide sur les plans de l’organisation, du financement, des changes et de la gestion des risques. »

Si cette branche a fait l’objet de mesures d’une telle portée, c’est parce que nombre des anciennes banques d’Ukraine étaient utilisées par des personnages corrompus pour blanchir de l’argent sale et le recycler dans le système bancaire international. En même temps, les propriétaires des banques pouvaient aussi soutirer à des citoyens ordinaires leurs économies, mais c’était pour eux un bénéfice marginal.

L’épisode le plus important de la transformation du système bancaire ukrainien a été la nationalisation de la principale banque du pays, la PrivatBank, qui était auparavant la propriété d’oligarques de premier plan comme Ihor Kolomoisky et Gennadiy Bogolubov. L’histoire de la prise de contrôle par l’État de cette banque et les événements qui l’ont précédée offrent un parfait tableau de l’utilisation frauduleuse de structures financières en Ukraine par des personnages peu scrupuleux. Le rapport que la Banque nationale d’Ukraine a demandé sur les fraudes financières menées en coulisses dans la PrivatBank conclut que cette banque a été l’objet d’une fraude organisée à grande échelle pendant une dizaine d’années jusqu’en décembre 2016, ce qui a entraîné, pour elle, une perte d’au moins 5,5 milliards de dollars.

L’enquête a notamment établit les points suivants :

  • détournement de fonds : il apparaît clairement que les produits des prêts étaient utilisés pour acheter des biens et financer des entreprises commerciales en Ukraine et à l’étranger au profit d’anciens actionnaires et de leurs filiales ;
  • camouflage de l’origine des fonds : les mécanismes utilisés pour camoufler l’origine et la destination des prêts se sont révélés avoir toutes les caractéristiques d’un vaste système de blanchiment d’argent sale. Le volume et l’échelonnement des transactions qui se succédaient à un rythme très rapproché et sans que soit indiqué le lien entre l’entité remboursant le prêt et l’emprunteur initial, ainsi que le recours fréquent à des sociétés de fonds spécialisés (SPV) basées dans des juridictions offshore, prouvaient qu’il y avait bien tentative concertée de camoufler la vraie nature de l’objectif économique aux yeux des autorités de réglementation et des actionnaires pour le plus grand profit des anciens actionnaires et de leurs filiales ;
  • une banque dans la banque : il y avait au sein de la PrivatBank une structure parallèle qui était essentielle à la manipulation coordonnée du portefeuille de prêts et au prélèvement des gains. Cette structure assurait et facilitait le mouvement des produits de centaines de prêts de milliards de dollars vers des parties apparentées à d’anciens actionnaires et à leurs filiales. Cette structure bancaire fictive employait des centaines de personnes au sein de la banque même ;
  • structure et gestion des prêts : la banque parallèle administrait le portefeuille de prêts aux entreprises de la partie apparentée. Elle accordait de nouveaux prêts qui, le plus souvent, servaient à rembourser l’intérêt et le principal sur les prêts en cours de la partie apparentée (système de recyclage) et mettait en place des mécanismes de circulation des fonds pour masquer l’origine et la destination des prêts, présentant ainsi une façade ordinaire de banque proche de ses clients. La banque attirait les fonds de déposants privés et commerciaux d’Ukraine et de l’étranger, ce qui facilitait le fonctionnement du système de recyclage des prêts. Pour cacher à long terme l’ampleur des crédits consentis aux parties apparentées, la PrivatBank devait régulièrement faire de fausses déclarations sur sa situation financière. Elle ne le pouvait que parce que les anciens dirigeants de la banque se livraient à nombre de fraudes bancaires et autres trucages de comptabilité ;
  • bilan : avant qu’elle ne soit nationalisée en décembre 2016, la PrivatBank avait consenti plus de 95% de ses prêts aux entreprises à des parties apparentées à d’anciens actionnaires et à leurs filiales. A la fin de 2016, 75% du portefeuille des prêts étaient formés par des prêts accordés à 36 emprunteurs apparentés aux anciens actionnaires et à leurs filiales. La majorité de ces prêts restent en souffrance et non remboursés ; d’où, pour la banque, une perte d’au moins 5,5 milliards de dollars.

La PrivatBank dispense des services bancaires à 20 millions d’Ukrainiens, c’est-à-dire à près de la moitié de la population. On notera que, selon le rapport de la société Kroll Inc. de New York (spécialisée dans les investigations sur les entreprises) chargée d’enquêter par la NBU, le montant détourné serait de 5,5 milliards de dollars, c’est-à-dire qu’il est pratiquement égal au montant qu’il faudrait injecter dans la banque pour éviter une faillite désastreuse et donc éviter que des déposants du pays entier perdent de ce fait leurs économies. Pour dire les choses simplement, les anciens propriétaires de la banque auraient détourné un montant énorme qui a dû ensuite être réinjecté par l’État, et donc aux frais du contribuable.

Les mesures prises par la NBU, non seulement dans l’affaire de la PrivatBank mais aussi dans le cadre de l’assainissement général et de la réorganisation interne ont récemment reçu un très bon accueil sur le plan international lorsque le Central Banking Journal a félicité la banque centrale pour sa transparence. L’article où étaient exposées les raisons pour lesquelles la NBU méritait d’être récompensée disait notamment : « Depuis qu’en 2014 une révolution a chassé le président du pays, la NBU a dû faire face à de multiples problèmes, notamment à une inflation vertigineuse, à un conflit militaire de plus en plus âpre à l’est du pays et à un système bancaire en péril. Il aurait été tentant de ne plus diffuser d’informations, voire de réduire la transparence de la NBU. Mais sous la direction de son gouverneur Mme Valeria Gontareva (2014-2017) puis de son successeur M. Yakiv Smolii (en poste depuis mai 2018), la NBU s’est engagée sur la voie opposée. Elle a considérablement augmenté les informations qu’elle a publiées sur sa façon de travailler. La banque a beaucoup fait pour diffuser ces informations de façon claire et régulière à ceux qui en avaient besoin. La banque centrale n’a pas caché l’étendue des problèmes qu’elle a découverts dans le système bancaire. Au contraire : elle a fourni des informations claires sur les problèmes qu’elle a trouvés dans de nombreuses banques sous-capitalisées ou gérées de manière frauduleuse. Dans ces domaines, sa transparence s’est régulièrement améliorée pendant les quatre années écoulées. En cela, ses critères ont largement dépassé ceux de certaines banques centrales de pays voisins, y compris au sein de l’Eurosystème. En persistant sur cette voie, la NBU a montré qu’une meilleure transparence n’était pas simplement quelque chose de bénéfique pour des banques centrales confortablement indépendantes dans les États les plus prospères du monde, mais qu’elle pouvait aussi être un outil essentiel pour les banques centrales qui cherchent à réformer des économies touchées par une crise. »

Système de santé

Sous la direction de la ministre de la Santé par intérim, Ulana Suprun[[Née aux États-Unis et installée en Ukraine depuis 2013, Ulana Suprun occupe le poste de ministre de la Santé « par interim » depuis 2016, malgré les campagnes visant à la destituer. Elle est très populaire en Ukraine.]], le système de santé a été transformé, et 18 millions d’Ukrainiens ont adhéré à un système de soins de santé de conception nouvelle. Le site web du ministère de la Santé décrit les changements apportés. On retiendra en particulier la mise en place d’un nouveau mécanisme de financement du système, selon lequel « l’argent suit le patient ». L’État allouera des fonds en fonction des besoins spécifiques du patient et non plus pour financer des hôpitaux, des médecins et des lits. Alors que l’assurance maladie était à peu près inexistante auparavant, les soins primaires, les soins palliatifs et les soins d’urgence sont intégralement financés par l’État. L’État rembourse en outre les médicaments pour les maladies cardiovasculaires, l’asthme et les diabètes de type 2 (dans un avenir proche, les patients pourront faire renouveler leurs ordonnances en ligne).

Pour restaurer la confiance dans l’ensemble du pays, la qualification des médecins sera garantie par l’application de nouveaux critères en matière de formation et d’octroi du droit à exercer la médecine. En effet, la formation des médecins a longtemps été en Ukraine l’un des domaines les plus corrupteurs dans l’ensemble des soins de santé puisqu’elle rendait possibles des pratiques médicales elles aussi frauduleuses. L’exercice d’une médecine fondée sur l’expérience clinique et le rejet des pratiques corruptrices devrait diminuer les coûts à la charge des patients. Beaucoup dépend maintenant non seulement des médecins mais aussi des patients. Ceux-ci doivent oser ne plus verser de pots-de-vin, savoir distinguer les services qui sont gratuits et ceux qui ne le sont pas, et rédiger une demande ou porter plainte si on leur demande un pot-de-vin ou qu’on cherche à le leur extorquer.

Les initiatives réformatrices qui ont marqué la période pendant laquelle Ulana Suprun a dirigé l’équipe du ministère de la Santé se sont bien sûr heurtées à la résistance de personnes que l’ancien système corrompu arrangeait bien. Pour replacer dans son contexte la façon dont le ministère était autrefois géré, on rappellera que l’ancienne ministre de la Santé de l’époque Ianoukovytch, Raïssa Bohatyrova, entretenait des liens étroits avec nombre de sociétés qui fournissaient les médicaments (et, dans certains cas, des comprimés sans aucun effet pharmaceutique ni principe actif) achetés par son ministère. Ce genre d’abus de fonction évident était alors courant et, depuis les événements de l’hiver 2013-2014, le volet achat des activités du ministère de la Santé est géré en relation avec l’organisme d’achat britannique Crown Agents.

Comme beaucoup des membres les plus corrompus du cercle restreint des proches de Ianoukovytch, Raïssa Bohatyrova résiderait maintenant en Russie.

Décentralisation

La politique suivie par l’Ukraine pour changer le modèle de gouvernance locale dans l’ensemble du pays en décentralisant certains processus de décision et en renforçant les compétences des collectivités dans la gestion de leurs affaires est un autre élément essentiel des réformes en Ukraine et un moyen de lutter contre la corruption.

On relèvera que la décentralisation a été l’une des principales demandes de la Révolution du Maïdan (novembre 2013-février 2014). L’idée était que trop de pouvoir était concentré à Kiev et que ce pouvoir servait en même temps à remplir les poches des fonctionnaires qui le détenaient. On relèvera en outre que la décentralisation a été l’élément relatif à la réforme constitutionnelle spécifiquement mentionné dans les deux Accords de paix de Minsk conçus pour mettre un terme au conflit dans la région du Donbass à l’est de l’Ukraine.

Relevons en passant ceci, qui n’est pas sans importance : c’est parce que l’Accord de Minsk insistait sur la décentralisation que le concept a été repris par la Russie pour demander une réforme constitutionnelle tout à fait différente, qui ferait de l’Ukraine un État fédéralisé. Ce sont deux choses foncièrement différentes, et l’Ukraine a systématiquement rejeté les demandes de constitution d’un État fédéralisé présentées par la Russie.

Le processus de décentralisation a commencé par une série de projets de lois soumis au Parlement le 15 mai 2014, soit moins de trois mois après la signature du deuxième Accord de paix de Minsk. Les propositions avaient été rédigées par une commission spéciale de 15 membres instituée par le Parlement le 4 mars 2014.

On trouvera sur le site gouvernemental consacré à cette question un aperçu d’ensemble des raisons de la décentralisation et de ses acquis. En particulier, « la politique de l’État ukrainien dans le domaine de l’administration locale part en premier lieu des intérêts des résidents des collectivités territoriales et prévoit de procéder à des changements fondamentaux et à des réformes systémiques, ainsi qu’à une décentralisation du pouvoir – c’est-à-dire à un transfert d’une part importante des pouvoirs, des ressources et des responsabilités, qui passeraient de l’exécutif du pouvoir central aux organes de l’administration locale. Cette politique s’appuiera sur les dispositions de la Charte européenne de l’autonomie locale et sur les bonnes pratiques à l’échelle mondiale en matière de relations publiques dans ce domaine. »

En avril 2014, à l’initiative de Volodymir Groysman, qui était alors vice-Premier ministre et ministre du Développement régional, de la Construction, du Logement et des Services communaux, le gouvernement a approuvé un document d’orientation sur la réforme de l’autonomie locale et de la structure territoriale du pouvoir qui a marqué le lancement de la réforme. Il a d’abord fallu amender la Constitution ukrainienne pour permettre la mise en place d’organes exécutifs dans les conseils d’oblast (région) et de rayon (district), réorganiser les administrations publiques locales pour en faire des organes de contrôle et de supervision, et donner une définition claire de la collectivité en tant que division administrative.

Ont suivi les lois amendant le Code budgétaire et le Code des impôts, en vertu desquels les budgets locaux ont augmenté de 123,4 milliards de UAH, passant de 68,6 milliards de UAH en 2014 à 192 milliards de UAH en 2017. La part des budgets locaux dans le budget consolidé de l’Ukraine ne cesse d’augmenter : elle représentait 51,2% à la fin de 2017 contre 45,6% en 2015.

En octobre 2018, 874 regroupements de collectivités territoriales ont été effectués concernant 4004 communes. Actuellement, 9,1 millions de personnes vivent au sein de regroupements de collectivités territoriales.

De nombreux services administratifs ont été décentralisés : enregistrement des personnes sur leur lieu de résidence, délivrance de cartes d’identité, enregistrement de personnes morales et physiques, d’entreprises, d’associations, inscription à l’état civil, enregistrement des droits de propriété, problèmes fonciers, etc.

Selon une publication de l’OCDE, « Maintenir l’élan de la décentralisation en Ukraine » (15 juin 2018) : « Le Gouvernement a lancé une réforme pour regrouper les administrations locales et renforcer le processus de décentralisation, en donnant davantage de pouvoir et de moyens aux autorités infranationales. En peu de temps, des mesures efficaces ont été prises, qui ont permis de réaliser des regroupements de communes et de renforcer la décentralisation fiscale, administrative et politique, le tout complété par une Stratégie nationale de développement régional 2015-2020. »

Sous l’effet de cette réforme structurelle, les budgets alloués aux collectivités locales continuent d’augmenter sensiblement, passant de 7,4 milliards de dollars en 2017 à 8,3 milliards de dollars en 2018. Cependant, la réforme n’est pas seulement importante sur le plan fiscal, comme l’a noté le musicien ukrainien Svyatoslav Vakarchuk, qui est aussi un acteur social engagé. Dans un article publié en octobre 2015, « Ce qu’il faudra pour changer les élites en Ukraine », il écrit : « Pour qu’émergent des dirigeants nouveaux, il faut donner aux autorités locales la possibilité de prendre des décisions de façon indépendante. À l’avenir, nombre de personnes engagées dans la vie locale et de fonctionnaires pourraient entrer dans la vie politique et former ce cadre neuf et bien inséré de responsables politiques professionnels dont l’Ukraine a tant besoin. Il y aurait finalement ainsi une concurrence entre les dirigeants politiques. On aurait le choix entre davantage de candidats aux postes de l’administration centrale. »

ProZorro

Depuis février 2015, tous les marchés publics en Ukraine doivent passer par une plateforme en ligne appelée « ProZorro » (de l’ukrainien прозоро, transparent). Avant la révolution ukrainienne, l’attribution de marchés publics à des amis et parents était une des principales formes de la corruption. L’idée de mettre un terme à ces vieilles pratiques frauduleuses est d’abord venue, comme souvent, de la société civile ; mais, à mesure que la nouvelle plateforme voyait le jour, des partenaires internationaux comme Transparency International, la BERD et d’autres se joignirent au processus de création et de mise en place de ce nouveau système. ProZorro est depuis reconnu sur le plan international comme une des meilleures plateformes de passation de marchés en ligne au monde. En mai 2016, le système a été lauréat de la World Procurement Award des Public Sector Awards de Londres et a gagné à Paris en décembre de la même année le Prix annuel du Partenariat pour un gouvernement ouvert.

La devise de ProZorro est « Chacun peut tout voir ». Grâce à la plateforme, toutes les parties intéressées par un marché public peuvent suivre l’évolution de la procédure de soumission et savoir qui peut éventuellement l’emporter, tous les documents étant accessibles sur la plateforme, y compris ceux qui ont été supprimés ou modifiés au cours de la procédure d’appel d’offres. L’Ukraine est parvenue à faire cesser la pratique ancienne d’attribution de fonds publics aux « amis et parents », ce qui permet aussi d’assurer une meilleure qualité du produit final fourni.

Selon les estimations, le système ProZorro aurait permis d’épargner chaque année sur le budget de l’État un montant de l’ordre d’un milliard de dollars. Avant la révolution, en revanche, le principal adjudicataire de fonds publics était Rinat Akhmedov, l’homme le plus riche d’Ukraine (dont les avoirs nets étaient estimés à 18,3 milliards de dollars) et soutien essentiel du Parti des régions de Viktor Ianoukovytch. Alexandre Ianoukovytch, fils de Viktor Ianoukovytch, a également beaucoup bénéficié des appels d’offres publics. Un autre jeune homme de Kharkiv avait lui aussi eu beaucoup de « chance » dans l’adjudication de ces appels d’offres : Sergeï Kurchenko, qui était trop peu fortuné pour figurer dans le classement annuel 2012 des personnes les plus riches d’Ukraine, était parvenu à occuper en 2013 la troisième place, avec une fortune estimée à 2,4 milliards de dollars. Il avait alors 28 ans.

La réforme fiscale

À la suite d’un remaniement ministériel, Natalie Jaresko a été nommée en décembre 2014 à la tête du ministère des Finances ukrainien. Née aux États-Unis mais d’origine ukrainienne, elle avait travaillé à attirer des investissements internationaux en Ukraine ainsi qu’à racheter et redresser des sociétés ukrainiennes. Forte de cette expérience, elle a entrepris de redresser à la fois le système fiscal national et la situation en matière d’obligations en devises étrangères.

Une des raisons pour lesquelles il importait de réformer le système fiscal compliqué de l’Ukraine était qu’il fonctionnait souvent de manière contreproductive. Appliquer la loi telle qu’elle était signifiait, pour les sociétés, y consacrer beaucoup de temps et de ressources humaines, et il était fréquent que, profitant de déclarations non conformes, des agents de répression de la fraude fiscale peu scrupuleux exigent des pots-de-vin pour fermer les yeux. En supprimant les échappatoires et les contradictions que renfermait un système fiscal délibérément compliqué, Natalie Jaresko a donc également réussi à ôter aux fonctionnaires un des principaux terrains d’activités frauduleuses.

Le nouveau système fiscal introduit par Natalie Jaresko pendant son mandat a aussi été synonyme d’une réduction sensible du nombre des impôts que les entreprises devaient payer, ce qui a signifié pour les sociétés qu’il était moins difficile d’être en règle et que cela exigeait moins d’heures de travail. En outre, les taxes sur la masse salariale ont été réduites de moitié pour stimuler la pratique de verser officiellement l’intégralité des salaires – alors que, depuis longtemps, l’usage était en Ukraine de remettre une partie du salaire en espèces dans des enveloppes.

Mise en place d’organes de lutte contre la corruption

À la suite de la révolution qui a finalement renversé Ianoukovytch, un Bureau national de lutte contre la corruption (NABU) a été créé. Ont également vu le jour un Bureau du procureur chargé de la lutte contre la corruption (SAPO) et un Bureau du Médiateur pour le monde des entreprises. Plus récemment, une législation a été adoptée en vue de préparer la création d’un tribunal pour les affaires de corruption.

On trouve sur le site web du NABU des statistiques sur les activités du Bureau qui, au 31 août 2018, avait mené 644 enquêtes ayant donné lieu à 161 notifications de suspicion, 244 dépôts de plaintes, 155 actions en justice et 21 condamnations pénales. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, en matière d’efficience, c’est un bon début.

Créé le 24 octobre 2014 en application d’une loi votée par le Parlement, le NABU a pour mission, selon son site web, de « prévenir, dénoncer, et faire cesser les délits de corruption commis par de hauts fonctionnaires ainsi que de faire enquête à leur sujet, de régler les problèmes posés et d’éviter qu’ils ne réapparaissent ».

Le SAPO est, en principe, une antenne indépendante du parquet ukrainien et sa mission est d’appuyer et de superviser les enquêtes menées par le NABU. La création du SAPO a été un des éléments de l’ensemble des réformes que l’Ukraine a dû réaliser pour que les ressortissants ukrainiens soient autorisés à voyager dans les pays de l’Union européenne sans visa. S’il est bien connu que l’Ukraine bénéficie désormais du régime de déplacement sans obligation de visa, on sait moins que l’Union européenne a utilisé la promesse de cet important pas en avant pour convaincre l’Ukraine d’adopter plus de 140 textes de lois, pour la plupart liés à la réforme. S’il est juste de dire qu’à ce jour les efforts conjoints de ces deux organes n’ont pas eu des résultats exceptionnels, ce qu’il importe de noter c’est qu’ils existent et qu’ils ont pour mission de s’acquitter de tâches importantes lorsqu’il y a une volonté politique de le leur permettre. En Ukraine, les structures de lutte contre la corruption sont en place – et, en soi, ce n’est pas un mince résultat – même si leur efficacité est encore entravée par des magistrats issus de l’ancien système judiciaire, dont la probité et l’indépendance ne sont pas garanties.

Giovanni Kessler, l’un des principaux experts étrangers chargés de contribuer à la mise en place du NABU, avait été à la tête de l’Office européen de lutte antifraude de 2011 à 2017. Il a récemment fait observer, s’agissant de la situation actuelle des organes d’enquête en Ukraine :

« De nouveaux outils pour éliminer la corruption endémique et la kleptocratie sont actuellement testés dans ce pays. S’ils fonctionnent, il faudra les étendre à d’autres pays qui se heurtent aux mêmes problèmes, c’est-à-dire à la plupart des pays en développement du monde. Aucun de ceux qui sont impliqués dans ce projet n’a le droit d’échouer. Dans n’importe quel pays, la confiance dans le pouvoir judiciaire et dans les institutions publiques revêt une grande importance. Mais pour un pays comme l’Ukraine, à son stade de développement, elle compte encore bien davantage. Pour mettre en place de nouvelles institutions et en récolter les résultats il faut du temps, il faut que la population soit assurée que le pays va dans le bon sens. Récemment, les Ukrainiens ont commencé à éprouver de la déception à voir que les réformes de la lutte contre la corruption n’apportaient pas de résultats tangibles : des poursuites sont engagées mais finalement personne n’est tenu pour responsable, des fonctionnaires sont placés en garde à vue puis libérés sous caution, les sommes déposées étant ridicules ; les systèmes de corruption font l’objet d’enquêtes mais les bénéficiaires continuent à amasser des fortunes. Les grands procès pour corruption qui autrefois donnaient espoir et constituaient véritablement une surprise ne suscitent plus aujourd’hui qu’ironie et déception. »

Les activités du Bureau du médiateur pour le monde des entreprises sont plus remarquables. Comme ce n’est pas un organisme public, il a davantage de liberté pour examiner les plaintes portées à son attention. Le Bureau a été créé en 2014 et est financé par plusieurs donateurs, par le biais de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Le médiateur est un économiste lituanien, Algirdas Semeta, qui a été ministre lituanien des Finances de 1997 à 1999, puis en 2008-2009. Il est ensuite devenu commissaire européen, d’abord à la Programmation financière et au budget (2009-2010), puis à la Fiscalité, à l’Union douanière, à l’Audit et à la Lutte anti-fraude.

Algirdas Semeta dirige une équipe de seize enquêteurs et quatre enquêteurs adjoints. Fin 2018, elle avait été saisie de 4 444 plaintes ; un grand nombre de ces dossiers ont été clos ou rejetés, mais le site web du Bureau contient des informations détaillées et faciles d’accès sur les affaires traitées et les mesures à prendre.

Bien que le projet ne soit pas encore opérationnel, la question d’une cour anti-corruption est à l’étude depuis décembre 2016. Le Parlement ukrainien a ensuite adopté (en juin 2017) les lois portant création de la Cour, et le président Porochenko les a signées le même mois. La cour sera formée de 35 juges et devait être opérationnelle à partir de la fin 2018. Comme on l’a vu avec le NABU et le SAPO, ce qu’il faut surtout relever avec la Cour anti-corruption, c’est qu’en Ukraine des structures de lutte contre la corruption continuent de voir le jour.

Les priorités actuelles des réformes

Le pouvoir judiciaire

En ce qui concerne le pouvoir judiciaire, une réforme radicale est non seulement nécessaire mais elle n’a que trop tardé. Si les efforts de réforme se sont jusqu’à présent concentrés sur la Cour suprême et la Cour anti-corruption, il y a sur l’ensemble du territoire ukraininen quelque 10 000 magistrats du Siège, et la vérité est que l’on ne peut se fier qu’à très peu d’entre eux (peut-être un pourcentage à un chiffre seulement) pour statuer sur les litiges dont ils ont été saisis sur la base du droit et non pour des considérations politiques ou financières.

Si l’on veut montrer à quel point les tribunaux demeurent des instruments politiques, aisément manipulables par les riches et les personnes proches du pouvoir politique, le meilleur exemple est la façon dont ces derniers sabotent le travail mené par les organes anti-corruption que l’on vient d’évoquer – le NABU et le SAPO. Si leur responsabilité est d’enquêter sur les allégations de corruption et de faire arrêter les auteurs de délits en cas de preuves suffisantes, les tribunaux ne se sont pas montrés très désireux de s’acquitter de leurs fonctions. D’après un article publié en octobre 2018, sur les 150 personnes qui ont fait l’objet d’enquêtes du NABU, trois seulement ont été inculpées. Depuis, le tribunal a rétabli l’un d’entre eux, Roman Nasirov, dans ses fonctions de chef du Service fiscal national. Et ce bien qu’il ait été accusé de manière crédible d’avoir été mêlé à une arnaque de 70 millions de dollars.

Des tribunaux ont aussi cassé des décisions portant sur le gel de comptes bancaires de personnes de l’entourage de l’ex-président Viktor Ianoukovytch ou de membres de sa famille. Tout récemment encore, en décembre 2018, 26 comptes ont été débloqués sur lesquels on pense qu’avait été déposé le butin du pillage de la compagnie nationale des chemins de fer. Même si l’on peut imaginer que les juges se sont prononcés dans cette affaire sur la base des faits qui leur avaient été soumis, l’hypothèse la plus probable est que leurs motivations ont été d’ordre politique ou financier, si ce n’est les deux à la fois.

En novembre 2018, l’USAID a publié les résultats d’une enquête d’opinion sur la confiance dans le pouvoir judiciaire et la connaissance des réformes de la justice. Il en ressort qu’en Ukraine le niveau de confiance dans la justice n’est que de 16%. Les auteurs de l’étude notent cependant aussi que ce chiffre représente une amélioration sensible par rapport aux années précédentes puisqu’il était par exemple de 5% en 2015.

Les entreprises d’État

Les entreprises d’État restent un terrain d’élection pour les activités frauduleuses. C’est parce que des proches du président imposaient les directeurs et dirigeants de ces sociétés qu’Aivaras Abromavicius a démissionné de son poste de ministre du Commerce et du Développement économique en février 2016. C’est également du fait de ses déclarations qu’Abromavicius est maintenant poursuivi pour diffamation par l’homme d’affaires et parlementaire Ihor Koronenko, un proche collaborateur du président Porochenko, pour les allégations faites lors de la conférence de presse donnée à la suite de sa démission. Autre exemple, qui montre pourquoi il importe que le pouvoir judiciaire soit réformé : c’est en invoquant de fort minces raisons que le juge chargé de l’affaire a refusé d’autoriser Abromavicius à joindre certaines pièces au dossier.

Lorsqu’on parvient à vendre des entreprises d’État ou, dans certains cas, tout simplement à les fermer s’il n’y a aucune chance de les rendre rentables, le bénéfice peut être triple. Tout d’abord, c’est supprimer un marché où la corruption prospère. C’est ensuite réduire le tort causé à l’économie par une situation due à des pratiques inefficaces ou frauduleuses. Enfin, la privatisation de ces biens peut être pour le budget de l’État une source de revenus dont il a bien besoin.

Régler le problème des entreprises d’État était un des premiers objectifs que s’était donné Abromavicius lorsqu’il a été nommé à la tête du ministère du Commerce et du Développement économique, et les résultats qu’il a obtenus sont remarquables. Un article publié en février par l’Atlantic Council fournit à cet égard des chiffres éclairants. « L’Ukraine compte environ 3350 entreprises d’État qui sont opaques, inefficaces et mal gérées. Quand Abromavicius est entré au gouvernement en décembre 2014, les pertes cumulées des entreprises d’État s’élevaient à 10 milliards de dollars. Pour une économie dont le PIB s’élève à un peu moins de 90 milliards de dollars, c’est énorme. Et, un an après, le profit combiné était déjà d’un million de dollars, dit Abromavicius. Cela signifie que soudain le tableau a changé, grâce à nos initiatives en faveur de la transparence, parce que nous avons beaucoup sensibilisé aux problèmes que posaient les entreprises d’État, parce que nous avons changé pas mal de PDG et augmenté leurs indemnités aux niveaux du marché et, évidemment, du fait que, tout simplement, Naftogaz fonctionne différemment. »

Après avoir tergiversé pendant plus de deux années depuis la démission d’Abromavicius, le gouvernement ukrainien a fini par présenter, en mai 2018, un plan général d’action concernant l’avenir des entreprises d’État. Il est prévu que 15 d’entre elles resteront la propriété de l’État, car elles sont considérées comme ayant une importance stratégique, et que 360 autres resteront elles aussi entre les mains de l’État pour des raisons vaguement qualifiées de « liées au fonctionnement de l’État ». Les établissements restants, qui sont un peu moins de 3000, seront soit liquidés, soit vendus. À l’heure actuelle, aucune entreprise d’État n’a encore été vendue.

Conclusion

Même si beaucoup reste à faire pour effacer le passé profondément corrompu de l’Ukraine et pour changer des mentalités qui ont rendu cette corruption possible, on voit clairement que de grands efforts ont d’ores et déjà été faits. Mais il faut noter qu’il n’y a en Ukraine aucun responsable politique ni groupe politique qui puisse se targuer de ces résultats importants. Si les réformes ont progressé en Ukraine, ce n’est pas grâce aux responsables politiques actuels, mais malgré eux, même s’il faut bien dire qu’il y a des élus, notamment parmi les députés et les maires, qui peuvent à bon droit se dire réformateurs et qui ont contribué aux efforts pour changer le système de l’intérieur.

Les effets directs des mesures de lutte contre la corruption exposées dans le présent rapport ont, sur le bilan du pays, une incidence de l’ordre de plusieurs milliards de dollars par an. Les seuls gains rendus possibles par le système ProZorro et par les impôts et dividendes versés par Naftogaz s’élèvent en tout à près de six milliards de dollars par an. Le brusque changement qu’a été le passage de 10 milliards de dollars de pertes dues aux entreprises d’État à un milliard de dollars de rentrées pour l’État représente aussi un énorme progrès, même si les privatisations prévues ne sont toujours pas en vue.

En même temps que les économies réalisées grâce aux initiatives anti-corruption, il faut aussi considérer le potentiel d’évolution positive qui s’offre à l’Ukraine si elle poursuit sur cette voie. Dans une interview du 30 septembre 2018, l’ancien ministre des Finances slovaque, Ivan Miklos, désormais conseiller auprès du gouvernement ukrainien, déclare : « Si l’Ukraine poursuit ses réformes, si elle les accélère, elle peut devenir un pays vraiment prospère (…) son taux de croissance est aujourd’hui de 3,6%. C’est mieux qu’il y a quelques années, mais ce n’est pas encore assez. L’Ukraine est capable d’atteindre une croissance annuelle régulière de 6 ou 7% par an, mais seulement si le processus de réforme et d’intégration européenne se poursuit. »

Post-scriptum de l’auteur
Les remarques citées au début de la présente note, selon lesquelles « Quatre ans après la révolution du Maidan, il n’apparaît pas que le pays soit sur le point de résoudre ses problèmes de corruption », et « À Kiev, la tragédie de l’incapacité à venir à bout de la corruption a tourné à la farce » sont non seulement faciles mais elles sont inexactes ; elles prêtent à confusion et ne prennent pas en compte les nombreuses réussites des réformes que j’ai présentées ici.
Je veux dire tout mon respect à ceux qui ont continué de lutter pour défaire les édifices corrompus mis en place non seulement sous Ianoukovytch mais pendant le quart de siècle écoulé depuis que l’Ukraine est indépendante.
Je veux dire aussi tout mon respect à ceux qui ont courageusement tenu lors du Maidan entre le 21 novembre 2013 et le 22 février 2014, exigeant qu’un changement réel soit apporté à leur pays et que leurs représentants élus rendent des comptes.
Je veux dire enfin mon respect aux 354 000 hommes et femmes qui portent aujourd’hui l’uniforme des forces armées ukrainiennes et qui ont servi sur le front pour défendre leur pays contre l’agression militaire sans justification ni raison perpétrée par la Russie.

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