Déjà auteur de How Britain will leave Europe (« Comment la Grande-Bretagne va quitter l’Europe ») plusieurs mois avant le vote du 23 juin, Denis MacShane, ancien ministre de Tony Blair et auteur de How Britain left Europe (« Comment la Grande-Bretagne a quitté l’Europe », I.B. Tauris, septembre 2016, 257 pages, non traduit), évoque les défis auxquels va devoir faire face, désormais, le Royaume-Uni. Charly Gordon présente cet ouvrage pour Esprit critique.
Le 23 juin dernier, le peuple britannique a voté à un peu moins de 52% pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE). Plus de 17 millions de citoyens britanniques, soit 37% de l’électorat, ont voté pour cette rupture qui ouvre une période d’incertitude durable pour le Royaume-Uni et l’UE. S’il est impossible de connaître l’issue des négociations de sortie et les conséquences durables du vote, cette décision a déjà eu un impact considérable sur l’économie, les institutions et la société britanniques.
Les partisans du Leave soulignent que les prévisions catastrophistes des pro-Remain ne se sont pas réalisées, mais force est de constater que le résultat du vote a eu un impact négatif sur l’économie. Bien que la chute de la valeur de la livre soit favorable aux exportations britanniques, la volatilité de la monnaie et les incertitudes quant aux résultats des négociations de sortie créent un environnement économique préjudiciable à l’investissement. Plus généralement, le vote du 23 juin remet en cause un cadre juridique qui a structuré l’économie pendant plus de quarante ans, et qui a servi de base pour les stratégies commerciales de nombreux groupes britanniques et étrangers. Ces stratégies s’en retrouvent de fait remises en question, ce qui pourrait avoir des conséquences non négligeables du point de vue de l’emploi notamment.
D’un point de vue institutionnel, l’utilisation du référendum a montré les limites de l’appel direct au peuple dans le cadre d’une démocratie parlementaire, où le pouvoir émane historiquement du Parlement. Le gouvernement de Theresa May a aujourd’hui la difficile tâche de mener à bien la sortie du Royaume-Uni de l’UE, réclamée sans ambiguïtés par la majorité des électeurs, tout en navigant un cadre légal inadapté aux décisions référendaires. Le référendum du 23 juin a également réveillé les velléités indépendantistes des Écossais, qui ont voté massivement pour Remain. La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, qui jouit d’une forte popularité, se trouve dans une position de force pour organiser un second référendum si elle estime que Londres ne considère pas suffisamment ses revendications lors des négociations, ou plus simplement qu’elle peut gagner un nouveau référendum.
Enfin, la campagne préréférendaire et le résultat du vote ont bousculé la société britannique. La campagne préréférendaire, fondée essentiellement sur des questions d’immigration et d’identité nationale, a créé un climat délétère qui s’est accompagné d’une montée significative des actes xénophobes. Si la classe politique britannique a unanimement condamné ces actes, ils n’en demeurent pas moins dangereux. Le vote a également mis en exergue l’étendue de la fracture entre générations et classes sociales en Angleterre. Les 18-34 ans, bien moins mobilisés que leurs aînés, ont voté à plus 65% pour le Remain alors que les plus de 55 ans ont voté à 60% pour sortir de l’UE. Par ailleurs, la working class anglaise a voté massivement pour une sortie du Royaume-Uni de l’UE, parfois contre les intérêts de leurs employeurs, à l’image de la ville de Sunderland où les usines Nissan, qui portent l’économie locale, avaient pris position pour le Remain.
Le résultat du référendum du 23 juin a été pour beaucoup un choc, et nombreux sont les analystes qui tentent aujourd’hui d’expliquer les raisons profondes de ce vote. Denis MacShane, ancien ministre pour l’Europe sous Tony Blair de 2002 à 2005 et auteur de Brexit, How Britain left Europe, est une des rares voix à avoir rompu avec les certitudes et l’apathie du camp Remain pour souligner la convergence de forces politiques, médiatiques et financières hostiles à l’UE qui ont abouti à la victoire du Leave. L’ouvrage a été publié pour la première fois quelques mois avant le vote et avait pour objectif d’expliquer pourquoi les Britanniques pourraient voter pour une sortie de l’UE. À l’aune du résultat, ce livre permet d’éclaircir les raisons de ce vote et, surtout, de mieux comprendre la genèse du référendum.
Il y a deux périodes particulièrement intéressantes pour expliquer la genèse du referendum et son résultat. La première intervient après le discours de Jacques Delors face aux syndicats britanniques en septembre 1988. Ce discours, très mal perçu par Margaret Thatcher, a profondément transformé la position du parti conservateur, jusque-là relativement pro-européen. Or l’élite conservatrice actuelle est arrivée à maturité politique sous Margaret Thatcher et son euroscepticisme continue de couler dans les veines du parti. Ce scepticisme a participé à faire de l’Europe un outil électoral dans les jeux politiciens du parti conservateur. Il explique aussi la prudence des membres du Parlement conservateurs pro-Remain dans la campagne préréférendaire, à l’image de l’actuelle Première ministre. Au scepticisme conservateur se sont ajoutées les réticences du Labour à défendre le projet européen qui est actuellement dominé par un courant qui trouve ses racines dans le Labour europhobe des années 1970. Au-delà des arguments idéologiques, Denis MacShane explique les réticences du Labour et de certains conservateurs à soutenir le projet européen par la crainte de s’attirer les foudres de la presse, particulièrement influente outre-Manche.
Les conglomérats médiatiques de Rupert Murdoch et Lord Rothermere n’ont pas hésité, malgré les remontrances de la Leveson Inquiry en 2012, à mener des campagnes de désinformation en vue de mobiliser le peuple britannique contre le spectre imaginaire d’un super-État européen. Pendant plusieurs décennies, les journaux britanniques à grand tirage tels que le Daily Mail, le Sun, le Daily Telegraphe, le Daily Express et The Times, lus par plus de 15 millions de Britanniques, ont participé à dicter leur agenda eurosceptique aux élites politiques et à décrédibiliser l’UE auprès du public.
Enfin, Denis MacShane souligne l’existence d’un fort courant europhobe au sein de la City qui participe à financer une myriade de fondations, think tanks et partis politiques eurosceptiques. Ce courant, explique l’auteur, souhaite se défaire des régulations financières imposées par Bruxelles qui participerait à réduire leur compétitivité sur les marchés internationaux. Pour autant, sortir de l’UE est un pari risqué dans la mesure où près de 90% des institutions financières de la British Bankers’ Association sont détenues par des capitaux étrangers et que sur les 5 500 milliards de livres gérées au Royaume-Uni, 1 200 milliards le sont pour le compte de clients d’Europe continentale, via le mécanisme du passeport européen.
Ce sont ces réalités économiques qui, plusieurs mois après les résultats, font encore douter certains de la possibilité même du Brexit. Le gouvernement de Theresa May a été très clair, « Brexit is Brexit », et, hors événement exceptionnel, celui-ci aura bien lieu. Theresa May activera l’article 50 du Traité de Lisbonne, si l’agenda juridique et parlementaire le permet, d’ici fin mars 2017. La décision de la High Court of Justice, si elle venait à être confirmée par la Supreme Court, obligerait Theresa May à faire voter une loi de sortie au Parlement. Cela n’aurait, en toute vraisemblance, qu’un impact sur la date d’activation de l’article 50. Cette activation ouvrira le processus formel de négociation de sortie qui sera mené par David Davis, ministre britannique en charge de la sortie de l’UE, et Michel Barnier, récemment nommé par l’UE pour mener les négociations.
Dans le cadre de ces négociations, le Royaume-Uni peut se prévaloir d’une économie particulièrement dynamique pour relever les défis posés par le Brexit. Ces derniers sont nombreux. Le gouvernement de Theresa May devra ainsi établir une série de traités commerciaux avec l’UE puis divers marchés internationaux. « Nous quittons l’UE mais pas l’Europe », aime répéter Theresa May. De fait, le Royaume-Uni et l’UE demeureront des partenaires économiques incontournables et le pragmatisme doit l’emporter dans les négociations de sortie. L’Union européenne absorbe près de 45% des exportations britanniques et il est estimé que près de 1,2 million de Britanniques vit dans des pays de l’UE. Parallèlement à cela, le Royaume-Uni représente un débouché commercial considérable pour de nombreux producteurs européens. Enfin, plus de 3,3 millions de citoyens européens, dont 300 000 Français, vivent au Royaume-Uni. Les enjeux humains et économiques sont bien trop grands pour que les négociations de sortie ne soient victimes des rancœurs et griefs des uns et des autres. Par ailleurs, les intérêts du Royaume-Uni et de ses partenaires européens continueront en grande partie de converger sur la scène internationale et il serait préjudiciable que des négociations acrimonieuses viennent perturber l’approfondissement d’accords bilatéraux tels que ceux de Lancaster House.
Si le Brexit et plus encore l’élection de Donald Trump ouvrent une période de doutes pour l’UE, une chose est certaine : il est urgent de relancer le projet européen et de le réformer en profondeur. À ce titre, la France a une responsabilité particulière et on ne peut que se lamenter de l’absence des débats sur l’UE au sein des partis de gouvernement. La question européenne est aujourd’hui de plus en plus l’apanage du Front national qui participe à la façonner sous un prisme nativiste et cocardier, à la façon du UKIP au Royaume-Uni. L’UE ne peut plus se permettre d’être sur la défensive face aux demi-vérités de ses détracteurs les plus virulents et continuer d’être le bouc émissaire passif des défaillances des gouvernements nationaux. Le Brexit doit être la rupture qui permettra aux Européens de relancer un projet fondé sur la solidarité et garant de valeurs humanistes communes. C’est de ce point de vue que le référendum italien de décembre prochain et les élections françaises et allemandes de 2017 vont être déterminants. À défaut de ce sursaut, le Brexit ouvrira une nouvelle ère de nationalisme et de lente balkanisation du continent européen qui viendra davantage saper les acquis de l’union.