Comment relancer la croissance dans la zone euro? Pour répondre à la crise au sein de l’Union européenne, Johannes Becker, directeur de l’Institut de sciences économiques et financières I à l’Université de Münster, livre les cinq propositions, au cœur de la relation franco-allemande, qu’il a présentées lors du séminaire Think Tanks Tandem.
Nous avons besoin d’une Europe forte, unie et qui réussisse
/sites/default/files/redac/commun/intervention_de_johannes_becker.pdf
Le monde est aujourd’hui confronté à des menaces plus nombreuses. La démocratie est sous pression, des mouvements populistes ont vu le jour dans presque tous les pays d’Europe et des régimes autoritaires sont au pouvoir non seulement en Russie et en Turquie mais aussi au sein de l’Union européenne, en Hongrie et en Pologne. Le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran s’aggrave et déstabilise tout le Proche-Orient. L’Afrique du Nord est instable ; nombreux sont ceux qui la fuient pour chercher refuge en Europe. Aux États-Unis, le nouveau gouvernement remet en question le libre-échange. La situation est telle que certains vont jusqu’à placer leurs espoirs de garantie de la liberté des échanges dans la Chine et son régime autoritaire.
Ces réalités placent l’Europe devant un défi. Pour préserver ses valeurs, elle doit être forte et unie. Elle doit afficher des réussites, faire figure d’exemple et offrir une patrie accueillante et agréable à ceux qui y vivent. Les États européens ont besoin pour cela de stabilité économique, de croissance et d’un État providence fort.
À l’heure actuelle, l’Europe ne répond à aucune de ces conditions, ou pas suffisamment. Or, le continent a la force et les moyens de faire changer cette situation. Depuis plus de soixante ans, l’Allemagne et la France sont les acteurs-clés de la construction européenne. Aujourd’hui et à l’avenir, c’est à elles qu’il appartient de préserver, de consolider et de renforcer le rôle de chefs de file de l’Europe dans le monde.
Première mission des responsables politiques : éliminer les obstacles à la croissance
La croissance est générée par les entreprises, leurs employés et leurs ouvriers. Mais l’État peut, lui aussi, faire beaucoup pour encourager la croissance, en investissant dans la formation initiale et professionnelle, la recherche fondamentale et l’infrastructure. Dans tous ces domaines, l’Europe peut mieux faire.
Mais l’urgence politique consiste aujourd’hui à éliminer les obstacles à la croissance. La crise financière a déstabilisé l’opinion et les marchés, les portefeuilles des banques sont grevés de prêts non performants, les États sont surendettés. La Banque centrale européenne (BCE) continue à injecter des quantités considérables de liquidités dans l’économie. À défaut, la prochaine crise pourrait être pour bientôt.
Tels sont les premiers problèmes auxquels la France et l’Allemagne doivent s’attaquer. S’ils ne sont pas résolus, toutes les initiatives de croissance en faveur de la recherche, de l’infrastructure, de l’économie numérique, etc. resteront sans suite, car investir pour l’avenir présuppose confiance et sécurité.
La coordination est nécessaire mais pas nécessairement partout où on la suppose actuellement
Certains sujets nationaux, comme le marché du travail et d’autres, doivent garder leur caractère national.
Les institutions européennes ont une fâcheuse tendance à vouloir coordonner à l’excès les politiques nationales. L’Union européenne et son grand marché offrent pourtant des conditions idéales pour mettre en œuvre des politiques en concurrence. Les politiques fiscale, financière, sociale et la politique de l’emploi sont les disciplines reines au niveau national et resteront longtemps encore largement du ressort des États.
Le fait qu’il puisse y avoir des retombées négatives est incontestable, mais leur ampleur est souvent exagérée. L’Allemagne est le pays qui a le plus intérêt à ce que le marché du travail fonctionne bien, à ce que la fiscalité soit juste et efficace et à ce que le système social offre de bonnes prestations. C’est sur son territoire qu’habitent les intéressés, c’est sur son territoire que les décideurs sont choisis. Cela vaut pour tous les États membres. Il existe dans chaque pays un discours démocratique au sujet de la politique à suivre (et un niveau de compétence économique et technique suffisant), ce qui permet d’arriver au bout du compte à des solutions légitimées politiquement.
Les interventions de Bruxelles sont contre-productives : elles perturbent ce discours et sont en plus inefficaces. Elles sont quasiment sans impact sur la réalité et font apparaître l’Union européenne comme un monstre bureaucratique néolibéral (ce qu’elle n’a pas mérité).
Il serait, par conséquent, opportun que les initiatives franco-allemandes se concentrent sur les domaines marqués par des situations de vrai préjudice pour lesquelles la coordination est en effet nécessaire et souhaitable.
À l’ordre du jour pour le court et le moyen terme : stabilité et confiance dans la zone euro et en Europe
L’obstacle numéro un à la croissance en Europe est encore et toujours la mauvaise santé du système bancaire. Les établissements financiers ont toujours trop de prêts non performants dans leur comptabilité. Cela freine l’octroi de crédits et donc les investissements. En théorie, il existe aujourd’hui des institutions européennes ad hoc (le Mécanisme de surveillance unique et le Mécanisme de résolution unique) ; mais la volonté politique de laisser ces institutions faire leur travail fait défaut (comme on l’a récemment vu avec le cas Monte die Paschi). Les Français et les Allemands peuvent faire beaucoup ensemble dans ce domaine.
L’état des finances publiques pèse, lui aussi, sur la stabilité de l’Europe. Pour pouvoir résister aux crises, elle doit pouvoir s’appuyer sur des États solvables aux « poches profondes ». Or beaucoup sont trop endettés pour entrer dans cette catégorie – la France par exemple et l’Allemagne, qui pratique des coupes sombres. Le pacte de stabilité et le pacte budgétaire doivent être considérés comme des échecs. Les États de l’Union européenne doivent être clairement incités à gérer leurs budgets de façon responsable, sans possibilité de ramer à toute force en sens contraire en cas de crise. Une procédure de faillite adaptée aux États s’impose, assortie d’une réglementation bancaire qui plafonne efficacement la détention d’obligations.
Enfin, les institutions européennes de gestion de crise doivent être développées plus avant. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) doit être élargi, plus rapidement opérationnel et dépolitisé. En cas de crise, le versement de l’aide ne doit pas dépendre du fait que des élections soient proches dans tel ou tel grand État membre.
Sur l’agenda à long terme : d’une union de chasseurs de rentes à une union de la productivité
À long terme, l’Europe doit réorienter son modèle de fonctionnement, autrement dit revoir complètement ses dispositifs incitatifs. À l’heure actuelle, quelques États situés à la périphérie de l’Union comme l’Irlande et Chypre, mais aussi d’autres plus centraux comme le Luxembourg, vivent de revenus en partie réalisés aux dépens d’autres États de l’Union. D’aucuns considèrent que l’accès aux fonds communautaires est le principal avantage de l’appartenance à l’Union européenne. Or, au lieu de renforcer l’esprit européen comme cela avait été espéré, le système des transferts lui a gravement nui.
Cela vaut autant pour les entreprises que pour les banques. Trop de secteurs d’activité sont directement ou indirectement subventionnés – sans que des objectifs relevant de l’intérêt supérieur, comme la protection de l’environnement, le justifient. Le secteur bancaire est le plus concerné ; les garanties de renflouement implicites de l’État lui ont permis de croître, de se compliquer et de s’opacifier à l’excès. Trop de talents et de capital humain et financier sont de ce fait mobilisés dans des activités à faible valeur sociale.
Ces formes d’enrichissement doivent faire place à une concurrence axée sur la productivité et la qualité, tant au niveau des États que des entreprises. À long terme, cette réorientation libérera des ressources productives, génèrera de la croissance et fera augmenter la productivité.
Tout cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Œuvrer pour la croissance en Europe est une épreuve d’endurance. Les États membres ont besoin de régimes sociaux solides et d’un système de répartition efficace, axé de façon individuelle non plus sur les gagnants mais sur les perdants du changement structurel.
Il serait bon que la France et l’Allemagne réfléchissent à cet objectif et ne le perdent plus de vue, en dépit de tous les problèmes apparemment urgents de l’ordre du jour à court terme. Nos deux pays peuvent donner le cap à suivre.