Chanson Douce

Interroger des réalités sociales contemporaines à travers un drame latent, un fait divers rocambolesque, c’est la recette choisie par Leïla Slimani dans Chanson Douce (Gallimard, 2016), couronné en 2016 par le plus prestigieux prix littéraire français, et recensé par Alexandre Bianco pour Esprit critique.

La condition de la classe moyenne et les tourments de la parentalité parisienne, sur fond de double infanticide

Depuis la proclamation du premier Goncourt en 1903, Leïla Slimani est seulement la douzième femme à être sacrée. Dans ce deuxième roman, après Dans le jardin de l’ogre, l’auteur ne nous fait pas attendre, dévoilant l’issue du récit dès le premier chapitre : « la mort, elle n’a su que la donner (…) Adam est mort, Mila va succomber » (p. 14-15).

Chanson Douce nous raconte l’entrée de Louise, une nounou presque trop parfaite, dans la vie de Paul et Myriam Massé, jeunes parents parisiens et petits-bourgeois de la rue d’Hauteville, dans le 10e arrondissement de la capitale. Paul est absorbé par son travail en maison de disques. Avec la naissance de Mila, suivie rapidement par celle d’Adam, Myriam a cru un temps pouvoir s’épanouir dans une vie de jeune mère au foyer. Mais peu à peu cette condition la ronge. À la joie d’être maman succède l’agacement, le dégoût presque, que finissent par lui inspirer ses deux enfants. Elle les rend inconsciemment responsables de son absence de réussite professionnelle, de la platitude de son existence, qui n’est interrompue que par un rituel de minables larcins au supermarché. Le hasard d’une rencontre (Pascal, un ancien camarade de la faculté de droit) et une pression sociale inconsciente la poussent à saisir une opportunité professionnelle dans un cabinet d’avocat.

Le décor est planté : il faut au jeune couple une nounou. Leïla Slimani introduit alors cette peur fantasmatique, décuplée sans doute à Paris, de confier ses enfants : le choix doit être parfait. Louise apparaît tel un ange et entre dans leur monde comme la charnière qui leur apporte l’équilibre. Elle transforme rapidement le quotidien de Paul et Myriam, redonnant vie à leur appartement, s’occupant à merveille des petits. Elle tisse peu à peu sa toile dans leur vie : « plus les semaines passent, et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable (…) on la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière » (p. 59).

Progressivement, l’élément dramatique s’installe. L’incursion inéluctable de Louise crée une dépendance que les Massé ne savent maîtriser et enclenche la machine infernale. Les tourments passés et les névroses de cette nounou, accablée par sa condition, révèlent lentement chez elle la pulsion de mort.

Leïla Slimani fait montre d’une science du récit remarquable. Chanson Douce, c’est d’abord un art du malaise. Ce malaise point dans une narration qui dépeint continuellement et en filigrane les vices des personnages, par une ponctuation, une remarque tendancieuse lancée au détour d’un dialogue, une conviction inconsciente ou inavouable cachée derrière une phrase qui n’a l’air de rien. C’est un certain machisme que Paul peine à cacher : « Tu vas travailler, je veux bien mais comment on fait pour les enfants ? » (p. 24). Ce sont les intonations troublantes d’Emma, l’amie de Myriam, qui « poste sur les réseaux sociaux des portraits au ton sépia de ses deux enfants blonds » (p. 45) et constate au sujet de l’école publique de son quartier : « c’est triste à dire mais Odin aurait été le seul blanc de sa classe. Je sais qu’on ne devrait pas renoncer, mais je me vois mal gérer le jour où il rentrera à la maison en invoquant Dieu et en parlant l’arabe » (p. 65). Ce sont les maladresses des Massé, qui invitent Louise à se joindre à leur dîner d’amis ou à leurs vacances en Grèce, renvoyant la nounou à sa condition et à sa différence : elle a le sentiment « d’avoir trop vu, trop entendu de l’intimité des autres, une intimité à laquelle elle n’a jamais eu droit » (p. 159).

Ce malaise, c’est bien entendu la révélation lente, le doute planant toujours, des névroses de Louise. Ce sont les histoires qu’elle invente pour Mila, où les gentils meurent à la fin. C’est cette partie de cache-cache qu’elle fait trop durer, tapie dans l’ombre, avec une forme de sadisme. C’est cette carcasse de volaille que Myriam découvre un soir sur le plan de travail, comprenant que Louise, dans sa démence, a poussé les enfants à ronger les os jusqu’à ce qu’aucune chair ne subsiste. Ce sont les morsures que l’on découvre sur les enfants.

La nounou est une contradiction, tiraillée entre ses envies d’ailleurs et le poids des contingences matérielles, entre une complaisance dans la solitude et le besoin ineffable d’avoir une empreinte indélébile dans la vie de cette famille. C’est peut-être l’impossibilité de résoudre cette contradiction qui la pousse au crime. Louise crée un mélange simultané d’empathie et d’inquiétude, entre le poids de sa pauvreté et de son passé, et parallèlement ses accès de violence de moins en moins contenus.

L’auteur manie les va-et-vient temporels avec talent, semant le trouble chez son lecteur. Le récit principal est entrecoupé de témoignages de personnages annexes, d’épisodes de la vie passée de Louise. La narration alterne entre l’idolâtrie que les Massé vouent à Louise et la tension qui naît à mesure que le caractère de la nounou s’opacifie, entre la réassurance et le soupçon. Le va-et-vient se retrouve aussi dans le point de vue, alternativement omniscient, interne et externe : le lecteur est successivement spectateur, à la place de Myriam, de Louise, ou encore de Mila. Avec cette pratique des incises et des ruptures temporelles, l’auteur distille peu à peu les éléments du puzzle dramatique et nous tient en haleine.

Leïla Slimani, écrivaine et journaliste franco-marocaine de 35 ans, dévoile les éléments de sa vie et de son univers qui l’ont inspirée pour la construction de ce roman. Elle fait part de son inspiration d’abord à travers une situation qui existe par exemple au Maroc (elle a longtemps vécu à Rabat), où les domestiques vivent jour et nuit au domicile de leur employeur, à la fois immergés et à l’écart : « je voulais explorer ce terreau d’humiliation possible, sans dire que c’est une explication possible du meurtre – je n’y crois pas ». Elle fonde également son récit sur une passion pour les faits divers. C’est ainsi qu’elle a découvert l’histoire d’une nounou portoricaine qui travaillait dans les quartiers huppés de New York, et qui a assassiné les enfants qu’elle gardait en 2012, sans pouvoir expliquer son acte. La solitude de Louise, elle l’a peut-être aussi expérimentée elle-même, pendant sa vie étudiante à Paris : « je me souviens de semaines entières où je ne parlais à personne en dehors des cours ».

Il y a du Stefan Zweig dans Chanson Douce, un roman réaliste qui ressemble à s’y méprendre à une nouvelle dramatique. Leïla Slimani ne cache d’ailleurs pas son admiration pour l’écrivain viennois. On retrouve chez elle ce talent dans la peinture des caractères à travers leurs actes, leurs gestes et leur comportement. On suit une narration ciselée qui s’incarne dans la brièveté et l’enchaînement des chapitres (42 en 227 pages). Ce ton si particulier donne au récit une teinte crue, et les phrases se suspendent dans l’esprit. C’est un style faussement simplifié : à la manière de Zweig, elle élimine le superflu, enchevêtrant des phrases courtes et puissantes qui frappent comme le marteau de la sentence.

La puissance de ce livre réside dans l’interrogation subtile de la société contemporaine que Leïla Slimani pratique à travers ce fait divers. L’auteur distille savamment, tout au long du récit, des portraits et des scènes qui nous renvoient cruellement aux maux d’une réalité sociale dans laquelle chacun peut se retrouver. Le propriétaire de Louise, vautour faussement compatissant, n’hésite pas à lui mettre le couteau sous la gorge lorsqu’il s’aperçoit qu’elle perd pied. Les rapports conflictuels avec les beaux-parents sont cristallisés dans la violente opposition entre Myriam, qui soutient une vision émancipatrice de la femme, et la mère de Paul, qui ne cache pas sa conception archaïque de la femme au foyer. Les scènes au parc, aussi, qui peignent sans ambages ce monde clos des nounous, qui tuent le temps pendant que leurs employeurs travaillent, et que la ville s’est vidée aux horaires de bureau.

Chanson Douce, c’est aussi une interrogation de la vie active à Paris, qui fait écho aux débats autour de la valeur travail et de l’équilibre de vie qui animent les jeunes générations de cadres. A-t-on le choix de ne pas sacrifier une partie de la présence parentale, une éducation rapprochée, pour satisfaire des obligations matérielles en subissant des horaires de travail écrasants ? Quelle hiérarchie de valeurs privilégier, entre accomplissement professionnel et vie de famille, quel rapport entre vie active et vie privée peut-on choisir, et à quel prix ?

Chanson Douce, c’est la mise en lumière du déclassement, de l’humiliation sociale que connaît une partie de la classe moyenne inférieure, incarnée par Louise et la lente descente aux enfers qu’elle vit après le décès de son mari et le départ brutal de sa fille unique. C’est aussi la peinture d’une méfiance aux accents racistes qui gagne des milieux aisés et jusqu’alors imperméables à ces dérives.

Chanson Douce, c’est une interrogation sur la conscience et la perception des inégalités, qui se focalise sur la relation entre les employeurs et l’employé – Louise en l’occurrence. On sent distinctement le besoin, surtout chez Myriam, de se donner bonne conscience. On sent le couple marqué par une culpabilisation étrange, qui découle de ce lien de subordination. Les Massé commettent-ils une erreur en invitant Louise à dîner ou à partager leurs vacances ? Comment imposer une relation hiérarchique alors même que cet emploi est totalement fondu dans le monde privé de la famille ? Auraient-ils dû marquer les limites pour contenir l’emprise de Louise, quitte à la brusquer et à avoir mauvaise conscience ? Le malaise se crée subtilement, à mesure que la relation de domination s’inverse, et l’auteur pose implicitement la question du rôle joué par les parents dans ce drame, en ceci qu’ils n’ont peut-être pas su réagir au moment opportun.

Chanson Douce, c’est finalement l’instillation brillante d’un doute dans l’esprit du lecteur, alors même que l’on connaît l’issue du drame dès l’entame du récit. Par petites touches, Leïla Slimani feinte, crée une tension dramatique, installe cette hésitation : qui est vraiment cette femme ? Va-t-elle véritablement passer à l’acte, ses vices sont-ils réellement dangereux ? En lisant le titre de cet ouvrage, comment ne pas penser au titre d’Henri Salvador ? Chanson Douce semble être un écho aigre-doux à cette chanson, dont l’autre titre est « Le loup, la biche et le chevalier ». Ce récit est comme une berceuse, inquiétante, lancinante, qui s’interrompt avec fracas lorsque l’infanticide advient.

On est entêté par cette mélodie un peu mièvre, qui cache quelque chose, une certaine mélancolie. Louise, que l’on a prise par mégarde pour le chevalier, c’est en fait le loup. Ce loup qui se cache aussi dans les vices de Myriam, de Paul, d’Emma… et peut-être de chacun de nous. Le lecteur de Chanson Douce, au même titre que le capitaine Nina Dorval qui enquête sur le meurtre, a « plongé ses mains dans l’âme pourrissante de Louise » (p. 225).

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