En pleine crise agricole et à l’heure d’une inflation galopante, les interrogations sur le modèle de consommation actuel se multiplient, et notamment sur la place des grandes surfaces. Si les Français s’y retrouvent pour beaucoup encore pour faire leurs courses, leur consommation n’y est pas si uniforme. Grâce à un outil de cartographie inédit, Emily Mayer, directrice des études à l’Institut Circana, évalue tant la multiplicité des comportements de consommation que leur changement, vers davantage d’individualisation, au cours des dernières années dans une note de l’Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique de la Fondation.
Introduction
À l’heure où l’inflation alimentaire atteint des niveaux historiques (+20% en moyenne sur les deux dernières années), obligeant les Français à adapter leur façon de consommer, au moment où l’on s’interroge sur la manière de faire évoluer notre modèle de consommation vers davantage de durabilité, nous avons souhaité nous arrêter sur l’un des derniers endroits où se retrouvent tous les Français pour faire leurs courses : les grandes surfaces. En effet, tous les Français franchissent au moins une fois par an la porte d’un magasin de grandes surfaces alimentaires1Panel consommateurs, produits de grande consommation, Kantar, 2023..
Qu’achètent-ils dans ces temples de la consommation pour tous ? Comment, sous le joug des multiples enjeux (santé, environnement) et contraintes (inflation, prix élevés), la consommation évolue-t-elle dans le temps ? C’est pour répondre à ces deux questions que nous avons construit un outil permettant de mesurer tant la multiplicité des comportements de consommation que leur changement au cours des dernières années.
Tout l’objectif de cette note est de montrer l’importance de démoyenniser la lecture nationale de la consommation alimentaire. Car l’aborder en passant par le prisme de la moyenne nationale, c’est passer à côté de la diversité des pratiques de consommation qui jalonnent notre territoire. Comme le disait fort justement Olivier Géradon de Véra, la moyenne se révèle souvent être « la forme la plus élaborée du mensonge »2Olivier Géradon de Vera, décédé en 2013, a dédié l’ensemble de son parcours professionnel aux études de marché et des tendances de consommation. Il a été vice-président d’IRI-Secodip (devenu Circana en mars 2023), jusqu’en 2013.. Si la « cuisine française » est une entité homogène sur la scène internationale, permettant à notre pays de rayonner dans le monde entier, la consommation alimentaire des Français mérite, elle, d’être démoyennisée pour en apprécier toute la diversité.
En 2022, Circana s’était déjà prêté à l’exercice de découper la France afin de faire ressortir les particularismes régionaux. Il n’avait fallu pas moins de 31 bassins de consommation pour refléter les spécificités locales de notre territoire3Emily Mayer et Philippe Goetzmann, La consommation de produits locaux : de l’héritage à la richesse productive, Fondation Jean-Jaurès, janvier 2023.. Ce découpage, passionnant par l’histoire des territoires qu’il a fait réémerger au travers de l’assiette, ne suffit cependant pas à retranscrire la consommation alimentaire des Français dans son ensemble. En effet, les produits locaux ne représentent qu’une part minoritaire des achats alimentaires de nos compatriotes.
C’est ainsi que Circana s’est intéressé à un nouveau découpage du territoire français sous un angle plus large, celui de l’ensemble des achats de produits de grande consommation4Produits de grande consommation : produits à poids fixe vendus en grandes surfaces, Circana. réalisés par les Français en grandes surfaces.
Découper la France en douze conso-styles territoriaux
Ce nouveau travail de cartographie de la consommation a été mené à partir de l’étude de plus de 20 000 points de vente de la grande distribution (hypermarchés, supermarchés, magasins de proximité et drive) répartis sur le territoire national.
L’exercice a consisté à regrouper les points de vente selon leurs similitudes sur trois types d’indicateurs :
- la consommation ou, autrement dit, ce qui est acheté dans ces points de vente (quels produits, quelles marques…),
- le profil socio-démographique des habitants de la zone de chalandise de chacun des points de vente,
- l’environnement économique et commercial des points de vente (sont-ils dans des zones rurales, urbaines, périurbaines ; quel pouvoir d’achat dans la zone de chalandise ; quelle concurrence des autres commerces etc).
Ce travail a abouti à un découpage de la France en douze « parties » que nous avons appelées « conso-styles territoriaux », en référence aux travaux de Bernard Cathelat sur les « conso-styles » dans les années 1980. Il fallait bien ces douze « petites » France pour recomposer la « grande » et refléter à quel point nous consommons différemment sur le territoire.
L’illustration suivante reprend les douze conso-styles, leur appellation (visant à synthétiser les caractéristiques distinctives), leurs principaux marqueurs de consommation ainsi qu’une cartographie de l’emplacement des points de vente sur le territoire.
Aucune contrainte géographique n’a été intégrée à la réalisation de cette typologie. Ainsi, les conso-styles ne forment pas des territoires contigus et des points de vente se trouvant à différents endroits dans le pays peuvent se retrouver dans un même conso-style. Les douze conso-styles peuvent en revanche être regroupés selon le type de territoire auquel ils appartiennent, comme le montre l’illustration suivante : quatre conso-styles sont urbains, quatre périurbains et quatre ruraux.
Prenons le conso-style « quartiers bourgeois », par exemple. Nous sommes ici sur des points de vente se trouvant dans des quartiers résidentiels de type haussmannien, proches des centres économiques et de pouvoir. Ces quartiers regroupent des ménages citadins à la structure d’âge variée, issus de classes sociales élevées ayant un patrimoine économique et culturel important. Dans les magasins de ce conso-style, les produits biologiques et écologiques sont surconsommés par rapport à la moyenne nationale. Les achats de champagne, de saumon et de produits visant à nettoyer les moquettes et tapis sont également plus développés que dans le reste du pays.
Le conso-style « tradition agricole », quant à lui, regroupe des points de vente se trouvant dans des espaces beaucoup plus ruraux, peu denses, composés de petits villages isolés et très éloignés des voies majeures de communication et des centres économiques. Les populations sont quant à elles tournées vers les activités agricoles, de profils modestes et assez âgés. La sensibilité aux produits locaux et aux premiers prix est plus marquée que dans le reste de la France et les achats de bières entrée de gamme, d’aliments pour chiens et de produits pour les meubles en bois y sont plus importants.
Ces deux exemples nous donnent à voir de manière assez nette les très fortes différences de consommation qui cohabitent au sein d’un type de commerce pourtant assez homogène, la grande distribution. Le lieu de vie s’avère être un facteur fondamental dans nos choix de consommation. Le fait de vivre en zone hyper urbaine ou en zone très rurale est un facteur surdéterminant de la structure de consommation : ainsi, notre type d’habitat conditionne notre capacité à avoir des animaux ou non, notre équipement électro-ménager (tiroirs de congélation dans le réfrigérateur ou meuble de congélation dédié), notre appétence à consommer du bio ou plutôt des produits locaux, etc.
Les conso-styles permettent de mesurer les écarts de consommation et leur évolution dans le temps
Les douze conso-styles territoriaux constituent ainsi une nouvelle grille de lecture pour synthétiser la France de la consommation alimentaire tout en restituant sa diversité. C’est, par conséquent, un bon outil au service de l’activité économique des acteurs de la grande consommation pour s’adapter au plus près aux spécificités de leur territoire : quels produits proposer/exacerber dans mon magasin selon qu’il se trouve dans le conso-style « héritage ouvrier » ou « vie étudiante des grandes villes » ? Quelles marques mettre dans les rayons pour répondre le plus précisément possible aux besoins des consommateurs de chacun des conso-styles ? Quelle place accorder aux produits biologiques, aux produits premiers prix, aux produits locaux ?
Au-delà de décrire des grands « styles » de consommation, les conso-styles permettent d’objectiver précisément les écarts de consommation de l’ensemble des produits alimentaires sur notre territoire et de mesurer leur évolution dans le temps.
Pour avancer dans le raisonnement, il nous faut définir la notion d’« amplitude » de consommation. Comme nous l’avons déjà évoqué, les conso-styles permettent de démoyenniser la consommation nationale. Ainsi, pour une famille de produits donnée, en comparant sa consommation nationale et sa consommation dans chacun des douze conso-styles, nous sommes capables de faire émerger des sur et des sous-consommations.
Prenons le cas du champagne. La consommation nationale de champagne, c’est-à-dire le poids que représentent les ventes de champagnes dans le total des ventes des grandes surfaces, constitue notre base 100. En réalisant ce même exercice au sein de chacun des magasins de grandes surfaces des douze conso-styles, nous pouvons établir que le champagne est très largement sur-consommé dans les magasins « hyper urbains cosmopolitains » (conso-style présentant le plus haut niveau de revenu) avec un indice de 147 (comprendre, une consommation de 47% supérieure à la moyenne nationale). À l’inverse, c’est dans les magasins du conso-style « familles à la campagne » que le champagne est le plus sous-consommé avec un indice de 69 (comprendre, une consommation de 31% inférieure à la moyenne nationale). En 2019, l’amplitude de consommation entre ces deux conso-styles était donc de 78 points (écart entre 69 et 147, le minimum et le maximum). Ainsi, par nature, la consommation de champagne, du fait de la valeur faciale élevée de ce type de produits, a une amplitude d’achat très forte entre les conso-styles. Sa consommation est donc très hétérogène et cela se traduit par un fort écartement des conso-styles à la moyenne nationale.
Ce qu’il est important de noter, c’est que l’amplitude de consommation peut évoluer dans le temps. Dans le cas du champagne, entre 2019 et 2023, l’amplitude est passée de 78 à 96 points, soit un accroissement de 18 points en quatre ans, porté par une accélération de la surconsommation dans le conso-style « hyper urbains cosmopolitains » (dont l’indice est passé de 147 à 165).
Ainsi, l’hétérogénéité de la consommation de champagne se renforce avec le temps. On peut y voir ici l’impact de la forte inflation qui oblige une partie des Français, les plus contraints financièrement, à faire des choix et à se passer de certains produits. Circana a pu démontrer que les produits les plus arbitrés par les Français face à la forte hausse des prix étaient ceux qui n’étaient pas au cœur de l’assiette et à forte valeur d’achat, de nature à faire grimper très vite le montant du panier de courses. Le champagne cumule typiquement ces deux attributs puisqu’il s’agit d’une boisson avec un prix d’achat moyen de 24 euros.
La consommation alimentaire en grandes surfaces se démoyennise toujours plus5L’étude que nous avons réalisée porte sur l’exhaustivité des familles de produits alimentaires vendus en grandes surfaces, soit 250 familles. L’amplitude a été calculée en 2019 puis en 2023.
Il y a toujours eu de l’amplitude et des écarts de consommation, même en grandes surfaces, temples de la convergence. Le bio a toujours été plus vendu en Bretagne et à Paris que dans le reste du pays ; la graisse à frire plus consommée dans le Nord et l’huile d’olive dans le Sud… Rien de nouveau donc.
Les travaux présentés ici contribuent, avec la clé de lecture synthétique que constituent les conso-styles, à illustrer et mesurer ces disparités de consommation et surtout leur évolution dans le temps. Et la conclusion sur ce dernier point est très claire : les écarts de consommation s’accentuent, la consommation en grandes surfaces s’écarte toujours plus de la moyenne.
En effet, 80 familles de produits sur les 250 étudiées voient, en l’espace de quatre ans, leur amplitude de consommation s’accroître, soit le double du nombre de celles où il se réduit. Ce constat s’inscrit, comme l’indique Jérôme Fourquet dans sa note consacrée à « la fin de la grande classe moyenne », dans un mouvement long de « fin de l’homogénéisation de la société française »6Jérôme Fourquet, La fin de la grande classe moyenne, Fondation Jean-Jaurès, mai 2019..
S’il est intéressant d’objectiver et de quantifier le mouvement de démoyennisation de la consommation, il est important d’en rechercher les causes. Quels sont les facteurs explicatifs des écarts de consommation d’une famille de produits ? Intuitivement, nous imaginons que c’est le niveau de revenu qui vient expliquer les amplitudes : j’ai les moyens ou je n’ai pas les moyens de consommer tel ou tel produit. L’exemple du champagne ci-dessus illustre cette idée. À l’étude, les choses ne sont pas aussi simples…
Les facteurs qui expliquent les écarts de consommation
Bien entendu, hiérarchiser les facteurs explicatifs de l’amplitude de consommation n’est pas évident tant l’interdépendance entre chacun est fort. Néanmoins, nous avons pu établir, parmi les facteurs étudiés, que les deux facteurs les plus explicatifs des écarts de consommation au total des produits de grande consommation étaient le niveau de diplôme et le degré d’urbanité7La hiérarchisation des facteurs a été obtenue par le calcul de l’intensité de variation des cinq facteurs entre les trois conso-styles les plus surconsommateurs et les trois les plus sous-consommateurs sur les 250 familles de produits de grande consommation.. Ces deux facteurs expliquent une large majorité des écarts. Arrivent ensuite le niveau de revenu et enfin l’âge et le nombre de personnes au foyer.
Ainsi, le revenu ne se retrouve pas en tête des explications aux écarts de consommation, même si, bien entendu, sa corrélation avec le diplôme, sans être systématique (on pense aux enseignants), s’avère forte. Donnons corps à ces éléments à travers quelques exemples de fortes amplitudes de consommation selon les différents facteurs.
Commençons par les fruits secs. Nous parlons ici des dattes, abricots secs, noisettes, amandes ou encore noix. La consommation de ce type de produits est très hétérogène au sein des différents conso-styles et l’écart à la moyenne s’amplifie encore au cours des quatre dernières années. La surconsommation des fruits secs dans le conso-style « quartiers bourgeois » se renforce quand ils sont toujours largement sous-consommés dans le conso-style « héritage ouvrier ». Si l’écart de niveau de revenu entre ces deux conso-styles est important, ici le niveau de diplôme est encore plus explicatif des écarts de consommation. Le « bagage culturel » semble ici expliquer le niveau de connaissance et donc d’appétence pour ces produits dits de snacking « sain » comparativement à d’autres produits plus classiques.
La consommation de produits bio épouse le même schéma. Déjà extrêmement hétérogène structurellement, la surconsommation du bio s’accentue encore sur les quatre dernières années dans le conso-style « hyper urbains cosmopolitains ». Le diplôme explique 50% des écarts de consommation de bio en grandes surfaces, suivi par l’urbanité et seulement ensuite le revenu. La consommation est plus soutenue chez les Français ayant obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur et, dans une période où les ventes des produits bio chavirent (manque de clarté de la promesse, prix élevé), les Français les plus engagés, les plus éclairés sur les bénéfices du label maintiennent leur consommation.
Les boissons végétales (au soja, à l’amande…), alternatives au lait de vache et les légumes secs (pois chiches, lentilles…), alternatives à la protéine animale, connaissent aussi une forte amplitude de consommation et une accentuation de cette dernière avec un niveau de diplôme explicatif en majeur.
Autre exemple significatif, les eaux plates en bouteille. La surconsommation dans les conso-styles « grands ensembles populaires » et « hyper urbains cosmopolitains » se renforce quand la sous-consommation reste de mise dans le conso-style « tradition agricole ». Cette fois-ci, nos études montrent que c’est le critère d’urbanité qui explique majoritairement cet écart très fort de consommation, qui donne le sentiment que « la France des villes » aurait moins confiance dans l’eau qui coule de ses robinets que « la France des campagnes ». Les pizzas surgelées ou encore les chewing-gums sont également sur-consommés dans les conso-styles les plus urbains.
Dans le cas des infusions, la consommation se polarise avec une surconsommation dans le conso-style « hyper urbains cosmopolitains » contre une sous-consommation dans le conso-style « héritage ouvrier ». Dans ce cas, c’est le revenu qui joue sur cet écart. L’explication se trouve probablement dans l’évolution de l’offre proposée en magasin sur cette famille de produits. Quelques années en arrière, c’était encore le règne du tilleul-menthe et de la camomille, du fameux « pisse-mémé ». Dans un laps de temps finalement assez court, la catégorie des infusions s’est profondément transformée avec de nombreux lancements de produits répondant à des bénéfices santé/bien-être/naturalité/bio, sans oublier le plaisir avec des déclinaisons et des associations de goûts toujours plus gourmandes. La tisane a ainsi rajeuni son image et sa clientèle, elle s’est en somme « déringardisée ».
Mais à quel prix ? En 2014, le prix moyen au kilo de la tisane en grandes surfaces était de 47 euros. En 2018, le prix grimpe à 54 euros/kg. En 2021, il atteint 60 euros/kg. L’inflation des deux dernières années portent le prix à 67 euros/kg en 2023. Si l’on met de côté la très forte inflation alimentaire des deux dernières années, les infusions ont connu entre 2014 et 2021, soit en sept années seulement, une hausse de leur prix au kilo de 28% quand, dans cet intervalle, la tendance des prix en grandes surfaces était plutôt à la baisse (période de « guerre des prix »). Si la tisane d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier, si le bénéfice consommateur s’est étoffé, sophistiqué, il n’en reste pas moins que ce produit est devenu un produit « cher », et donc moins accessible à tous. 67 euros le kilo, nous sommes ici sur le prix du homard breton… Malgré cette hausse du prix dans le temps, les infusions, vendues en petits conditionnements, restent un produit à la valeur faciale « accessible » (2,60 euros en 2023). Nous pouvons alors supposer que le marketing a participé à une forme de « premiumisation », voire de « nichisation » des infusions, accentuant la surconsommation chez les Français les plus aisés.
Pourquoi objectiver le sujet de la démoyennisation des comportements d’achats
Quantifier avec les conso-styles la diversité des comportements de consommation des Français et son accentuation dans le temps illustre le mouvement d’individualisation des comportements de consommation. La consommation de « communion », celle où la majorité des Français se retrouve autour d’un même type de produits, devient de plus en plus rare. Les consommations sont multiples et le sont toujours plus. Cet état de fait représente un enjeu encore plus fort pour la grande distribution que pour tout autre commerce alimentaire. En effet, le modèle s’est construit sur la nécessité de vendre au plus grand nombre des produits relativement identiques. Continuer à répondre au plus grand nombre tout en segmentant l’offre pour qu’elle s’adapte à des besoins de plus en plus fragmentés constitue donc un défi de taille.
Si elle devient la norme, la diversification des comportements de consommation dessert néanmoins la croissance des marchés. En effet, nous avons pu mesurer que sur les quatre dernières années, les 25 familles de produits dont l’amplitude de consommation s’était la plus accentuée ont vu leurs volumes de vente décroître de -3,4%, quand ceux des 25 catégories dont la consommation s’était la plus resserrée autour de la moyenne ont progressé de +5,1%. Et l’effet est le même sur la valeur : +17% pour les premières et +24% pour les secondes. Ceci semble finalement assez logique : développer la consommation d’un type de produits de façon homogène entre les conso-styles s’avèrera plus lucratif que de le réserver à certains.
L’éclatement des modes de consommation : une fatalité ?
La diversité grandissante des modes de consommation illustre tant les besoins toujours plus spécifiques des individus que la capacité des acteurs à y répondre avec précision par des offres adaptées.
Pour autant, dans une optique de stimulation de la croissance des marchés en grande distribution, les marques de l’alimentaire peuvent agir sur ce mouvement de démoyennisation de la consommation. Des leviers existent pour le limiter, voire le contrer. Mais il est alors fondamental de bien identifier ce qui le provoque.
Si le niveau de diplôme structure les écarts de consommation, alors un effort de pédagogie, de communication, peut-être même d’éducation est probablement utile pour expliquer en quoi la consommation du produit constitue un bénéfice pour tous.
Reprenons l’exemple des produits biologiques. Le marché s’est développé vite, probablement trop vite en grande distribution, sans prendre le temps d’expliquer concrètement aux consommateurs le bénéfice de ce label et pourquoi payer plus cher constitue un bon « investissement ». À l’arrivée, même si l’inflation n’est pas l’unique difficulté du bio, les consommateurs les moins « engagés » arbitrent en défaveur des produits labellisés sous le joug de la contrainte financière. Finalement, quel est le bénéfice du bio : la santé ? l’environnement ? Sans cet effort de pédagogie et d’explication, il sera compliqué de (re)motiver l’ensemble des Français à investir dans des produits biologiques.
Sur les vins, c’est l’âge qui s’avère explicatif des écarts de consommation. Les vins sont de plus en plus sur-consommés dans les magasins du conso-style « rural attractif », le plus âgé de toute la typologie. Le rajeunissement de la cible consommateur est un enjeu de taille pour les acteurs de ce secteur. Le travail réalisé sur les bières est à ce titre une bonne comparaison : sur les quinze dernières années, la consommation de bières s’est significativement rajeunie, féminisée, modernisée et finalement homogénéisée.
Sur la pâte à tartiner et les viennoiseries, l’âge est très explicatif des différences de consommation avec une surconsommation renforcée dans les conso-styles jeunes et familiaux de la typologie. Senioriser la consommation de ce type de produits représente une opportunité intéressante pour les acteurs à l’heure où les naissances sont moins nombreuses et la cellule familiale en profonde mutation (de plus en plus de familles monoparentales et des familles de plus en plus petites).
Si c’est l’urbanité qui définit la surconsommation, il pourra être intéressant de sonder des consommateurs plus ruraux pour comprendre les éléments de langage à mettre en avant pour que le produit les séduise également.
Enfin, quand le revenu définit l’amplitude de consommation, il convient de s’interroger sur la couverture de la pyramide des prix. N’est-il pas intéressant pour une marque d’avoir une proposition « accessible », plus simple, mais permettant de séduire des consommateurs plus contraints financièrement ?
Sur une perspective temporelle plus longue, un constat s’impose : en France, les volumes de consommation ne se développeront globalement plus beaucoup. Des facteurs puissants appuient ce propos.
Notre démographie d’abord : notre population évolue peu et de manière inéquitable sur le territoire. Surtout, comme évoqué précédemment, la structure de notre population se modifie profondément dans un sens qui n’est pas favorable au développement des volumes : les Français sont de plus en plus âgés et occupent des emplois toujours plus tertiaires avec, dans les deux cas, des besoins nutritionnels moins importants. Plus d’un tiers des ménages français (36% en 2021) sont constitués d’une seule personne et ce chiffre est en constante augmentation (27% en 1990)8Tableau de bord de l’économie française, couples-familles-ménages, Insee., les familles toujours plus petites.
Ensuite, les enjeux de santé (lutte contre l’obésité, les maladies cardio-vasculaires) et environnementaux (lutte contre le gaspillage notamment) nous poussent clairement à davantage de sobriété dans les quantités achetées et consommées.
Enfin, il est fort à parier que le coût désormais plus élevé de l’alimentation installera dans le temps les arbitrages que les Français ont opérés durant ces deux dernières années de forte inflation.
Par conséquent, dans un monde sans croissance volume, la tentation naturelle est de rechercher de la valeur à travers des stratégies de montée en gamme dites de « premiumisation » de la consommation.
Pour autant, la bataille des volumes n’est pas perdue ! Notre étude révèle que, même s’ils sont moins nombreux que ceux d’amplification des écarts, il existe plusieurs exemples de familles de produits où les surconsommations s’atténuent, où la consommation s’homogénéise entre les conso-styles et où les volumes de consommation continuent de progresser.
Citons par exemple les fromages méditerranéens, les fetas, mozzarellas et autres burratas : de plus en plus de Français semblent à l’aise et savoir quoi faire avec ces fromages qui nous viennent d’ailleurs. Les vins effervescents sont un autre exemple, avec un effet « Spritz » qui n’est probablement pas étranger à une consommation plus unanime de ce type de produits. Enfin, la démocratisation de la consommation des plats cuisinés s’appuie probablement sur une recherche transversale des consommateurs français de gain de temps et de simplification et s’avère être une solution particulièrement efficace pour les télétravailleurs dont le nombre est considérablement plus élevé aujourd’hui qu’il y a quatre ans.
Au-delà de l’intérêt que revêt la modération de l’éclatement des modes de consommation sur la dynamique des marchés, il peut aussi favoriser une diminution des oppositions des « styles » de consommation entre eux et, de fait, des oppositions entre les individus, entre ceux qui « peuvent » et ceux qui « ne peuvent pas » (revenu), ce qui « savent » et ceux qui « ne savent pas » (diplôme), ceux qui vivent « à Paris » et ceux qui vivent « en Province » (urbanité/ruralité), les « jeunes » et les « vieux » (âge).
Conclusion. Pour une ré-homogénéisation de la consommation alimentaire
Le mouvement naturel de la consommation est clairement à l’individualisation des comportements, imposant aux acteurs du secteur de répondre avec une offre adaptée. Comme nous l’avons vu, ralentir le mouvement de démoyennisation de la consommation n’est pourtant pas impossible. Pour cela, il faut en comprendre l’origine et faire évoluer l’offre proposée, la communication, la pédagogie, axer les messages sur les attributs produits qui font commun plutôt que sur ceux qui clivent.
Entendons-nous, homogénéisation ne veut pas forcément dire uniformisation de la consommation. Le marketing reste le meilleur outil pour homogénéiser sans uniformiser la consommation. À titre d’exemple, les fromages apéritifs font partie des familles de produits dont l’amplitude d’achat est la plus faible et qui s’est réduite en quatre ans. La consommation est donc homogène (et de plus en plus) entre les conso-styles mais ce n’est pas pour tout autant que tous les Français ont sur leur table, à l’heure de l’apéritif, la même marque, le même format de produit, les mêmes saveurs.
Au fond, il s’agit, pour épouser les évolutions sociétales, de faire évoluer sans le remettre en cause l’ADN profond de la grande distribution que l’on pourrait résumer à travers ces deux citations : « Tout sous le même toit »9Bernardo Trujillo a été l’un des premiers à formaliser, dans les années 1950 aux États-Unis, les principes théoriques et pratiques qui ont porté vers le succès la grande distribution moderne. et « Tous sous le même toit »10Selon Georges Plassat, président du groupe Carrefour de 2012 à 2017, dans une interview accordée au magazine LSA en 2016.. En somme, diversifier l’offre pour répondre à tous les besoins, sans pour autant exclure et opposer.
Pour finir, il est un champ pour lequel une forte uniformisation des comportements est particulièrement à encourager : celui de l’évolution de notre modèle de consommation vers davantage de durabilité (pour la santé, pour l’environnement, pour la société). Sur ce sujet, les acteurs ont un rôle essentiel à jouer dans leur capacité à converger dans la proposition de produits durables et accessibles à tous, tant dans leur positionnement prix que dans la compréhension de leur bénéfice collectif. Et ceci, pour que cette « bonne consommation » ne soit pas réservée à la part de la population française la plus éduquée et aisée. La grande distribution, que tous les Français fréquentent, est à ce titre un maillon essentiel de cette nécessaire évolution.
- 1Panel consommateurs, produits de grande consommation, Kantar, 2023.
- 2Olivier Géradon de Vera, décédé en 2013, a dédié l’ensemble de son parcours professionnel aux études de marché et des tendances de consommation. Il a été vice-président d’IRI-Secodip (devenu Circana en mars 2023), jusqu’en 2013.
- 3Emily Mayer et Philippe Goetzmann, La consommation de produits locaux : de l’héritage à la richesse productive, Fondation Jean-Jaurès, janvier 2023.
- 4Produits de grande consommation : produits à poids fixe vendus en grandes surfaces, Circana.
- 5L’étude que nous avons réalisée porte sur l’exhaustivité des familles de produits alimentaires vendus en grandes surfaces, soit 250 familles. L’amplitude a été calculée en 2019 puis en 2023.
- 6Jérôme Fourquet, La fin de la grande classe moyenne, Fondation Jean-Jaurès, mai 2019.
- 7La hiérarchisation des facteurs a été obtenue par le calcul de l’intensité de variation des cinq facteurs entre les trois conso-styles les plus surconsommateurs et les trois les plus sous-consommateurs sur les 250 familles de produits de grande consommation.
- 8Tableau de bord de l’économie française, couples-familles-ménages, Insee.
- 9Bernardo Trujillo a été l’un des premiers à formaliser, dans les années 1950 aux États-Unis, les principes théoriques et pratiques qui ont porté vers le succès la grande distribution moderne.
- 10Selon Georges Plassat, président du groupe Carrefour de 2012 à 2017, dans une interview accordée au magazine LSA en 2016.