Comment et pourquoi réformer les congés parentaux ?

En janvier dernier, a été annoncé le remplacement du congé parental par un nouveau « congé de naissance » plus court et mieux rémunéré. Elsa Foucraut, administratice de Parents & Féministes, et Violaine Dutrop, autrice de Maternité Paternité Parité (Éditions du Faubourg, 2021), dressent un panorama des congés parentaux actuels et montrent combien ils entretiennent les inégalités entre les femmes et les hommes. Pour y remédier et pour une parentalité égalitaire, elles plaident pour une réforme jouant sur trois leviers – étendre le congé paternité/du second parent, instaurer un véritable service public de la petite enfance et revaloriser le congé parental.

Lors de sa conférence du 16 janvier 2024, Emmanuel Macron a confirmé le projet du gouvernement de remplacer le congé parental par un nouveau « congé de naissance » plus court et mieux rémunéré, réitérant ainsi des propositions déjà formulées par Aurore Bergé. 

Sans trop de surprise, ces annonces ont jusqu’à présent suscité relativement peu de réactions politiques. De manière générale, les politiques publiques de la parentalité et de la petite enfance n’occupent que quelques lignes dans les programmes politiques. On construit rarement une carrière politique prestigieuse en se spécialisant sur ces sujets. Ceux-ci restent perçus comme subalternes, comme la plupart des domaines que la société délègue principalement aux femmes. Pourtant, la petite enfance est un sujet hautement politique qui mériterait d’être traité comme tel, au carrefour des droits des enfants, de l’égalité entre les femmes et les hommes, du droit du travail et de la réduction des inégalités sociales. 

À travers cette note, nous dresserons un panorama général des congés parentaux actuels, et analyserons comment ils entretiennent un modèle de « paternité discrète » qui freine l’égalité entre les femmes et les hommes malgré les évolutions de la société. Si la nécessité de revaloriser les congés parentaux fait relativement consensus, reste à savoir selon quelles modalités et avec quels objectifs. Nous plaiderons pour une réforme jouant sur trois leviers – étendre le congé paternité au bénéfice de tous les seconds parents, instaurer un véritable service public de la petite enfance et revaloriser le congé parental –, adossée à des objectifs d’émancipation plutôt que natalistes. Au vu du potentiel de transformation sociale de ces enjeux, les forces sociales-démocrates devraient s’y intéresser davantage et ne pas les délaisser au profit des camps conservateurs. 

La maternité, creuset d’inégalités professionnelles et domestiques

Encore aujourd’hui, la maternité pénalise économiquement les femmes. Dans une société où les femmes sont de moins en moins enclines à tolérer les inégalités (et tant mieux !), cette réalité est à prendre en compte pour comprendre la baisse de la natalité, comme le rappelle notamment l’économiste Rachel Silvera1Rachel Silvera, « La baisse de la natalité, une tendance qui doit beaucoup au ‘coût de la maternité’ », Alternatives économiques, 18 janvier 2024..

L’écart global de rémunération entre les femmes et les hommes en France est de 22,3% (et 15,4% à temps de travail égal2Données Eurostat, reprises chaque année par le média Les Glorieuses qui calcule chaque année la date à partir de laquelle les femmes travaillent gratuitement. En 2023, cette date était fixée au 6 novembre à 11h25.). La maternité explique en partie cet écart (sans être, bien sûr, le seul facteur). Ainsi, selon les chiffres de l’Insee de 2022, « cinq ans après une naissance, les mères salariées du secteur privé ont des revenus salariaux inférieurs d’environ 25% par rapport à ce qui se serait produit sans enfant, alors que les pères sont peu ou pas affectés ». L’Insee indique aussi que les femmes précaires sont les plus impactées : celles qui touchent les salaires horaires les plus bas encaissent une perte de revenus de l’ordre de 40%. Toujours selon l’Insee, l’écart salarial net en équivalent temps plein entre les femmes et les hommes se creuse en fonction du nombre d’enfants : en 2019, il était de 7,3% en moyenne pour les salariés sans enfant, et de 30,9% pour les parents de trois enfants ou plus. Ce chiffre monte à 44,6% si l’on tient compte des effets du temps partiel (qui n’expliquent qu’un tiers des écarts) plutôt que de raisonner en équivalent temps plein. Là encore, les femmes percevant des bas salaires sont les plus impactées par ces inégalités. L’année suivant une naissance, la moitié des mères (47%) déclare avoir réduit ou arrêté leur activité professionnelle, contre 6% des pères3Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, « Prendre en compte de la parentalité dans la vie et au travail », BVAXsight, 22 février 2019.. De manière assez lucide, 78% des mères cadres déclarent qu’une femme qui a des enfants est freinée dans son évolution professionnelle selon une récente étude de l’Apec. En résumé, une naissance produit des effets qui contribuent au plafond de verre des cadres et appauvrissent les femmes à bas salaire.

Aux inégalités professionnelles s’ajoutent les inégalités domestiques. Les femmes continuent de consacrer plus de temps que les hommes aux tâches parentales et domestiques, l’écart augmente après une naissance, et la situation ne s’améliore que très lentement4Voir à ce sujet les travaux d’Ariane Pailhé.. « Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail non payé ! », écrivait déjà Silvia Federici dans les années 1970. 

Au croisement des inégalités professionnelles et domestiques, la maternité constitue une trappe à inactivité pour bien des femmes. Seules 53% des mères avec au moins deux enfants dont un de moins de trois ans travaillent, et seulement 27% à temps plein5Rapport du Haut Conseil à la famille, l’enfance et l’âge (HCFEA), 2019, page 15.. Ce n’est pas le congé parental qui éloigne les femmes du marché du travail, mais d’abord l’offre insuffisante de solutions d’accueil pour faire garder son enfant. Il manque en effet entre 160 000 et 200 000 places d’accueil pour les tout-petits en France. Conséquence : alors que seulement 31% des parents souhaiteraient que leur enfant de moins de trois ans soit gardé par les parents ou la famille (22% seulement quand l’enfant a plus d’un an), 54% des familles ont pourtant recours à cette solution6Baromètre de l’accueil du jeune enfant 2021, Caisse nationale des allocations familiales, n°209, 2022.. Les inégalités sociales et territoriales dans l’accès aux modes de garde étant de plus très fortes en France, ces difficultés se concentrent notamment sur des femmes précaires invisibilisées dans le débat public. Les conditions de travail difficiles et les faibles salaires dans certains métiers poussent également certaines femmes à se retirer du marché de l’emploi face à la pénibilité de leur travail.

En somme, le « coût d’être mère »7Lucile Quillet et Lucile Peytavin, « Le coût d’être mère », note rédigée pour l’Observatoire de l’émancipation économique des femmes de la Fondation des Femmes, juin 2023. commence avant la naissance (discriminations avant et pendant la grossesse ; rémunérations plus faibles dans les métiers féminisés), se structure au moment de la naissance (accentuation des inégalités domestiques ; retrait du marché du travail d’une mère sur cinq, parfois subi notamment en cas de difficultés à trouver un mode de garde ; recours au temps partiel ; discriminations au retour de congé maternité, etc.), et persiste sur le long terme (le débat sur les retraites a permis de mettre en avant le fait que ces inégalités pendant la carrière poursuivent les femmes jusqu’à la fin de leur vie).

Dans les couples, ces inégalités – professionnelles et domestiques – sont aussi un facteur de vulnérabilité en cas de violences conjugales, et une trappe à pauvreté en cas de séparation (rappelons que 40% des familles monoparentales sont en situation de pauvreté d’après les données de l’Insee).

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Congés maternité, paternité et parental : trois congés pour trois fonctions

Établi en 1909 et généralisé à toutes les femmes en 1947, le congé de maternité revêt une double fonction. D’abord, il vise à protéger les femmes enceintes avant et après un accouchement : protection de leur santé et protection contre les discriminations sur le marché du travail. Par ailleurs, il protège les nourrissons, en libérant temporairement la mère de ses obligations professionnelles pour s’en occuper. Cette fonction infantile a été le moteur historique de la création du congé maternité, dans un contexte où l’État souhaitait réduire la mortalité infantile pour des raisons natalistes et familialistes8Sur l’histoire du congé maternité : Catherine Collombet, « Histoire des congés parentaux en France. Une lente sortie du modèle de rémunération de la mère au foyer », Revue des politiques sociales et familiales, n°122, 2016 et Yvonne Knibiehler, « Réformer les congés parentaux », chapitre 1, Éditions de l’EHESP, 2019.. D’une durée totale de seize semaines (vingt-six à partir du troisième enfant), le congé maternité contient une part obligatoire : le code du travail interdit d’employer une femme enceinte pendant huit semaines autour de la naissance, et pose l’arrêt de toute activité comme condition pour indemniser les travailleuses indépendantes. Il est associé à un quasi-maintien de salaire pour les salariées (avec un plafond), mais environ 18% des mères ne remplissent pas les conditions d’indemnisation pour des raisons variées.

Le « congé de paternité et d’accueil du jeune enfant » est apparu au début des années 2000 et a été étendu en 2021 pour atteindre sa durée actuelle de vingt-huit jours, dont sept obligatoires. Il est donc quatre fois plus court que le congé maternité, et plus flexible : contrairement au congé maternité, il est fractionnable en trois périodes – même si, dans la pratique, il semble majoritairement pris en une seule fois à la naissance. Il est indemnisé dans les mêmes conditions que le congé maternité. Accessible à presque tous les co-parents (sauf dans les couples de pères9Francis Kessler, « Pas de mère… pas de congé ‘de paternité’», Le Monde, 10 mai 2022.), ce congé mériterait d’être rebaptisé, pour que l’on arrête enfin de parler de « paternité » dans les couples de femmes ! Nous parlerons d’ailleurs, dans cette note, de « congé de paternité/du second parent » afin de souligner l’importance de faire évoluer la sémantique.

Ce congé permet à l’autre parent de passer du temps avec leur bébé, de favoriser la sécurité affective de l’enfant, d’atténuer l’isolement des mères et de réduire les inégalités dans les couples par un meilleur partage des tâches parentales (en particulier pour les tâches routinières et quotidiennes du soin aux enfants). Cependant, en raison de sa courte durée, il reste malheureusement un congé de parent auxiliaire. L’inégalité des congés de maternité et de paternité/du second parent est donc à la fois une inégalité de droits et de responsabilités.

Ces deux congés – maternité et paternité/du second parent – sont individuels et non transférables : s’il n’est pas pris par le coparent, le congé de paternité/du second parent est perdu. Ils sont financés par la Sécurité sociale, mais un nombre croissant d’employeurs accorde des congés supra-légaux à leurs salariés, en particulier dans les grands groupes privés, ce qui développe les droits des jeunes parents sans peser sur les finances publiques mais renforce la fracture entre salariés protégés et salariés précaires.

À cela s’ajoute le congé parental d’éducation, optionnel, permettant en théorie d’apporter aux familles de la souplesse après une naissance et de s’adapter à l’hétérogénéité des familles : d’une famille à l’autre, et d’une naissance à l’autre, les besoins et les attentes des parents varient. Il permet aux parents de suspendre leur contrat de travail (pour une durée pouvant aller jusqu’à trois ans), mais n’est indemnisé que pour une durée allant de six mois par parent (pour un premier enfant) à vingt-quatre mois (à partir du deuxième). Ce congé peut être pris à taux plein pour un arrêt de travail complet, ou à taux partiel, constituant ainsi un droit au temps partiel après une naissance. Parce qu’il est très faiblement indemnisé (429 euros par mois pour un temps plein), il est peu attractif pour les familles de la classe moyenne, tout en constituant une trappe à inactivité et/ou à pauvreté pour certaines femmes. Signe de cette inadaptation aux besoins sociaux, le nombre de bénéficiaires a chuté drastiquement ces dernières années, et plusieurs rapports institutionnels appellent à le réformer et à le transformer en un congé plus court et mieux rémunéré10Rapport Damon-Heydemann (2021) ; rapport de la commission des 1000 premiers jours (2020) ; rapport du HCFEA (2019) ; rapport de l’Igas (2018)..

La plupart des études s’accordent sur le fait qu’une meilleure indemnisation de ce congé est une condition pour que davantage de pères y aient recours. En 2014-2015, une réforme controversée a instauré le principe louable du partage du congé entre les deux parents pour pouvoir bénéficier de la durée totale d’indemnisation, mais sans revaloriser son indemnisation, ni allonger sa durée, et sans aucun caractère obligatoire. Dans ces conditions, la réforme n’a pas eu d’effet sur l’égalité entre les femmes et les hommes : le gouvernement affichait un objectif de 25% de pères bénéficiaires ; moins de 2% l’ont pris11Hélène Périvier, Grégory Verdugo, « Cinq ans après la réforme du congé parental
(PreParE), les objectifs sont-ils atteints ?
 », OFCE, Sciences Po, 6 avril 2021.
. Présentée comme une mesure en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes, cette réforme était aussi une mesure d’économie budgétaire, comme l’a souligné l’Igas12Comme précisé dans le rapport de 2018 : « Un objectif majeur de la réforme de 2014, comme en témoignent les travaux préparatoires à la loi et les discussions au Parlement, qui n’a cependant pas été assumé en tant que tel, visait à réaliser des économies sur la branche famille. » ; dans les faits, elle a retiré des droits aux femmes, dont le droit au congé a été raccourci, sans effets sur l’implication des pères.

Représentation visuelle de l’enchaînement des différents congés parentaux

Source : Parents & Féministes.

Le modèle français : entre illusion de liberté, fabrique de la paternité discrète, et travail maternel comme variable d’ajustement

La brièveté du congé de paternité/du second parent et d’accueil du jeune enfant conforte, au sein des couples hétérosexuels, un schéma familial traditionnel basé sur un parent principal et un parent secondaire. Ce problème se manifeste particulièrement dans les couples hétérosexuels13Plusieurs études suggèrent que les couples homoparentaux adoptent des schémas plus égalitaires.Voir à ce sujet : Michael Stambolis-Ruhstorfer, Martine Gross, « Qui lave le linge sale de la famille ? Les couples hétéroparentaux et homoparentaux face au travail domestique », Travail, genre et sociétés, n°46, 2021/2, Éditions La Découverte, p. 75-95.. Ce modèle repose sur une paternité discrète au travail et une paternité auxiliaire au sein du foyer. Même les couples ayant de fortes valeurs égalitaires peinent à résister à ce continuum d’inégalités, encouragé par les politiques familiales.

À nos lecteurs et lectrices qui, à ce stade de la lecture, auraient un réflexe sceptique et trouveraient ces paragraphes caricaturaux, nous proposons le test suivant : chercher, dans l’espace public, deux hommes avec au moins un nourrisson, et non accompagnés d’une femme. Vous constaterez qu’ils sont rares. Il vous faudra peut-être quelques semaines (voire plus) avant d’en croiser. Pendant ce temps, vous aurez croisé des dizaines de femmes dans la même situation. La paternité discrète et auxiliaire n’est pas théorique. 

Cela étant posé, décortiquons les mécanismes à l’œuvre. Parce que le congé maternité est plus long, un grand nombre de co-parents ne se retrouveront jamais seuls avec un nourrisson de manière prolongée. Le 29e jour après la naissance, lorsque le congé paternité/du second parent est pris en une seule fois, la mère qui vient d’accoucher se retrouve seule avec son nourrisson et va prendre en charge davantage de tâches parentales routinières et quotidiennes. Pourtant, seul l’allaitement – pour celles qui font ce choix – ne peut être assuré que par elle. Une fois installée, cette posture de parent auxiliaire, source de tensions dans bien des couples, tend à perdurer. Des études ont montré que les couples les plus égalitaires adoptaient une répartition des rôles non figée et substituables : chacun des deux co-parents sait alors accomplir toutes les tâches sans être dépendant de l’autre14Marie Cartier et al., « Allez, les pères ! Les conditions de l’engagement des hommes dans le travail domestique et parental », Travail, genre et sociétés, vol. 46, n°2, 2021, pp. 33-53..  

L’argument de la santé des mères est souvent invoqué pour justifier l’inégalité des congés maternité et paternité/du second parent. En réalité, la situation actuelle crée des situations d’isolement et d’épuisement des mères. 15 à 20% des femmes subissent une dépression du post-partum15Pascale Santi, « La dépression post-partum, un mal enfin mesuré en France », Le Monde, 14 novembre 2022., et le suicide est la deuxième cause de mortalité des mères dans l’année qui suit une naissance, comme le soulignait une étude de Santé publique France en 2022. Dans la majorité des cas, les mères se retrouveront seules et/ou en train de reprendre leur activité professionnelle au moment des pics de prévalence de cette maladie (entre le deuxième et le sixième mois). En cas d’hospitalisation de la mère, les co-parents n’ont pas de droit particulier au congé pour assurer un relais.

Dans la sphère professionnelle, la brièveté du congé de paternité/du second parent et d’accueil du jeune enfant limite les efforts d’adaptation de l’employeur, qui peut se contenter d’y voir un congé annuel un peu plus long que d’habitude. Selon les profils socio-professionnels, cela se traduit par un droit ou une pression à ne pas trop s’absenter et ne pas trop perturber l’organisation du travail. Cela entretient les phénomènes de plafond de verre et n’incite pas les employeurs à développer des organisations du travail permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale – en particulier dans les secteurs peu féminisés.

Le congé parental d’éducation, censé garantir la flexibilité et la liberté de choix, est parfois subi, utilisé comme palliatif à des difficultés d’accès à un mode de garde. Le cas échéant, les inégalités générales de revenus au sein des couples, qui préexistent à la naissance, incitent à « sacrifier » le salaire maternel plutôt que celui du père dans la majorité des familles. 

Tout ceci combiné pousse les femmes à rechercher des voies d’adaptation : temps partiels ou retrait temporaire du marché du travail (et des revenus, du statut et de la vie sociale qui vont avec !), recherche d’un emploi à proximité du domicile avec des horaires compatibles avec la vie familiale, etc. 

Au final, il existe autant de « travailleuses empêchées » (femmes contraintes de réduire ou d’interrompre leur activité professionnelle alors qu’elles ne le souhaitent pas) que de « mères empêchées » (mères qui souhaiteraient réduire leur activité professionnelle pour rester plus longtemps aux côtés de leur enfant mais y renoncent – notamment parce que le congé parental est trop peu indemnisé)16Lucie Goussard, Laetitia Sibaud, « L’articulation travail-famille chez les mères en activité continue et à temps plein : une question de distanciation subjective ? », Revue française des affaires sociales, 2017, pp 169-186.. L’entrée massive des femmes sur le marché du travail a ainsi été une révolution entravée, et c’est ce qu’il faut aujourd’hui corriger.

Les jeunes parents aspirent pourtant à une parentalité plus égalitaire

La société évolue lentement mais sûrement vers des valeurs plus égalitaires. Les pères qui n’assumaient aucune tâche éducative, encore fréquents dans les années 1990, sont devenus rares, comme nous le rappellent Anne Solaz et Ariane Pailhé dans un entretien de l’Ined. De même, 71% des Français s’accordent à dire que les hommes en font « plus qu’avant » concernant les tâches ménagères, même si seuls 50% estiment que les hommes en font autant que les femmes selon une enquête de la Drees. Sept pères sur dix prennent leur congé paternité17Précisons toutefois que l’on ne dispose pas de données postérieures à 2021., et les jeunes générations adhèrent à l’idée que celui-ci doit être étendu18En 2019, 63% des 18-24 ans souhaitent un allongement du congé de paternité/du second parent, selon la Drees. Précisons néanmoins que peu de sondages ont toutefois été réalisés postérieurement à l’extension du congé paternité/du second parent depuis juillet 2021.. Des témoignages d’expériences de pères ayant pris en charge la responsabilité principale de la garde des enfants sont publiés19Tristan Champion, La Barbe et le Biberon, Paris, Marabout, 2020 ; Samuel Clot, Père au foyer, Paris, Hachette, 2024 ; Sophie Adriansen, Qui s’occupe des enfants : repenser la parentalité traditionnelle, Paris, Les Pérégrines, 2023.. Et si les effets de l’extension du congé paternité/du second parent en 2021 n’ont pas encore été documentés précisément, nous prenons le pari que cela entretiendra ces dynamiques.

Ainsi, les inégalités domestiques et professionnelles que l’actuelle politique familiale façonne sont en décalage avec les attentes de la société. Une enquête de la CAF montre que la mère passe plus de temps auprès de l’enfant dans 67% des familles, mais cette situation semble subie dans la majorité des cas : dans 82% de ces familles, les parents déclarent que le père souhaiterait être davantage présent auprès de l’enfant. Dans les familles où les deux parents exercent une activité professionnelle à temps plein, la mère passe plus de temps avec les enfants dans 51% des cas, mais 85 % des pères aspireraient à passer plus de temps auprès de leur enfant.

Signe des temps, plusieurs associations défendant une parentalité féministe ont émergé depuis quelques années : « la conscience maternelle se politise et réveille la conscience paternelle », pour reprendre la formule d’Yvonne Knibiehler20Yvonne Knibiehler, Réformer les congés parentaux, Presses de l’EHESP, janvier 2019, p. 156.

Cette conception de plus en plus égalitaire de la parentalité n’est certes pas totalement consensuelle. Environ 20% des parents considèrent que, dans l’idéal, les femmes devraient rester à la maison pour élever leurs enfants, selon la Drees. Même pour les enfants de plus de deux ans, 10% des parents estiment que « la mère » est le mode d’accueil le plus adapté, selon la CAF. Ces familles – minoritaires mais néanmoins nombreuses – viennent de milieux sociaux variés, des plus précaires aux plus favorisés21Lorraine Bozouls, Travail domestique et production d’un style de vie. Les femmes au foyer de classes supérieures, Travail, genre et société, n°46, 2021/2.. Cette façon d’envisager une naissance peut être liée aux conditions de travail des femmes : les mères qui exercent des métiers pénibles et mal rémunérés peuvent préférer s’extraire de la tutelle du travail pour s’occuper de leur enfant. Les familles nombreuses adhèrent également plus fréquemment à ce modèle. En général, il existe des parents, dans tous les milieux, qui aspirent à passer du temps avec leur enfant pour des raisons personnelles qui leur sont propres et n’ont rien de problématique. Mais soyons lucides, ce maintien au foyer des mères s’exprime aussi dans des franges ouvertement plus conservatrices et plus aisées de la société, affichant une pratique religieuse assidue22Fabienne Berton, Marie-Christine Bureau et Barbara Rist, « Chapitre V. Les pères dans tous leurs états », dans Faire famille aujourd’hui. Normes, résistances et inventions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021.. Sur les réseaux sociaux, le mouvement des « tradwives »23Terme anglais qui signifie épouse traditionnelle et qui désigne un mouvement prônant le retour du modèle de la femme au foyer des années 1950. et les réseaux masculinistes actifs24Voir à ce sujet « Contrer les discours masculinistes en ligne », Equipop et Institut du genre en géopolitique, 16 octobre 2023. sur ce sujet ont des connexions avec l’extrême droite qui doivent nous maintenir en alerte. Pour la gauche, investir la question des congés parentaux dans une perspective émancipatrice est aussi un moyen de répondre à l’offensive conservatrice.

Et ailleurs en Europe ? 

On peut distinguer deux grandes catégories : les pays avec un modèle basé sur la co-responsabilité parentale, plus égalitaires, et les modèles entretenant comme en France une conception plus traditionnelle des rôles parentaux (breadwinner vs. caregiver). Les modèles reposant sur la co-responsabilité incluent tous un congé paternité/du second parent fort. Mais les normes sociales propres à chaque société jouent beaucoup : la même politique de congés ne produira pas forcément les mêmes effets dans deux pays différents.

Les modèles nordiques incluent un partage plus égalitaire des congés parentaux, au point qu’il peut même y être tabou de ne pas prendre un congé paternité/du second parent25Maddy Savage, « Sweden: where it’s taboo for dads to skip parental leave », BBC, 30 janvier 2024.. Les normes sociales sont fortes en matière de garde des enfants par les parents la première année et d’allaitement, et il ne serait pas souhaitable d’imposer ces injonctions à toutes les mères françaises. En contrepartie, les modèles scandinaves reposent sur un accès quasi-universel à des solutions d’accueil de qualité quand l’enfant atteint un an, qui manque cruellement au modèle français.

Bien que souvent citée en exemple du fait de sa natalité en hausse, l’Allemagne est un exemple à prendre avec beaucoup de précaution. Les congés parentaux y sont longs et peuvent paraître généreux, mais les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes y sont parmi les plus fortes en Europe. En moyenne, les femmes prennent douze mois de congé parental, contre deux ou trois mois pour les hommes26Gladys Marivat, « En Allemagne, les plus fortunés redoutent de perdre l’allocation de congé parental », Le Monde, 26 octobre 2023.. Le renoncement à la maternité y est très fort, en particulier pour les femmes diplômées ou cadres. Si la natalité est repartie à la hausse depuis quelques années, c’est d’abord du fait d’un fort investissement dans les crèches.

C’est de l’autre côté des Pyrénées que l’on observe les dynamiques les plus intéressantes. En Espagne, le congé paternité/du second parent est désormais équivalent au congé maternité27Ana Requena Aguilar, « Le même congé pour les mères et les pères : les seize semaines qui changent la société espagnole », Ouest France/El diario, 8 mars 2023., et s’apprête à être étendu à vingt semaines, soit cinq mois pour chaque parent, dont six semaines à prendre simultanément par les deux parents. S’il est encore trop tôt pour évaluer les effets de cette réforme, l’exemple espagnol montre qu’une approche ambitieuse est réaliste et possible.

Pour asseoir la singularité de son modèle basé sur la liberté de choix, la France pourrait s’inspirer de ces trois modèles : l’Espagne pour l’égalité, les pays scandinaves pour le droit opposable au mode de garde, et l’Allemagne pour la flexibilité pendant la première année de l’enfant pour les familles dont c’est le souhait. 

À quoi tiennent les résistances ? 

L’enjeu budgétaire et l’impact sur les finances publiques expliquent probablement les réserves politiques. C’est sur ce motif que la France s’est opposée en 2018 à une version plus ambitieuse de la directive européenne sur les congés parentaux28« J’en approuve les principes, mais c’est une belle idée qui peut coûter très cher et finir par être insoutenable », a déclaré Emmanuel Macron. Citation rapportée dans Cécile Ducourtieux, « À Bruxelles, la France s’oppose à un congé parental mieux rémunéré », Le Monde, 14 mai 2018.

Mais les résistances les plus vives tiennent en raison du potentiel réformiste de l’égalité parentale. Bien des conservateurs sont profondément attachés à la division sexuée des tâches et des rôles sociaux, et adhèrent aux stéréotypes genrés autour des rôles parentaux. Par ailleurs, des congés parentaux rénovés et égalitaires viendraient questionner le rapport au travail et provoquer des « métamorphoses » – on fait référence ici à la pensée d’André Gorz qui nous invite à renouer avec l’objectif de réduction du temps de travail pour réallouer du temps à d’autres activités, dont la famille. Le temps partiel des pères, en particulier, revêt un pouvoir transformateur très fort : l’horizon idéal universel n’est peut-être pas le couple biactif investissant de manière intensive la sphère professionnelle et le travail à tout prix pour toutes les familles. Les réformes prônées ici amorceraient des changements de société profonds, en faveur d’une société du care – du prendre soin –, mais un care mixte qui ne serait pas seulement l’apanage des femmes et qui embarquerait également les hommes. En d’autres termes, les congés parentaux contribueraient à « désandrocentrer »29Maud Simonet, L’imposture du travail : désandrocentrer le travail pour l’émanciper, Paris, 10/18, 2024. le travail dans une perspective d’émancipation collective.

Annonces du gouvernement : derrière le flou, de vraies sources d’inquiétudes

Les premières annonces du gouvernement, encore très floues, suscitent des inquiétudes. D’abord, l’absence de cadrage budgétaire clair ne permet pas d’écarter l’hypothèse d’une nouvelle réforme d’économie budgétaire. À budget constant, la réforme impliquerait forcément un transfert de moyens. Schématiquement, le risque est qu’une réforme favorable aux pères et aux couples biactifs bien insérés économiquement soit financée par des économies sur les droits de femmes plus précaires. 

Ensuite, aucune annonce n’a été faite sur l’extension du congé de paternité/ du second parent et d’accueil du jeune enfant. Le gouvernement se contente de mettre en avant l’extension à 28 jours qui a eu lieu en 2021 : ce pas en avant était nécessaire, mais reste insuffisant et ancré dans un schéma familial traditionnel avec un parent principal et un parent secondaire. Deux ans plus tard, il est temps d’étendre à nouveau ce congé, dans l’intérêt des enfants et de tous les parents30Voir cette tribune collective, « Pour que les congés parentaux deviennent enfin égalitaires », Libération, 9 juillet 2023..

Enfin, la durée du futur congé de naissance « plus court et mieux rémunéré »31Voir conférence de presse d’Emmanuel Macron du 16 janvier 2024. n’est pas tranchée. Derrière cette formule assez vague peuvent se cacher des réformes ambitieuses ou bien des coupes brutales dans les droits sociaux. De nombreuses questions restent sans réponse : le raccourcissement de la durée concerne-t-il uniquement la durée d’indemnisation ou la durée totale du congé (part indemnisée + part sans solde) ? Quid du congé parental à temps partiel ?

Surtout, si cette orientation est confirmée, que se passera-t-il au bout de six mois pour les parents qui n’ont pas de solution de garde pour leur enfant, dans un contexte de crise du secteur de la petite enfance ? Il manque en effet 200 000 places d’accueil pour les jeunes enfants32Chloé Rabs, « Crèches : le mirage des 200 000 places supplémentaires », Alternatives économiques, 7 septembre 2023.. La capacité d’accueil (tous modes de garde confondus) ne couvre que 60% des enfants de moins de trois ans, et ce ratio risque de s’aggraver d’ici 202733Voir à ce sujet le communiqué de Parents & Féministes, octobre 2023.. Le secteur de la petite enfance n’est pas du tout en mesure d’absorber un afflux massif de nouveaux enfants à court terme. Il serait d’autant plus inacceptable de laisser ces familles sans solution qu’Emmanuel Macron avait inscrit dans ses promesses de campagne présidentielle un « droit opposable au mode de garde »34Raphaël Delvolvé, « Comment mettre en œuvre le ‘droit opposable à la garde d’enfant’ qu’Emmanuel Macron promet ? », France Inter, 5 mai 2022. – idée semble-t-il abandonnée après l’élection de 2022.

Pour une réforme ambitieuse des congés parentaux

La progression vers une parentalité paritaire doit cibler la naissance en premier lieu, en tant que moment-clé où les inégalités entre les femmes et les hommes se structurent. Dans les couples hétérosexuels, les pères bénéficieraient de liens renforcés avec leurs enfants, tandis que les femmes verraient leur santé s’améliorer et le partage des tâches domestiques s’équilibrer davantage. Elles reprendraient le travail plus sereinement, avec des perspectives professionnelles plus ouvertes. Tous les parents et les enfants ont à y gagner !

Une telle réforme émancipatrice nécessite d’agir simultanément sur trois leviers : une réelle revalorisation du congé parental, une extension du congé de paternité/du second parent et d’accueil du jeune enfant, et un investissement dans le service public de la petite enfance.

Fixons trois objectifs-cadres que pourrait prendre une future réforme des congés parentaux. D’abord, il faut cesser d’entraver, mais au contraire encourager, l’investissement équivalent des deux parents dès la naissance. Ensuite, il faut veiller à ne pas transformer la maternité en trappe à pauvreté pour les femmes précaires, et reconnaître que les congés parentaux ne produisent pas les mêmes effets sur les femmes en fonction de leur situation socio-professionnelle. Du point de vue de la lutte contre la pauvreté, la réforme des congés parentaux s’inscrit dans le contexte plus large des réformes sociales en cours (Revenu de solidarité active – RSA, Allocation de solidarité spécifique – ASS, assurance chômage, retraites). Enfin, inclure davantage de flexibilité dans les congés parentaux au moins pendant la première année de l’enfant, car toute naissance vient avec sa part de tâtonnements et d’imprévus, les familles n’ont pas les mêmes attentes pour l’accueil d’un enfant, et ces attentes varient d’une naissance à l’autre au sein d’une même famille. 

Propositions

  1. Fixer clairement un objectif de réduction des inégalités entre les femmes et les hommes à la politique familiale.
  2. S’agissant du congé de paternité/du second parent et d’accueil du jeune enfant, étendre sa part obligatoire à huit semaines, soit la même durée que la part obligatoire du congé maternité, et tendre à terme vers une durée totale équivalente au congé maternité complet. Le caractère obligatoire protègerait les parents, et alignerait les contraintes professionnelles des mères et des pères pour favoriser l’égalité professionnelle effective et en finir avec le « risque maternité » qui pèse exclusivement sur les femmes. 
  3. À court terme, la proposition la plus raisonnable serait de faire cohabiter le futur congé de naissance – plus court et mieux rémunéré – avec l’actuel congé parental (en plus d’une sanctuarisation du congé maternité et d’une extension du paternité/du second parent). Cette solution a été préconisée en 2019 dans le rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), et formulée par Aurore Bergé lorsqu’elle était ministre des Familles. On aboutirait concrètement à un système dégressif en trois paliers, qui serait un bon compromis entre intérêt de l’enfant, liberté de choix des familles, lutte contre les inégalités et prévention des trappes à pauvreté des femmes. 
  4. Pour un débat serein, en particulier sur ce que serait une durée acceptable du nouveau congé de naissance (plus court d’accord, mais pas trop court), il conviendrait de publier des données statistiques détaillées permettant de savoir combien de temps s’arrêtent les parents, en moyenne et selon leurs caractéristiques socio-économiques, tous congés cumulés (y compris les congés conventionnels supra-légaux pris en charge par l’employeur).
  5. Concernant le secteur de la petite enfance, des concertations sont en cours avec les syndicats de professionnels et professionnelles du secteur, dont les revendications doivent être entendues. La crédibilité des discours politiques pourrait être renforcée en développant l’offre de formation (actuellement sous-dimensionnée par rapport aux besoins) et en instaurant des plans de rattrapage dans les territoires sous-dotés en modes de garde (douze départements ont une capacité d’accueil inférieure à 50% des enfants de moins de trois ans, tous modes de garde confondus, comme le montre la CAF). 
  6. Adapter le congé parental aux familles monoparentales, en envisageant notamment un droit de transfert de la part réservée au co-parent absent vers le parent principal et/ou à un proche de leur choix.

Comment dégager des marges budgétaires pour financer ces réformes ? D’abord, la baisse de la natalité offre à court terme des économies dans les prestations familiales, donc des leviers budgétaires permettant d’amorcer les réformes. Pourquoi ne pas ensuite envisager une refonte plus large de la politique familiale ? Par exemple, le quotient conjugal (dispositif consistant à calculer l’impôt sur le revenu sur les familles plutôt que sur les individus) coûte cher aux finances publiques tout en étant défavorable aux femmes. Une déconjugalisation de la fiscalité permettrait de réallouer l’argent de la politique familiale, de politiques favorisant les inégalités vers des politiques plus égalitaires35Voir à ce sujet Céline Bessière, Sybille Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, 2020.. Enfin, en contrepartie d’une prise en charge par la Sécurité sociale des nouveaux congés, une contribution des employeurs devrait être envisagée, en substitution des dépenses qu’ils engagent déjà actuellement pour compléter les congés.

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