Brésil : une alternance politique contestée et démocratiquement contestable

Suite à la destitution de la présidence du Brésil de Dilma Rousseff, Jean-Jacques Kourliandsky décrypte et analyse le mécanisme politique et constitutionnel de ce processus contesté et contestable.

Le Brésil, depuis quelques semaines, a deux présidents. L’un, ou plutôt l’une, Dilma Rousseff, a été élue avec plus de 54 millions des suffrages le 26 octobre 2014. Mise en examen par députés et sénateurs, elle est depuis le 12 mai 2016 confinée dans la résidence présidentielle, sans capacité de gouverner. L’autre, Michel Temer, est président par intérim. Vice-président, il réside toujours dans le palais correspondant à sa première fonction. Tout en exerçant les compétences de chef de l’Etat.

Que signifie donc ce consulat subi, imposé par des circonstances pour le moins surprenantes en démocratie ?

Le Brésil, tout le monde l’a compris, est dans l’anormalité. Anormalité politique, sur fond de crise économique, et au final, en doute et peut-être même en péril démocratique.

Les tenants et les aboutissants de la crise brésilienne ne sont pas faciles à expliquer. La présidente et les formations qui la soutiennent, le PT (Parti des travailleurs), le PCdoB (Parti communiste du Brésil), le PDT (Parti démocratique travailliste), la Conférence des évêques brésiliens, les syndicats, le Mouvement des sans-terre, considèrent que les changements de l’exécutif peuvent être qualifiés de coup d’Etat. Les occupants du pouvoir, Michel Temer et ses amis politiques, PMDB (Parti du mouvement démocratique du Brésil), PSDB (Parti de la sociale-démocratie brésilienne), PSD (Parti social démocratique), PTB (Parti travailliste brésilien), PPS (Parti populaire socialiste), PR (Parti de la République), PSB (Parti socialiste brésilien), patronat, grands medias et églises évangélistes, estiment au contraire que les règles constitutionnelles ont été respectées à la lettre.

Il convient sans doute pour y voir plus clair de répondre aux différentes questions suscitées par l’événement.

Y a-t-il eu coup d’État ?

Formellement, non. Mais le pouvoir a bien changé de tête de façon brutale. Michel Temer, du parti de centre-droit PMDB, a succédé à Dilma Rousseff, membre du PT (centre gauche). Il n’y a pas eu d’effusion de sang. La passation de pouvoir a été opérée à la suite d’un vote du Congrès des députés, le 17 avril 2016, confirmé par les sénateurs le 12 mai suivant. Le vote de mise à l’écart de la présidente s’appuie sur une disposition de la Constitution permettant de juger un chef de l’Etat ayant failli à ses responsabilités. Cet article, l’article 85, définit le délit comme un « crime de responsabilité », qui seul autorise le pouvoir législatif à exercer de façon exceptionnelle, des pouvoirs judiciaires.

Le crime de responsabilité est-il fondé ?

Le motif avancé est budgétaire. La présidente aurait présenté au parlement un budget 2014, année d’élection, excessivement optimiste. Elle aurait donc volontairement trompé le Parlement à des fins électoralistes. Ce qui, selon les auteurs de la mise à l’écart de la présidente, constituerait un « crime de responsabilité ».

Le recours à l’article 85 de la Loi fondamentale pour ce motif budgétaire est contesté par de nombreux juristes. Ils font valoir, comme Joaquim Barbosa, ancien président du Tribunal supérieur fédéral, que cet artifice électoraliste est aussi vieux que la démocratie. Qu’il est utilisé par tous les exécutifs sortants à la veille de consultations, et au Brésil, par les gouvernements fédéraux comme par ceux des Etats. Sa condamnation doit être faite là où elle est la plus pertinente. Au Parlement, par les élus et par les partis politiques. Il ne s’agit pas en effet d’un crime constitutionnel.

Quels arguments les députés ont-ils présentés pour justifier leur vote ?

Les députés ont les premiers ouvert le feu constitutionnel. Mais le jour du vote, le 17 avril 2016, pratiquement aucun n’a évoqué l’article 85 de la Constitution pour justifier la mise en examen de Dilma Rousseff. La grande majorité a signalé que leur vote reposait sur des considérations divines, ou familiales. « Je vote » ont-ils dit, soit « pour répondre à mes convictions religieuses », soit pour d’autres, « au nom de mon père qui vient de fêter ses 100 ans, de ma fille qui vient d’avoir 21 ans, de ma nièce », etc. Quelques-uns ont appuyé leur vote sur leur profond rejet de Dilma Rousseff, voire de son prédécesseur, Lula da Silva et du PT. Les plus excités ont accompagné leur vote de hurlements contre les uns et les autres : « Fora Dilma ! Fora Lula ! Fora o PT ! » (« Dehors Dilma ! Dehors Lula ! Dehors le PT ! »). Un ancien militaire, revêtu d’une tenue d’officier, a accompagné son vote sanction à l’égard de Dilma Rousseff de louanges à l’égard de la dictature militaire. Un certain nombre enfin a mêlé l’affaire Petrobras, vaste affaire de corruption, avec celle de la destitution de Dilma Rousseff.

Dilma Rousseff est-elle écartée du pouvoir pour corruption ?

Un certain nombre d’élus ont en effet justifié leur vote par l’affaire Petrobras. Considérant donc que la présidente est quelque part complice du détournement de fonds de l’entreprise semi-publique Petrobras. La rumeur, il est vrai, a été alimentée et nourrie par les grands médias, le groupe Globo en particulier, mais aussi par la quasi totalité des hebdomadaires : Epoca, Istoé, Veja.

La présidente, paradoxalement en cette affaire, n’est pas accusée de corruption, mais comme cela a été signalé précédemment, d’avoir présenté le budget 2014 de façon excessivement avantageuse. Le président du Congrès, Eduardo Cunha, comme son collègue du Sénat, Renan Calheiros, tous deux membres du PMDB et responsables de la bonne tenue des débats et de l’éthique parlementaire, figurent en revanche en bonne place dans le scandale dit « Lava jato » (une partie de l’argent blanchi venu de Petrobras aurait été en effet « investie » dans un réseau de lavages automatiques de véhicules ou Lava Jato). Le nom d’Eduaro Cunha se retrouve d’autre part dans les Panama Papers. L’association Transparency International a révélé que plus de 300 députés et 61% des sénateurs étaient eux aussi compromis dans ces scandales financiers. Le président par intérim, Michel Temer, est également cité et même interdit d’élection pour huit années dans l’Etat de São Paulo.

Comment alors qualifier les votes sanction du parlement ?

Question qui renvoie à la première. En cas de désaccord politique, le Parlement ne peut renverser le gouvernement. Le Brésil est en effet un pays à Constitution présidentielle. Restent deux options pour les contestataires. L’une, pleinement démocratique, est le recours à l’élection. Mais les Brésiliens ont voté il y a à peine plus d’un an. La prochaine consultation est en 2018.  Apparemment pressé d’accélérer les événements, députés et sénateurs ont donc privilégié un bricolage constitutionnel, la mise en accusation du chef de l’Etat pour « crime de responsabilité ».

C’est bien cela qui est derrière l’opération en cours, un changement de ligne politique maquillé en mise en examen pour violation de la Constitution. Dès la mise en place du nouveau gouvernement, celui de Michel Temer, on a pu constater qu’il ne s’agissait pas d’un intérim. Dilma Rousseff reste en effet, même sans pouvoir, présidente pour 180 jours. Durant ce laps de temps, le Sénat va se transformer en tribunal. Au terme de ses travaux et du procès, un vote de la Chambre haute à la majorité des deux tiers décidera du sort de la présidente élue en 2014. Soit elle est innocentée, et reprend ses fonctions ; soit elle est condamnée et est définitivement écartée du pouvoir. Jusqu’à cette date, le président en exercice n’est en droit qu’un chef de l’Etat intérimaire.

Or le pouvoir intérimaire, loin de se limiter à la gestion des affaires courantes, n’a pas caché sa volonté de tourner la page de façon radicale et définitive. La rigueur budgétaire est désormais la première des préoccupations. Le social, la culture et la politique extérieure affirmative sont mis en consigne pour une durée indéfinie. Le cabinet ministériel, mis en place dès le 12 mai 2016, reflète physiquement le retour du Brésil d’hier et même d’avant-hier. Tous les ministres sont blancs et hommes. Ce qui n’était pas arrivé depuis 1977 ! Ils sont issus des partis politiques ayant sanctionné Dilma Rousseff, du patronat et des églises évangélistes.

La nouvelle majorité est-elle issue d’un vote des Brésiliens ?

Non. Et c’est sans doute là le plus choquant. Jusqu’au 29 mars 2016, la présidente s’appuyait sur une majorité de plus de 300 députés. Le 17 avril 2016, cette majorité avait fondu de plus de moitié. En quinze jours, et manifestement sans avoir la capacité ou la volonté de l’expliquer en séance publique, 200 députés ont « tourné leur veste ». Pourquoi ? De toute évidence pour abandonner les politiques sociales qui, pour être perpétuées, allaient nécessiter une plus grande solidarité nationale et donc de nouveaux impôts pour les plus riches. Le Brésil est en effet victime du retournement de la conjoncture internationale. La Chine, premier partenaire économique, achète moins de produits agricoles et de minerai de fer brésiliens. La FIESP, le puissant patronat de São Paulo, est entrée directement en campagne contre la présidente. Des chefs d’entreprise également, tout comme les églises évangélistes hostiles à toute libéralisation de l’IVG. Les classes moyennes ont soutenu le ras-le-bol à l’égard d’une présidente qui les a obligés à faire une place aux noirs et aux métis. Les lois sur les quotas à l’université pour les plus pauvres – noirs, indiens et métis –, l’obligation de déclaration du personnel de maison (7 à 8 millions de personnes en majorité noires et métisses), et les menaces d’imposition pour perpétuer des programmes sociaux dont les plus pauvres sont les principaux bénéficiaires, leur étaient devenues insupportables.

Le PMDB, allié du PT, a quitté la majorité le 29 mars 2016 et les ministres du PMDB ont démissionné. Seul Michel Temer, vice-président élu avec Dilma Rousseff en 2014, a maintenu une paradoxale solidarité institutionnelle. L’a-t-il fait par solidarité politique ? Vice-président sous la mandature précédente, candidat à sa réélection, il est en effet quelque part co-responsable de la présentation avantageuse du budget 2014. Mais paradoxe supplémentaire et dévoiement, moral comme politique, Michel Temer n’a pas démissionné pour ces raisons-là. Il est resté à son poste dans l’attente de la destitution de sa co-équipière de liste, afin dans ce jeu de chaises musicales aux sommets de l’Etat de lui prendre son siège.

Mais dans tout cela, quelle est la place de la corruption ?

La corruption est un mal endémique de la vie politique comme du quotidien des Brésiliens. La Conférence des évêques brésiliens a rappelé le 15 avril 2016 la nécessité d’un examen de conscience collectif. La grande presse et la justice, ont ciblé, à tort comme il a été dit, la présidente, et à raison un certain nombre de responsables du PT. L’offensive judiciaire, médiatique et politique a été d’une grande brutalité. Le 5 mars 2016, l’ex-président Lula da Silva, sans convocation préalable, a été conduit par la police à 6 heures du matin dans un commissariat de l’un des aéroports de São Paulo. Le juge responsable de cette décision insolite, Sergio Moro, a rendu publique, quelques jours plus tard, une écoute téléphonique de la présidente de la République avec son prédécesseur. Le Tribunal supérieur fédéral, informé des graves accusations de corruption visant le président du Congrès, Eduardo Cunha, depuis le 13 octobre 2015, a attendu le 6 mai 2016 pour le démettre de son mandat. Après donc qu’il ait mené à terme le vote de destitution de la Présidente. On l’a vu, une majorité d’élus est convaincue de faits de corruption. Pourtant, jusqu’ici, seules avancent les instructions, les mises en examen et les condamnations d’élus du PT.

Cette alternance peut-elle avoir des conséquences malgré tout positives pour le Brésil ?

Les auteurs de ce tour de passe-passe institutionnel font tout pour faire oublier leur arrivée dans le palais présidentiel par une porte dérobée. Aidés par de puissants moyens médiatiques et bénéficiant du soutien patronal, ils essaient de convaincre de leur bonne foi et de leurs bonnes intentions. Seule la bourse des valeurs de São Paulo a pour l’instant a réagi comme ils le souhaitaient. Le PT bien sûr, et ses alliés du PCdoB et du PDT sont vent debout. Mais aussi les syndicats, les mouvements sociaux et la grande majorité des artistes et des intellectuels. Les coupes budgétaires annoncées vont mobiliser la nouvelle opposition. Et la prise de pouvoir par effraction pourrait provoquer un redoutable effet boomerang, se retournant contre ses initiateurs. Les Etats-Unis et l’Union européenne sont restés dans un attentisme prudent, teinté chez certains d’une discrète empathie pour la nouvelle équipe. En Amérique latine, les dirigeants d’Argentine et du Mexique seuls ont manifesté compréhension et sympathie à l’égard d’une équipe aux ambitions néo-libérales rompant avec le souverainisme antérieur.

L’événement interpelle la gauche réformiste, latino-américaine comme européenne. Voire même, au-delà, tous ceux qui sont attachés au respect de la raison démocratique. C’est au nom de cela qu’Henrique Capriles, opposant vénézuélien, a condamné les conditions de l’alternance brésilienne.

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