Dans cette tribune, en partenariat avec La Croix, Renaud Thillaye s’intéresse aux conséquences du Brexit sur le plan économique. Entre recentrement des positions dans le camp des conservateurs menés par Theresa May et retour aux propositions de la gauche traditionnelle avec Jeremy Corbyn, ce nouveau patriotisme économique défendu par les deux partis, sous des angles différents, a pourtant certaines limites.
Les questions de sécurité dominent la fin de la campagne électorale britannique après le nouvel attentat de Londres. Pourtant, les élections législatives de jeudi ont mis en lumière un changement majeur dans l’offre politique outre-Manche. Loin des recettes libérales qu’ils promouvaient ces vingt dernières années, conservateurs et travaillistes défendent désormais un nouveau patriotisme économique. Theresa May et Jeremy Corbyn tentent tous deux de s’adresser à ceux qui n’ont pas bénéficié de la reprise post-crise financière, qui ont voté pour le Brexit au référendum de juin 2016, et qui ont le sentiment de décrocher.
Quelle politique économique chez les conservateurs et les travaillistes?
Theresa May n’est pas Margaret Thatcher. Son conservatisme est essentiellement culturel, et se concentre sur la sécurité, l’Europe et l’immigration. Elle fait de sa position sans concessions dans la négociation du Brexit son principal atout. La liberté de circulation des personnes doit cesser, et cela passe avant l’accès au marché européen.
Sur le plan économique, cependant, les conservateurs ne sont plus ce qu’il étaient il y a encore deux ans, quand David Cameron et son très libéral ministre des Finances George Osborne dominaient la scène politique. L’objectif de ramener les comptes publics à l’équilibre en 2020 est repoussé à 2025 (le déficit public reste élevé, attendu à 3,6% du PIB cette année), et le programme conservateur n’explique pas comment les nouvelles dépenses qu’il contient seront financées. Même s’il n’y a pas de retour aux niveaux de dépense publique d’avant la crise financière de 2008-2009, la page de l’austérité semble tournée.
Le rôle de l’État dans l’économie est réhabilité. Le gouvernement a lancé en janvier dernier une consultation sur une nouvelle « Stratégie industrielle », qui consistera à subventionner les industries en forte croissance, et à mieux contrôler les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques. Faisant le constat d’un déficit d’investissement chronique, les conservateurs proposent un « Fonds national d’investissement pour la productivité » de 23 milliards de livres visant à rendre l’économie britannique plus compétitive par l’innovation et la formation.
Cette politique a également une dimension sociale. Theresa May a répété à maintes reprises – et cela figure dans son programme – qu’elle souhaitait une représentation des salariés au sein des conseils d’administration des entreprises. Elle reprend l’idée d’encadrer l’augmentation des prix de l’énergie, qu’Ed Miliband, candidat travailliste malheureux en 2015, avait proposée.
À ce recentrement des conservateurs correspond un retour à une gauche traditionnelle du Parti travailliste de Jeremy Corbyn. Oubliés, le centrisme blairiste et la tentative de synthèse d’Ed Miliband. Jeremy Corbyn propose aux Britanniques la renationalisation des chemins de fer, de la poste, de l’eau et de l’énergie. Il promet l’augmentation du salaire minimum et la suppression des droits d’inscription à l’université. Ces nouvelles dépenses seraient financées par une remontée de l’impôt sur les sociétés, aujourd’hui au niveau historiquement bas (19%), ainsi que par la création d’une tranche supplémentaire d’impôt sur le revenu. Dans une concession aux tenants du « sérieux budgétaire », le retour à l’équilibre budgétaire est toutefois prévu pour 2022.
Les limites de ce nouveau patriotisme économique
Comment expliquer ce consensus droite-gauche dont fait l’objet le nouveau patriotisme économique britannique, et le retour de l’État dans l’économie? D’une part, la cure d’austérité libérale des années Cameron a rencontré ses limites. La reprise s’est excessivement appuyée sur la compression des salaires, l’accès à une immigration bon marché et la création monétaire. Les faibles dépenses de formation et d’investissement et le rôle (toujours) disproportionné du secteur financier n’ont rien fait pour corriger les déséquilibres commerciaux, géographiques et sociaux dont souffre le Royaume-Uni.
D’autre part, la sortie de l’Union européenne change la donne, et impose une nouvelle stratégie nationale. Moins d’immigration européenne signifie qu’il faut mieux former les travailleurs britanniques. La liberté bientôt retrouvée en matière commerciale conduit à envisager une réorientation des exportations vers les marchés en forte croissance, aux États-Unis et en Asie, pour peu que les entreprises britanniques soient suffisamment robustes pour se saisir de cette opportunité.
Cette combinaison d’un rééquilibrage interne et d’une réorientation du commerce extérieur est parfaite en théorie, mais elle risque de se heurter à une réalité moins reluisante. Prudents, les travaillistes souhaitent conserver des liens privilégiés avec l’Union européenne en restant par exemple dans l’Union douanière. Ils n’expliquent cependant pas comment, tout en conservant un accès privilégié au marché unique, ils pourront contrôler l’immigration et s’abstraire des règles européennes en matière de concurrence.
Theresa May, pour sa part, ne dit pas comment elle négociera un bon accord commercial avec les États-Unis ou l’Inde sans faire des concessions fortement impopulaires en matière de normes environnementales ou d’immigration. Certes, la forte chute de la livre et la politique de création monétaire de la Banque d’Angleterre permettent à l’économie britannique de résister mieux que prévu au choc du Brexit. Mais elles contribuent également à diminuer le pouvoir d’achat des Britanniques et enfoncent un peu plus le Royaume-Uni dans un modèle « low-cost ».
Ainsi, quel que soit le résultat des élections du jeudi 8 juin 2017, il est probable que ce nouveau patriotisme économique rencontre rapidement ses limites. L’émergence d’un nouveau modèle économique plus juste et plus robuste demandera davantage que de belles déclarations et quelques milliards d’investissement.