Chili, 1973 : le soutien de l’ambassade et du ministre aux réfugiés

À partir de sa lecture d’une note archivée de l’ambassadeur de France au Chili à la suite du coup d’État mené par Augusto Pinochet, Jean Mendelson, ancien ambassadeur et ancien directeur des Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, examine la réactivité politique dont ont fait preuve le ministre des Affaires étrangères et l’ambassadeur de France à Santiago de l’époque. Une réaction dont il faut à juste titre souligner la grandeur.

Ce n’est qu’une archive destinée à demeurer inaperçue ; une courte note de l’ambassade de France au Chili, un banal compte-rendu destiné à la direction des affaires financières du ministère des Affaires étrangères. Bref, un de ces millions de documents publics que la loi oblige l’administration à archiver, mais dont on n’attend pas qu’il permette une découverte ou qu’il recèle un quelconque secret.

Il serait pourtant injuste que cette note de 1974 demeure inconnue. Elle porte, en objet, un titre a priori peu alléchant : « Financement du séjour des asilés (sic) à l’ambassade » ; derrière cet hispanisme, l’ambassade explique au « Département » (c’est-à-dire au ministère) comment elle a trouvé les fonds indispensables pour nourrir, aider, vêtir, soigner les centaines de militants de gauche qui y avaient cherché et trouvé un asile provisoire, avant d’être accueillis en France. Ces personnes étaient les victimes de la chasse à l’homme (et à la femme) lancée par le régime d’Augusto Pinochet contre ceux qui avaient soutenu le gouvernement légal, et légitime, de Salvador Allende.

Il va de soi que nul n’avait prévu une telle dépense dans le budget annuel de l’ambassade ; aucune ligne budgétaire n’avait été envisagée à cet effet. Dans les premiers jours, ce furent donc les diplomates français qui assurèrent de leur poche la nourriture de ces réfugiés, qui campaient dans les jardins, les bureaux, les salons et jusque dans le logement personnel de la résidence de l’ambassadeur, Pierre de Menthon ; ce dernier n’avait préservé que les quelques bureaux indispensables pour le fonctionnement du service, et le strict minimum pour le logement de sa famille. Au bout de quelques jours, le ministère put faire parvenir les fonds destinés aux besoins des réfugiés, grâce notamment au dynamisme du directeur des affaires consulaires, Gilbert de Chambrun, qui avait été un résistant de la première heure, dirigé l’insurrection de 1944 en Lozère, puis siégé à l’extrême gauche au Parlement entre 1945 et 1956, avant de reprendre une carrière diplomatique abandonnée en 1940. 

La note de l’ambassade expose en quelques lignes la manière dont ces réfugiés ont été reçus entre le 13 septembre 1973 et début juin 1974 : « Après une phase initiale où les membres de l’Ambassade ont eux-mêmes pourvu au ravitaillement des asilés, des moyens financiers ont été fournis par le Département (…) ; ces crédits ont atteint un montant total de 52.500 francs ». Elle ajoute ces quelques mots qui méritent d’être connus : l’ambassade avait reçu un soutien financier « d’abord spontanément (10.000 F mis à la disposition de l’Ambassade le 11 octobre par M. JOBERT sur ses crédits personnels) ». 

Michel Jobert était alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Pierre Messmer, pendant la présidence de Georges Pompidou dont il était un proche collaborateur depuis 1963. Dans sa jeunesse, il avait participé aux combats pour la libération de la France. Sous François Mitterrand, il sera ministre d’État, ministre du Commerce extérieur dans les deux premiers gouvernements de Pierre Mauroy. Ceux qui sont nés avant 1960 n’ont sans doute pas oublié ce personnage original, perçu comme un mélange de gaulliste pur jus et d’homme de progrès, à mi-chemin entre la haute fonction publique et la politique, secrétaire général de l’Élysée au début de la présidence de Georges Pompidou, puis ministre des Affaires étrangères ; sa manière gaullienne de s’adresser aux puissants – et en particulier à l’administration américaine sous Nixon et Kissinger – était réjouissante pour beaucoup, très au-delà des nostalgiques de l’époque encore récente du général de Gaulle.

Voici donc un ministre des Affaires étrangères d’un gouvernement de droite qui, en toute discrétion, s’engage personnellement pour aider à recevoir les militants de l’Unité populaire réfugiés dans notre ambassade à Santiago, et il le fait « sur ses crédits personnels ». Cette expression est ambiguë, puisqu’il est impossible de savoir s’il s’agissait d’un don privé ou d’une somme prélevée sur les fonds de cabinet laissés à cette époque à la libre disposition des ministres, et sans aucun contrôle ; mais, dans les faits, cela revient au même et importe peu.

Je n’ai pas l’impression que ce geste du ministre ait reçu à l’époque la moindre publicité ; telle n’était probablement pas sa volonté, et je trouve juste de le faire connaître aujourd’hui. Ajoutons, pour les jeunes lecteurs de l’ère de l’euro, que cette somme – un million de centimes, un million d’anciens francs – n’était pas négligeable pour l’époque ; on aurait alors parlé familièrement d’une « brique ».

Faut-il préciser que, pour un membre de premier plan du gouvernement français, ce geste n’allait pas de soi ? Certes, rares étaient ceux qui imaginaient en septembre 1973 l’ampleur et la brutalité qui allaient caractériser la répression conduite par le général Pinochet, et la droite française, évidemment hostile au coup d’État, utilisait pour le « déplorer » des termes subtilement balancés : il s’agissait d’imposer aux événements chiliens une grille de lecture guidée par la situation politique française, face à une union de la gauche alors balbutiante. Georges Pompidou avait, dans sa conférence de presse du 27 septembre 1973, exprimé son émotion tout en réservant un long développement critique sur la politique du président socialiste Salvador Allende. Pour sa part, le Premier ministre, Pierre Messmer, ira jusqu’à mettre sur un même plan la politique de Salvador Allende et les putschistes sanglants du 11 septembre 1973 : « Le gouvernement, tout en déplorant le renversement par la force du gouvernement légal de Santiago, comme il déplore d’ailleurs les circonstances qui ont conduit à cet aboutissement, refuse de s’engager dans une croisade idéologique contre les autorités chiliennes », déclarera-t-il le 9 octobre 1973 à la tribune de l’Assemblée nationale. La dénonciation publique du coup d’État par le ministre centriste Bernard Stasi sera un des éléments qui lui coûteront son poste peu après. À la lecture des propos des deux principaux responsables français, le geste de Michel Jobert prend donc un relief particulier.

Coupée de toute communication avec Paris, et donc sans instruction du ministère, l’ambassade de France avait pris l’initiative de recevoir les demandeurs d’asile, sous la direction du chargé d’affaires, Jean-Noël Bouillane de Lacoste (l’ambassadeur, surpris en Europe par le coup d’État, ne rejoindra son poste que par le premier vol autorisé, quelques jours plus tard). Nous n’étions heureusement pas les seuls, et plusieurs ambassades –  notamment européennes et latino-américaines – avaient fait spontanément le même choix. Mais pas toutes : quelques pelouses ont été soigneusement préservées du piétinement des réfugiés, notamment celle de l’ambassade du Royaume-Uni et, bien sûr, celles des États-Unis… et de la Chine de Mao. La représentation française et ses diplomates auront été parmi les plus dynamiques dans la protection des victimes du coup d’État. Leur action recevra rapidement le soutien de l’Élysée et du gouvernement, affirmé sans ambiguïté par Pierre Messmer devant l’Assemblée ; car, du côté des autorités officielles françaises, et au-delà du débat que ces événements ont suscité sous l’angle de la politique intérieure française, l’émotion a été bien réelle. La protection et l’accueil des réfugiés ne se démentiront pas, sous Georges Pompidou comme sous Valéry Giscard d’Estaing ou sous François Mitterrand.

Ces faits étaient alors connus ; mais le geste de Michel Jobert ne l’était pas. Au regard de la campagne présidentielle qui vient de se dérouler, souvent éprouvante sur le plan de la morale politique, la lecture de cette modeste archive peut apporter une bouffée d’oxygène ; elle rappellera qu’il fut un temps, pas si ancien, où un dirigeant politique se réclamant du gaullisme savait donner, sans bruit, aussi discrètement que d’autres semblent surtout habiles à recevoir.

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